Pensées (Pascal)/2e éd. Desprez/Préface

Étienne Périer
Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, qui ont esté trouvées après sa mort parmy ses papiers (1670)
Guillaume Desprez (p. iii-lxiii).

PREFACE,


Contenant de quelle manière ces Penſées ont éſté écrittes & recueillies ; ce qui en a fait retarder l’impreſſion ; quel éſtoit le deſſein de Monſieur Paſcal dans cet Ouvrage ; & de quelle ſorte il a paſſé les dernieres années de ſa vie.



Monsieur Pascal ayant quitté fort jeune l’eſtude des Mathématiques, de la Phyſique, & des autres ſciences profanes, dans leſquelles il avait fait un ſi grand progrès, qu’il y a eu aſſeurément peu de perſonnes qui ayent pénétré plus avant que lui dans les matières particulières qu’il en a traitées, il commença vers la trentième année de son âge à s’appliquer à des choses plus sérieuses & plus relevées, & à s’adonner uniquement, autant que sa santé le put permettre, à l’étude de l’Écriture des Pères, & de la Morale Chréthienne.

Mais quoiqu’il n’ait pas moins excellé dans ces sortes de sciences qu’il avait fait dans les autres, comme il l’a bien fait paraître par des ouvrages qui passent pour assez achevés en leur genre, on peut dire néanmoins que si Dieu eût permis qu’il eût travaillé quelque temps à celui qu’il avait dessein de faire sur la Religion, & auquel il voulait employer tout le reste de sa vie, cet ouvrage eût beaucoup surpassé tous les autres qu’on a vus de lui ; parce qu’en effet les vues qu’il avait sur ce sujet étaient infiniment au-dessus de celles qu’il avait sur toutes les autres choses.

Je crois qu’il n’y aura personne qui n’en soit facilement persuadé en voyant seulement le peu que l’on en donne à présent quelque imparfait qu’il paraisse, & principalement sachant la manière dont il y a travaillé, & toute l’histoire du recueil qu’on en a fait. Voici comment tout cela s’est passé.

Monsieur Pascal conçut le dessein de cet ouvrage plusieurs années avant sa mort : mais il ne faut pas néanmoins s’étonner qu’il fut si longtemps sans en rien mettre par écrit, car il avait toujours accoutumé de songer beaucoup aux choses, & de les disposer dans son esprit avant que de les produire au dehors, pour bien considérer & examiner avec soin celles qu’il fallait mettre les premières ou les dernières, & l’ordre qu’il leur devait donner à toutes, afin qu’elles pussent faire l’effet qu’il désirait. Et comme il avait une mémoire excellente & qu’on peut dire même prodigieuse, en sorte qu’il a souvent assuré qu’il n’avait jamais rien oublié de ce qu’il avait une fois bien imprimé dans son esprit ; lors qu’il s’était ainsi quelque temps appliqué à un sujet, il ne craignait pas que les pensées qui lui étaient venues lui pussent jamais échapper ; & c’est pourquoi il différait assez souvent de les écrire, soit qu’il n’en eût pas le loisir, soit que sa santé, qui a presque toujours été languissante & imparfaite, ne fût pas assez forte pour lui permettre de travailler avec application.

C’est ce qui a été cause que l’on a perdu à sa mort la plus grande partie de ce qu’il avait déjà conçu touchant son dessein. Car il n’a presque rien écrit des principales raisons dont il voulait se servir, des fondements sur lesquels il prétendait appuyer son ouvrage, & de l’ordre qu’il voulait y garder, ce qui était assurément très considérable. Tout cela était tellement gravé dans son esprit & dans sa mémoire, qu’ayant négligé de l’écrire lorsqu’il l’aurait peut-être pu faire, il se trouva, lorsqu’il l’aurait bien voulu, hors d’état d’y pouvoir du tout travailler.

Il se rencontra néanmoins une occasion il y a environ dix ou douze ans, en laquelle on l’obligea, non pas d’écrire ce qu’il avait dans l’esprit sur ce sujet là, mais d’en dire quelque chose de vive voix. Il le fit donc en présence et à la prière de plusieurs personnes très considérables des ses amis. Il leur développa en peu de mots le plan de tout son ouvrage : il leur représenta ce qui en devait faire le sujet et la matière : il leur en rapporta en abrégé les raisons et les principes : et il leur expliqua l’ordre et la suite des choses qu’il y voulait traiter. Et ces personnes qui sont aussi capables qu’on le puisse être de juger de ces sortes de choses, avouent qu’elles n’ont jamais rien entendu de plus beau, de plus fort, de plus touchant, ni de plus convaincant ; qu’elles en furent charmées ; et que ce qu’elles virent de ce projet & de ce dessin dans un discours de deux ou trois heures fait ainsi sur le champ et sans avoir été prémédité ni travaillé, leur fit juger ce que ce pourrait être un jour, s’il était jamais exécuté et conduit à la perfection par une personne dont elles connaissaient la force et la capacité, qui avait accoutumé de tant travailler tous ses ouvrages, qui ne se contentait presque jamais de ses premières pensées quelques bonnes qu’elles parussent aux autres, et qui a refait souvent jusqu’à huit ou dix fois des pièces que tout autre que lui trouvait admirables dès la première.

