Pensées (Pascal)/2e éd. Desprez/III

Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, qui ont esté trouvées après sa mort parmy ses papiers (1670)
Guillaume Desprez (p. 30-45).

III.

Véritable Religion prouvée par les contrariétés qui sont dans l’homme, et par le péché originel.



Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles, qu’il faut nécessairement que la véritable Religion nous enseigne, qu’il y a en lui quelque grand principe de grandeur, et en même temps quelque grand principe de misère. Car il faut que la véritable Religion connaisse à fond notre nature, c’est-à-dire qu’elle connaisse tout ce qu’elle a de grand, et tout ce qu’elle a de misérable, et la raison de l’un et de l’autre. Il faut encore qu’elle nous rende raison des étonnantes contrariétés qui s’y rencontrent. S’il y a un seul principe de tout, une seule fin de tout, il faut que la vraie Religion nous enseigne à n’adorer que lui, et à n’aimer que lui. Mais comme nous nous trouvons dans l’impuissance d’adorer ce que nous ne connaissons pas, et d’aimer autre chose que nous, il faut que la Religion qui instruit de ces devoirs nous instruise aussi de cette impuissance, et qu’elle nous en apprenne les remèdes.

Il faut pour rendre l’homme heureux qu’elle lui montre qu’il y a un Dieu, qu’on est obligé de l’aimer, que notre véritable félicité est d’être à lui, et notre unique mal d’être séparé de lui. Il faut qu’elle nous apprenne que nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l’aimer, et qu’ainsi nos devoirs nous obligeant d’aimer Dieu, et notre concupiscence nous en détournant, nous sommes pleins d’injustice. Il faut qu’elle nous rende raison de l’opposition que nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut qu’elle nous en enseigne les remèdes, et les moyens d’obtenir ces remèdes. Qu’on examine sur cela toutes les Religions, et qu’on voie s’il y en a une autre que la Chrétienne qui y satisfasse.

Sera-ce celle qu’enseignaient les Philosophes qui nous proposent pour tout bien un bien qui est en nous ? Est-ce là le vrai bien ? Ont-ils trouvé le remède à nos maux ? Est-ce avoir guéri la présomption de l’homme que de l’avoir égalé à Dieu ? Et ceux qui nous ont égalé aux bêtes, et qui nous ont donné les plaisirs de la terre pour tout bien ont-ils apporté le remède à nos concupiscences ? Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns ; voyez celui auquel vous ressemblez, et qui vous a fait pour l’adorer. Vous pouvez vous rendre semblable à lui ; la sagesse vous y égalera, si vous voulez la suivre. Et les autres disent : Baissez vos yeux vers la terre, chétif ver que vous êtes, et regardez les bêtes dont vous êtes le compagnon. Que deviendra donc l’homme ? Sera-t-il égal à Dieu ou aux bêtes ? Quelle effroyable distance ! Que ferons-nous donc ? Quelle Religion nous enseignera à guérir l’orgueil, et la concupiscence ? Quelle Religion nous enseignera notre bien, nos devoirs, les faiblesses qui nous en détournent, les remèdes qui les peuvent guérir, et le moyen d’obtenir ces remèdes ? Voyons ce que nous dit sur cela la Sagesse de Dieu, qui nous parle dans la Religion Chrétienne.

C’est en vain, ô homme, que vous cherchez dans vous-même le remède à vos misères. Toutes vos lumières ne peuvent arriver qu’à connaître que ce n’est point en vous que vous trouverez ni la vérité ni le bien. Les Philosophes vous l’ont promis ; ils n’ont pu le faire. Ils ne savent ni quel est votre véritable bien, ni quel est votre véritable état. Comment auraient-ils donné des remèdes à vos maux, puisqu’ils ne les ont pas seulement connus ? Vos maladies principales sont l’orgueil qui vous soustrait à Dieu, et la concupiscence qui vous attache à la terre ; et ils n’ont fait autre chose qu’entretenir au moins une de ces maladies. S’ils vous ont donné Dieu pour objet, ce n’a été que pour exercer votre orgueil. Ils vous ont fait penser que vous lui êtes semblables par votre nature. Et ceux qui ont vu la vanité de cette prétention vous ont jeté dans l’autre précipice en vous faisant entendre que votre nature était pareille à celle des bêtes, et vous ont porté à chercher votre bien dans les concupiscences qui sont le partage des animaux. Ce n’est pas là le moyen de vous instruire de vos injustices. N’attendez donc ni vérité ni consolation des hommes. Je suis celle qui vous ai formé, et qui puis seule vous apprendre qui vous êtes. Mais vous n’êtes plus maintenant en l’état où je vous ai formé. J’ai créé l’homme saint, innocent, parfait. Je l’ai rempli de lumière et d’intelligence. Je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L’œil de l’homme voyait alors la Majesté de Dieu. Il n’était pas dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité, et dans les misères qui l’affligent. Mais il n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se rendre centre de lui-même, et indépendant de mon secours. Il s’est soustrait à ma domination : et s’égalant à moi par le désir de trouver la félicité en lui-même, je l’ai abandonné