Après qu’il leur eut fait voir quelles sont les preuves qui font le plus d’impression sur l’esprit des hommes, et qui sont les plus propres à les persuader, il entreprit de montrer que la Religion Chrétienne avait autant de marques de certitude et d’évidence que les choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indubitables.

Pour entrer dans ce dessein, il commença d’abord par une peinture de l’homme, où il n’oublia rien de tout ce qui le pouvait faire connaître et au dedans et au dehors de lui-même jusqu’aux plus secrets mouvements de son cœur. Il supposa ensuite un homme qui ayant toujours vécu dans une ignorance générale, et dans l’indifférence à l’égard de toutes choses, et sur tout à l’égard de soi-même, vient enfin à se considérer dans ce tableau, et à examiner ce qu’il est. Il est surpris d’y découvrir une infinité de choses auxquelles il n’a jamais pensé, et il ne saurait remarquer sans étonnement et sans admiration tout ce que Monsieur Pascal lui fait sentir de sa grandeur et de sa bassesse, de ses avantages et de ses faiblesses, du peu de lumière qui lui reste, et des ténèbres qui l’environnent presque de toutes parts, et enfin de toutes les contrariétés étonnantes qui se trouvent dans sa nature. Il ne peut plus après cela demeurer dans l’indifférence, s’il a tant soit peu de raison ; et quelque insensible qu’il ait été jusqu’alors, il doit souhaiter, après avoir ainsi connu ce qu’il est, de connaître aussi d’où il vient, et ce qu’il doit devenir.

Monsieur Pascal l’ayant mis dans cette disposition de chercher à s’instruire sur un doute si important, il l’adresse premièrement aux Philosophes ; et c’est là qu’après lui avoir développé tout ce que les plus grands Philosophes de toutes les sectes ont dit sur le sujet de l’homme, il lui fait observer tant de défauts, tant de faiblesses, tant de contradictions, et tant de faussetés dans tout ce qu’ils en ont avancé, qu’il n’est pas difficile à cet homme de juger que ce n’est pas là où il s’en doit tenir.

Il lui fait ensuite parcourir tout l’Univers et tous les âges, pour lui faire remarquer une infinité de Religions qui s’y rencontrent : mais il lui fait voir en même temps par des raisons si fortes et si convaincantes, que toutes ces Religions ne sont remplies que de vanité, de folies, que d’erreurs, que d’égarements et d’extravagances, qu’il n’y trouve rien encore qui le puisse satisfaire.

Enfin il lui fait jeter les yeux sur le peuple Juif, et il lui en fait observer les circonstances si extraordinaires, qu’il attire facilement son attention. Après lui avoir représenté tout ce que ce peuple a de singulier, il s’arrête particulièrement à lui faire remarquer un livre unique par lequel il se gouverne, et qui comprend tout ensemble son histoire, sa loi, et sa Religion. À peine a-t-il ouvert ce livre, qu’il y apprend que le monde est l’ouvrage d’un Dieu, et que c’est ce même Dieu qui a créé l’homme à son image, et qui l’a doué de tous les avantages du corps et de l’esprit qui convenaient à cet état. Quoiqu’il n’ait rien encore qui le convainque de cette vérité, elle ne laisse pas de lui plaire ; et la raison seule suffit pour lui faire trouver plus de vraisemblance dans cette supposition qu’un Dieu est l’auteur des hommes et de tout ce qu’il y a dans l’Univers, que dans tout ce que ces mêmes hommes se sont imaginé par leurs propres lumières. Ce qui l’arrête en cet endroit est de voir par la peinture qu’on lui a faite de l’homme, qu’il est bien éloigné de posséder tous ces avantages qu’il a dû avoir lorsqu’il est sorti des mains de son auteur : mais il ne demeure pas longtemps dans ce doute ; car dès qu’il poursuit la lecture de ce même livre, il y trouve, qu’après que l’homme eût été créé de Dieu dans l’état d’innocence et avec toutes sortes de perfections, la première action qu’il fit fut de se révolter contre son Créateur, et d’employer tous les avantages qu’il en avait reçus pour l’offenser.

Monsieur Pascal lui fait alors comprendre que ce crime ayant été le plus grand de tous les crimes en toutes ses circonstances, il avait été puni non seulement dans ce premier homme, qui étant déchu par là de son état tomba tout d’un coup dans la misère, dans la faiblesse, dans l’erreur, et dans l’aveuglement ; mais encore dant tous ses descendants à qui ce même homme a communiqué et communiquera la corruption dans toute la suite des temps.

Il lui fait ensuite parcourir divers endroits de ce livre où il découvert cette vérité. Il lui fait prendre garde qu’il n’y est pus parlé de l’homme que par rapport à cet état de faiblesse et de désordre ; qu’il y est dit souvent que toute chair est corrompue, que les hommes sont abandonnés à leur sens, et qu’ils ont une pente au mal dès leur naissance. Il lui fait voir encore que cette première chute est la source non seulement de tout ce qu’il y a de plus incompréhensible dans la nature de l’homme, mais aussi d’une infinité d’effets qui sont hors de lui, et dont la cause lui est inconnue. Enfin il lui représente l’homme si bien dépeint dans tout ce livre, qu’il ne lui paraît plus différent de la première image qu’il lui a tracée.

Ce n’est pas assez d’avoir fait connaître à cet homme son état plein de misère. M. Pascal lui apprend encore, qu’il trouvera dans ce même livre de quoi se consoler. Et en effet, il lui fait remarquer qu’il y est dit que le remède est entre les mains de Dieu ; que c’est à lui que nous devons recourir pour avoir les forces qui nous manquent ; qu’il se laissera fléchir, et qu’il enverra même un libérateur aux hommes, qui satisfera pour eux, et qui réparera leur impuissance.

Après qu’il lui a expliqué un grand nombre de remarques très particulières sur le livre de ce peuple, il lui fait encore considérer que c’est le seul qui ait parlé dignement de l’Être souverain, et qui ait donné l’idée d’une véritable Religion. Il lui en fait concevoir les marques les plus sensibles qu’il applique à celles que ce livre a enseignées ; et il lui fait faire une attention particulière sur ce qu’elle fait consister l’essence de son culte dans l’amour du Dieu qu’elle adore ; ce qui est un caractère tout singulier, et qui la distingue visiblement de toutes les autres Religions, dont la fausseté paraît par le défaut de cette marque essentielle.

Quoique Monsieur Pascal, après avoir conduit si avant cet homme qu’il s’était proposé de persuader insensiblement, ne lui ait encore rien dit qui le puisse convaincre des vérités qu’il lui a fait découvrir, il l’a mis néanmoins dans la disposition de les recevoir avec plaisir pourvu qu’on puisse lui faire voir qu’il doit s’y rendre, et de souhaiter même de tout son cœur qu’elles soient solides et bien fondées, puis qu’il y trouve de si grands avantages pour son repos et pour l’éclaircissement de ses doutes. C’est aussi l’état où devrait être tout homme raisonnable, s’il était une fois bien entré dans la suite de toutes les choses que Monsieur Pascal vient de représenter : et il y a sujet de croire qu’après cela il se rendrait facilement à toutes les preuves qu’il apporta ensuite pour confirmer la certitude et l’évidence de toutes ces vérités importantes dont il avait parlé, et qui sont le fondement de la Religion Chrétienne qu’il avait dessein de persuader.

Pour dire en peu de mots quelque chose de ces preuves, après qu’il eût montré en général que les vérités dont il s’agissait étaient contenues dans un livre de la certitude duquel tout homme de bon sens ne pouvait douter, il s’arrêta principalement au livre Moïse où ces vérités sont particulièrement répandues ; et il fit voir par un très grand nombre de circonstances indubitables, qu’il était également impossible que Moïse eût laissé par écrit des choses fausses ; ou que le peuple à qui il les avait laissées s’y fût laissé tromper, quand même Moïse aurait été capable d’être fourbe.

Il parla aussi de tous les grands miracles qui sont rapportés dans ce livre ; et comme ils sont d’une grande conséquence pour la Religion qui y est enseignée, il prouva qu’il n’était pas possible qu’ils ne fussent vrais, non seulement par l’autorité du livre où ils sont contenus ; mais encore par toutes les circonstances qui les accompagnent, et qui les rendent indubitables.

Il fit voir encore de quelle manière toute la loi de Moïse était figurative : que tout ce qui était arrivé aux Juifs n’avait été que la figure des vérités accomplies à la venue du Messie ; et que le voile qui couvrait ces figures avait été levé, il était aisé d’en voir l’accomplissement et la consommation parfaite en faveur de ceux qui ont reçu Jésus-Christ.

Monsieur Pascal entreprit ensuite de prouver la vérité de la Religion par les prophéties ; et ce fut sur ce sujet qu’il s’étendit beaucoup plus que sur les autres. Comme il avait beaucoup travaillé là-dessus, et qu’il y a avait des vues qui lui étaient toutes particulières, il les expliqua d’une manière fort intelligible ; il en fit voir le sens et la suite avec une facilité merveilleuse ; et il les mit dans tout leur jour et dans toute leur force.

Enfin après avoir parcouru les livres de l’ancien Testament, et fait encore plusieurs observations convaincantes pour servir de fondements et de preuves à la vérité de la Religion, il entreprit encore de parler du nouveau Testament, et de tirer se preuves de la vérité même de l’Évangile.

Il commença par Jésus-Christ ; et quoi qu’il l’eût déjà prouvé invinciblement par les prophéties, et par toutes les figures de la loi dont on voyait en lui l’accomplissement parfait, il apporta encore beaucoup de preuves tirées de sa personne même, de ses miracles, de sa doctrine, et des circonstances de sa vie.

Il s’arrêta ensuite sur les Apôtres : et pour faire voir la vérité de la foi qu’ils ont publiée hautement partout ; après avoir établi qu’on ne pouvait les accuser de fausseté, qu’en supposant, ou qu’ils avaient été des fourbes, ou qu’ils avaient été trompés eux-mêmes ; il fit voir clairement que l’un et l’autre de ces suppositions était également impossible.

Enfin il n’oublia rien de tout ce qui pouvait servir à la vérité de l’histoire Évangélique, faisant de très belles remarques sur l’Évangile même, sur le style des Évangélistes, et sur leurs personnes ; sur les Apôtes en particulier, et sur leurs écrits ; sur le nombre prodigieux de miracles ; sur les Martyrs ; sur les Sains ; en un mot sur toutes les voies par lesquelles la Religion Chrétienne s’est entièrement établie. Et quoiqu’il n’eût pas le loisir dans un simple discours de traiter au long une si vaste matière, comme il avait dessein de le faire dans son ouvrage, il en dit néanmoins assez pour convaincre que tout cela ne pouvait être l’ouvrage des hommes, et qu’il n’y avait que Dieu seul qui eût pu conduire l’événement de tant d’effets différents qui concourent tous également à prouver d’une manière invincible la Religion qu’il est venu lui-même établir parmi les hommes.

Voilà en substance les principales choses dont il entreprit de parler dans ce discours, qu’il ne proposa à ceux qui l’entendirent que comme l’abrégé du grand ouvrage qu’il méditait : et c’est par le moyen d’un de ceux qui y furent présents qu’on a su depuis le peu que je viens d’en rapporter.

On verra parmi les fragments que l’on donne au public quelque chose de ce grand dessein de Monsieur Pascal : mais on y en verra bien peu ; et les choses mêmes que l’on y trouvera sont si imparfaites, si peu étendues, et si peu digérées, qu’elles ne peuvent donner qu’une idée très grossière de la manière dont il avait envie de les traiter.

Au reste il ne faut pas s’étonner si dans le peu qu’on en donne, on n’a pas gardé son ordre et la suite pour la distribution des matières. Comme on n’avait presque rien qui se suivit, il eût été inutile de s’attacher à cet ordre ; et l’on s’est contenté de les disposer à peu près en la manière qu’on a jugé être plus propre et plus convenable à ce que l’on en avait. On espère même qu’il y aura peu de personnes qui après avoir bien conçu une fois le dessein de Monsieur Pascal, ne suppléent d’eux-mêmes au défaut de cet ordre, et qui en considérant avec attention les diverses matières répandues dans ces fragments, ne jugent facilement où elles doivent être rapportées suivant l’idée de celui qui les avait écrites.

Si lon avait seulement ce discours là par écrit tout au long et en la manière qu’il fut prononcé, l’on aurait quelque sujet de se consoler de la perte de cet ouvrage, et l’on pourrait dire qu’on en aurait au moins un petit échantillon quoi que fort imparfait. Mais Dieu n’a pas permis qu’il nous ait laissé ni l’un ni l’autre. Car peu de temps après il tomba malade d’une maladie de langueur et de faiblesse qui dura les quatre dernières années de sa vie, et qui, quoi qu’ele parût fort peu au dehors, et qu’elle ne l’obligeât pas de garder le lit ni la chambre, ne laissait pas de l’incommoder beaucoup, et de le rendre presque incapable de s’appliquer à quoi que ce fût : de sorte que le plus grand soin et la principale occupation de ceux qui étaient près de lui, était de le détourner d’écrire, et même de parler de tout ce qui demandait quelque application et quelque contention d’esprit, et de ne l’entretenir que de choses indifférentes et incapables de le fatiguer.

C’est néanmoins pendant ces quatre années de langueur et de maladie qu’il a fait et écrit tout ce que l’on a de lui de cet ouvrage qu’il méditait, et tout ce que l’on en donne au public. Car, quoi qu’il attendît que sa santé fût entièrement rétablie pour y travailler tout de bon, et pour écrire les choses qu’il avait déjà digérées et disposées dans son esprit ; cependant lorsqu’il lui survenait quelques nouvelles pensées, quelques vues, quelques idées, ou même quelque tour, et quelques expressions qu’il prévoyait lui pouvoir un jour servir pour son dessein, comme il n’était pas alors en état de s’y appliquer aussi fortement qu’il faisait quand il se portait bien, ni de les imprimer dans son esprit et dans sa mémoire, il aimait mieux en mettre quelque chose par écrit pour ne le pas oublier ; et pour cela il prenait le premier morceau de papier qu’il trouvait sous sa main sur lequel il mettait sa pensée en peu de mots, et fort souvent même seulement à demi mot ; car il ne l’écrivait que pour lui ; et c’est pourquoi il se contentait de le faire fort légèrement pour ne pas se fatiguer l’esprit, et d’y mettre seulement les choses qui étaient nécessaires pour le faire re-souvenir des vues et des idées qu’il avait.

C’est ainsi qu’il a fait la plupart des fragments qu’on trouvera dans ce recueil ; de sorte qu’il ne faut pas s’étonner s’il y en a quelques uns qui semblent assez imparfaits, trop courts, et trop peu expliqués, et dans lesquels on peut même trouver des termes et des expressions moins propres et moins élégantes. Il arrivait néanmoins quelquefois qu’ayant la plume à la main il ne pouvait s’empêcher en suivant son inclination de pousser ses pensées, et de les étendre un peu davantage, quoique ce ne fut jamais avec la force et l’application d’esprit qu’il aurait pu faire en parfaite santé. Et c’est pourquoi l’on en trouvera aussi quelques unes plus étendues et mieux écrites, et des Chapitres plus suivis et plus parfaits que les autres.

Voilà de quelle manière ont été écrites ces pensées. Et je crois qu’il n’y aura personne qui ne juge facilement par ces légers commencements et par ces faibles essais d’une personne malade, qu’il n’avait écrits que pour lui seul et pour se remettre dans l’esprit des pensées qu’il craignait de perdre, et qu’il na jamais revus ni retouchés, quel eût été l’ouvrage entier si Monsieur Pascal eût pu recouvrer sa parfaite santé et y mettre la dernière main, lui qui savait disposer les choses dans un si beau jour et un si bel ordre, qui donnait un tour si particulier, si noble, et si relevé à tout ce qu’il voulait dire, qui avait dessein de travailler cet ouvrage plus que tous ceux qu’il avait jamais faits, qui y voulait employer toute la force d’esprit et tous les talents que Dieu lui avait donnés, et duquel il a dit souvent qu’il lui fallait dix ans de santé pour l’achever.

Comme l’on savait le dessein qu’avait Monsieur Pascal de travailler sur la Religion, l’on eut un très grand soin après sa mort de recueillir tous les écrits qu’il avait faits sur cette matière. On les trouva tous ensemble enfilés en diverses liasses, mais sans aucun ordre et sans aucune suite, parce que, comme je l’ai déjà remarqué, ce n’était que les premières expressions de ses pensées qu’il écrivait sur de petits morceaux de papier à mesure qu’elles lui venaient dans l’esprit. Et tout cela était si imparfait et si mal écrit qu’on a eu toutes les peines du monde à le déchiffrer.

La première chose que l’on fit fut de les faire copier tels qu’ils étaient et dans la même confusion qu’on les avait trouvés. Mais lorsqu’on le vit en cet état, et qu’on eut plus de facilité de les lire et de les examiner que dans les originaux, il parurent d’abord si informes, si peu suivis, et la plupart si peu expliqués, qu’on fut fort longtemps sans penser du tout à les faire imprimer, quoique plusieurs personnes de très grande considération le demandassent souvent avec des instances et des sollicitations fort pressantes : parce que l’on jugeait bien l’on ne pouvait pas remplir l’attente et l’idée que tout le monde avait de cet ouvrage dont l’on avait déjà entendu parler, en donnant ces écrits en l’état qu’ils étaient.

Mais enfin on fut obligé de céder à l’impatience et au grand désir que tout le monde témoignait de les voir imprimés. Et l’on s’y porta d’autant plus aisément que l’on crut que ceux qui les liraient seraient assez équitables pour faire le discernement d’un dessein ébauché d’avec une pièce achevée, et pour juger de l’ouvrage par l’échantillon quelque imparfait qu’il fût. Et ainsi l’on se résolut de les donner au public. Mais comme il y avait plusieurs manières de l’exécuter, l’on a été quelque temps à se déterminer sur celle que l’on devait prendre.

La première qui vint dans l’esprit et celle qui était sans doute la plus facile, était de les faire imprimer tout de suite dans le même état qu’on les avait trouvés. Mais l’on jugea bientôt que de le faire de cette sorte, c’eût été perdre presque tout le fruit qu’on en pouvait espérer ; parce que les pensées plus parfaites, plus suivies, plus claires, et plus étendues étant mêlées, et comme absorbées parmi tant d’autres imparfaites, obscures, à demi digérées, et quelques unes même presque inintelligibles à tout autre qu’à celui qui les avait écrites, il y avait tout sujet de croire que les unes feraient rebuter les autres, et que l’on ne considérerait ce volume grossi inutilement de tant de pensées imparfaites que comme un amas confus, sans ordre, sans suite, et qui ne pouvait servir à rien.

Il y avait une autre manière de donner ces écrits au public, qui était d’y travailler auparavant, d’éclaircir les pensées obscures, d’achever celles qui étaient imparfaites, et, en prenant dans tous ces fragments le dessein de Monsieur Pascal, de suppléer en quelque sorte l’ouvrage qu’il voulait faire. Cette voie eût été assurément la plus parfaite ; mais il était aussi très difficile de la bien exécuter. L’on s’y est néanmoins arrêté assez longtemps, et l’on avait en effet commencé à y travailler. Mais enfin l’on s’est résolu de la rejeter aussi bien que la première ; parce que l’on a considéré qu’il était presque impossible de bien entrer dans la pensée et dans le dessein d’un auteur, et surtout d’un auteur mort, et que ce n’eût pas été donner l’ouvrage de Monsieur Pascal, mais un ouvrage tout différent.

Ainsi pour éviter les inconvénients qui se trouvaient dans l’une et l’autre de ces manières de faire paraître ces écrits, l’on en a choisi une entre deux qui est celle que l’on a suivie dans ce recueil. L’on a pris seulement parmi ce grand nombre de pensées celles qui ont paru les plus claires et les plus achevées, et on les donne telles qu’on les a trouvées sans y rien ajouter ni changer, si ce n’est qu’au lieu qu’elles étaient sans suite, sans liaison, et dispersées confusément de côté et d’autre, on les a mises dans quelque sorte d’ordre, et réduit sous les mêmes titres celles qui étaient sur les mêmes sujets : et l’on a supprimé toutes les autres qui étaient ou trop obscures, ou trop imparfaites.

Ce n’est pas qu’elles ne continssent aussi de très belles choses, et qu’elles ne fussent capable de donner de grandes vues à ceux qui les entendraient bien. Mais comme l’on ne voulait pas travailler à les éclaircir et à les achever, elles eussent été entièrement inutiles en l’état qu’elles sont. Et afin que l’on en ait quelque idée j’en rapporterai ici seulement une pour servir d’exemple, et par laquelle on pourra juger de toutes les autres que l’on a retranchées. Voici donc qu’elle est cette pensée, et en quel état on l’a trouvée parmi ces fragments : Un artisan qui parle des richesses, un Procureur qui parle de la guerre, de la Royauté, etc. Mais le riche parle bien des richesses, le Roi parle froidement d’un grand don qu’il vient de faire, et Dieu parle bien de Dieu.

Il y a dans ce fragment une fort belle pensée ; mais il y a peu de personnes qui la puissent voir, parce qu’elle y est expliquée très imparfaitement et d’une manière fort obscure, fort courte, et fort abrégée : en sorte que si on ne lui avait souvent ouï dire de bouche la même pensée, il serait difficile de la reconnaître dans une expression si confuse et si embrouillée. Voici à peu près en quoi elle consiste.

Il avait fait plusieurs remarques très particulières sur le style de l’Écriture et principalement de l’Évangile, et il y trouvait des beautés que peut-être personne n’avait remarquées avant lui. Il admirait entre autres choses la naïveté, la simplicité, et pour le dire ainsi la froideur avec laquelle il semble que Jésus-Christ y parle des choses les plus grandes et les plus relevées, comme sont, par exemple, le Royaume de Dieu, la gloire que posséderont les Saints dans le ciel, les peines de l’enfer, sans s’y étendre, comme ont fait les Pères, et tous ceux qui ont écrit sur ces matières. Et il disait que la véritable cause de cela était que ces choses qui à la vérité sont infiniment grandes et relevées à notre égard, ne le sont pas de même à l’égard de Jésus-Christ, et qu’ainsi il ne faut pas trouver étrange qu’il en parle de cette sorte sans étonnement et sans admiration ; comme l’on voit sans comparaison qu’un Général d’armée parle tout simplement et sans s’émouvoir du siège d’une place importante, et du gain d’une grande bataille ; et qu’un Roi parle froidement d’une somme de quinze ou vingt millions, dont un particulier et un artisan ne parleraient qu’avec de grandes exagérations.

Voilà quelle est la pensée qui est contenue et renfermée sous le peu de paroles qui composent ce fragment ; et cette considération jointe à quantité d’autres semblables pouvait servir assurément dans l’esprit des personnes raisonnables, et qui agissent de bonne foi, de quelque preuve de la divinité de Jésus-Christ.

Je crois que ce seul exemple peut suffire non seulement pour faire juger quels sont à peu près les autres fragments qu’on a retranchés, mais aussi pour faire voir le peu d’application, et la négligence pour ainsi dire, avec laquelle ils ont presque tous été écrits ; ce qui doit bien convaincre de ce que j’ai dit ; que Monsieur Pascal ne les avait écrits en effet que pour lui seul, et sans aucune pensée qu’ils dussent jamais paraître en cet état. Et c’est aussi ce qui fait espérer que l’on sera assez porté à excuser les défauts qui s’y pourront rencontrer.

Que s’il se trouve encore dans ce recueil quelques pensées un peu obscures, je pense que pour peu qu’on s’y veuille appliquer on les comprendra néanmoins très facilement, et qu’on demeurera d’accord que ce ne sont pas les moins belles, et qu’on a mieux fait de les donner telles qu’elles sont, que de les éclaircir par un grand nombre de paroles qui n’auraient servi qu’à les rendre traînantes et languissantes, et qui en auraient ôté une des principales beautés qui consiste à dire beaucoup de choses en peu de mots.

L’on en peut voir un exemple dans un des fragments du Chapitre des Preuves de Jésus-Christ par les prophéties, qui est conçu en ces termes : Les Prophètes sont mêlés de prophéties particulières, et de celles du Messie ; afin que les prophéties du Messie ne fussent pas sans preuves, et que les prophéties particulières ne fussent pas sans fruit. Il rapporte dans ce fragment la raison pour laquelle les Prophètes qui n’avaient en vue que le Messie, et qui semblaient ne devoir prophétiser que de lui et de ce qui le regardait, ont néanmoins souvent prédit des choses particulières qui paraissaient assez indifférentes et inutiles à leur dessein. Il dit que c’était afin que ces événements particuliers s’accomplissant de jour en jour aux yeux de tout le monde en la manière qu’ils les avaient prédits, il fussent incontestablement reconnus pour Prophètes, et qu’ainsi l’ont ne pût douter de la vérité et de la certitude de toutes les choses qu’ils prophétisaient du Messie. De sorte que par ce moyen les prophéties du Messie tiraient en quelque façon leurs preuves et leur autorité de ces prophéties particulières vérifiées et accomplies ; et ces prophéties particulières servant ainsi à prouver et à autoriser celles du Messie, elles n’étaient pas inutiles et infructueuses. Voilà le sens de ce fragment étendu et développé. Mais il n’y a sans doute personne qui ne prît bien plus de plaisir de le découvrir soi-même dans ces paroles obscures, que de le voir ainsi éclairci et expliqué.

Il est encore ce me semble assez à propos pour détromper quelques personnes qui pourraient peut-être s’attendre de trouver ici des preuves et des démonstrations géométriques de l’existence de Dieu, de l’immortalité de l’âme, et de plusieurs autres articles de la foi Chrétienne ; de les avertir que ce n’était pas là le dessein de Monsieur Pascal. Il ne prétendait point prouver toutes ces vérités de la Religion par de telles démonstrations fondées sur des principes évidents capables de convaincre l’obstination des plus endurcis, ni par des raisonnements métaphysiques qui souvent égarent plus l’esprit qu’ils ne le persuadent, ni par des lieux communs tirés de divers effets de la nature ; mais par des preuves morales qui vont plus au cœur qu’à l’esprit. C’est à dire qu’il voulait plus travailler à toucher et à disposer le cœur, qu’à convaincre et à persuader l’esprit ; parce qu’il savait que les passions et les attachements vicieux qui corrompent le cœur et la volonté sont les plus grands obstacles et les principaux empêchements que nous ayons à la foi, et que pourvu qu’on pût lever ces obstacles il n’était pas difficile de faire recevoir à l’esprit les lumières et les raisons qui pouvaient le convaincre.

L’on sera facilement persuadé de tout cela en lisant ces écrits. Mais Monsieur Pascal s’en est encore expliqué lui-même dans un des fragments qui a été trouvé parmi les autres, et que l’on n’a point mis dans ce recueil. Voici ce qu’il dit dans ce fragment : Je n’entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles ou l’existence de Dieu, ou la Trinité, ou l’immortalité de l’âme, ni aucune des choses de cette nature ; non seulement parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis ; mais encore parce que cette connaissance sans Jésus-Christ est inutile et stérile. Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles, et dépendantes d’une première vérité en qui elles subsistent et qu’on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut.

L’on s’étonnera peut-être aussi de trouver dans ce recueil une si grande diversité de pensées, dont il y en a même plusieurs qui semblent assez éloignées du sujet que Monsieur Pascal avait entrepris de traiter. Mais il faut considérer que son dessein était bien plus ample et plus étendu que l’on ne se l’imagine, et qu’il ne se bornait pas seulement à réfuter les raisonnements des athées, et de ceux qui combattent quelques-unes des vérités de la foi Chrétienne. Le grand amour et l’estime singulière qu’il avait pour la Religion faisait que non seulement il ne pouvait souffrir qu’on la voulût détruire et anéantir tout a fait, mais même qu’on la blessât et qu’on la corrompît en la moindre chose. De sorte qu’il voulait déclarer la guerre à tous ceux qui en attaquent ou la vérité ou la sainteté ; c’est à dire non seulement aux athées, aux infidèles, et aux hérétiques qui refusent de soumettre les fausses lumières de leur raison à la foi, et de reconnaître les vérités qu’elle nous enseigne ; mais même aux Chrétiens et aux Catholiques, qui étant dans le corps de la véritable Église ne vivent pas néanmoins selon la pureté des maximes de l’Évangile qui nous y sons proposées comme le modèle sur lequel nous devons régler et conformer toutes nos actions.

Voilà quel était son dessein ; et ce dessein était assez vaste et assez grand pour pouvoir comprendre la plupart des choses qui sont répandues dans ce recueil. Il s’y en pourra néanmoins trouver quelques-unes qui n’y ont nul rapport, et qui en effet n’y étaient pas destinées, comme par exemple la plupart de celles qui sont dans le Chapitres des Pensées diverses, lesquelles on a aussi trouvées parmi les papiers de Monsieur Pascal, et que l’on a jugé à propos de joindre aux autres ; parce que l’on ne donne pas ce livre-ci simplement comme un ouvrage fait contre les athées ou sur la Religion, mais comme un recueil de Pensées de Monsieur Pascal sur la Religion, et sur quelques autres sujets.

Je pense qu’il ne reste plus pour achever cette Préface que de dire quelque chose de l’auteur après avoir parlé de son ouvrage. Je crois que non seulement cela sera assez à propos, mais que ce que j’ai dessein d’en écrire pourra même être très utile pour faire connaître comment Monsieur Pascal est entré dans l’estime et dans les sentiments qu’il avait pour la Religion, qui lui firent concevoir le dessein d’entreprendre cet ouvrage.

L’on a déjà rapporté en abrégé dans la Préface des Traités de l’équilibre des liqueurs, et de la pesanteur de l’air, de quelle manière il a passé sa jeunesse, et le grand progrès qu’il y fit en peu de temps dans toutes les sciences humaines et profanes auxquelles il voulut s’appliquer, et particulièrement en la Géométrie et aux Mathématiques ; la manière étrange et surprenante dont il les apprit à l’âge d’onze ou douze ans ; les petits ouvrages qu’il faisait quelquefois et qui surpassaient toujours beaucoup la force et la portée d’une personne de son âge, l’effort étonnant et prodigieux de son imagination et de son esprit qui parut dans sa machine d’Arithmétique qu’il inventa âgé seulement de dix-neuf à vingt ans ; et enfin les belles expériences du vide qu’il fit en présence des personnes les plus considérables de la ville de Rouen où il demeura quelque temps, pendant que Monsieur le Président Pascal son père y était employé pour le service du Roi dans la fonction d’intendant de Justice. Ainsi je ne respecterai rien ici de tout cela ; et je me contenterai seulement de représenter en peu de mots comment il a méprisé toutes ces choses, et dans quel esprit il a passé les dernières années de sa vie ; en quoi il n’a pas moins fait paraître la grandeur, et la solidité de sa vertu, et de sa piété, qu’il avait montré auparavant la force, l’étendue, et la pénétration admirable de son esprit.

Il avait été préservé pendant sa jeunesse par une protection particulière de Dieu des vices où tombent la plupart des jeunes gens ; et ce qui est assez extraordinaire à un esprit aussi curieux que le sien, il ne s’était jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la Religion, ayant toujours borné sa curiosité aux choses naturelles. Et il a dit plusieurs fois qu’il joignait cette obligation à toutes les autres qu’il avait à Monsieur son père, qui ayant lui-même un très grand respect pour la Religion, le lui avait inspiré dès l’enfance, lui donnant pour maxime que tout ce qui est l’objet de la foi ne saurait l’être de la raison, et beaucoup moins y être soumis.

Ces instructions qui lui étaient souvent réitérées par un père pour qui il avait une très grande estime, et en qui il voyait une grande science accompagnée d’un raisonnement fort et puissant, faisaient tant d’impression sur son esprit, que quelques discours qu’il entendît faire aux libertins, il n’en était nullement ému ; et quoi qu’il fût fort jeune, il les regardait comme des gens qui étaient dans ce faux principe que la raison humaine est au dessus de toutes choses, et qui ne connaissaient pas la nature de la foi.

Mais enfin après avoir ainsi passé sa jeunesse dans des occupations et des divertissements qui paraissaient assez innocents aux yeux du monde, Dieu le toucha de telle sorte, qu’il lui fit comprendre parfaitement que la Religion Chrétienne nous oblige à ne vivre que pour lui, et à n’avoir point d’autre objet que lui. Et cette vérité lui parut si évidente, si utile, et si nécessaire, qu’elle le fit résoudre de se retirer, et de se dégager peu à peu de tous les attachements qu’il avait au monde pour pouvoir s’y appliquer uniquement.

Ce désir de la retraite et de mener une vie plus Chrétienne et plus réglée lui vint alors qu’il était encore fort jeune ; et il le porta dès lors à quitter entièrement l’étude des sciences profanes, pour ne s’appliquer plus qu’à celles qui pouvaient contribuer à son salut et à celui des autres. Mais de continuelles maladies qui lui survinrent le détournèrent quelque temps de son dessein, et l’empêchèrent de le pouvoir exécuter plus tôt qu’à l’âge de trente ans.

Ce fut alors qu’il commença à y travailler tout de bon ; et pour y parvenir plus facilement, et rompre tout d’un coup toutes ses habitudes, il changea de quartier, et ensuite se retira à la campagne, où il demeura quelque temps ; d’où étant de retour il témoigna si bien qu’il voulait quitter le monde, qu’enfin le monde le quitta. Il établit le règlement de sa vie dans sa retraite sur deux maximes principales, qui sont de renoncer à tout plaisir, et à toute superfluité. Il les avait sans cesse devant les yeux, et il tâchait de s’y avancer et de s’y perfectionner toujours de plus en plus.

C’est l’application continuelle qu’il avait à ces deux grandes maximes qui lui faisait témoigner une si grande patience dans ses maux et dans ses maladies qui ne l’ont presque jamais laissé sans douleur pendant toute sa vie : qui lui faisait pratiquer des mortifications très rudes et très sévères envers lui-même : qui faisait que non seulement il refusait à ses sens sens tout ce qui pouvait leur être agréable, mais encore qu’il prenait sans peine, sans dégoût, et même avec joie, lorsqu’il le fallait, tout ce qui leur pouvait déplaire, soit pour la nourriture, soit pour les remèdes : qui le portait à se retrancher tous les jours de plus en plus tout ce qu’il ne jugeait pas lui être absolument nécessaire, soit pour le vêtement, soit pour la nourriture, pour les meubles, et pour toutes les autres choses : qui lui donnait un amour si grand et si ardent pour la pauvreté, qu’elle lui était toujours présente, et que lorsqu’il voulait entreprendre quelque chose la première pensée qui lui venait en l’esprit était de voir si la pauvreté y pouvait être pratiquée ; et qui lui faisait avoir en même temps tant de tendresse et tant d’affection pour les pauvres qu’il ne leur a jamais pu refuser l’aumône, et qu’il en a fait même fort souvent d’assez considérables, quoi qu’il n’en fît que de son nécessaire : qui faisait qu’il ne pouvait souffrir qu’on cherchât avec soin toutes ses commodités ; et qu’il blâmait tant cette recherche curieuse et cette fantaisie de vouloir exceller en tout, comme de se servir en toutes choses des meilleurs ouvriers, d’avoir toujours du meilleur et du mieux fait, et mille autres choses semblables qu’on fait sans scrupule parce qu’on ne croit pas qu’il y ait de mal, mais dont il ne jugeait pas de même : et enfin qui lui a fait faire plusieurs actions très remarquables et très Chrétiennes, que je ne rapporte pas ici de peur d’être trop long, et parce que mon dessein n’est pas de faire une vie, mais seulement de donner quelque idée de la piété et de la vertu de Monsieur Pascal à ceux qui ne l’ont pas connu ; car pour ceux qui l’ont vu, et qui l’ont un peu fréquenté pendant les dernières années de sa vie je ne prétends pas leur rien apprendre par là ; et je crois qu’ils jugeront bien au contraire, que j’aurais pu dire encore beaucoup d’autres choses que je passe sous silence.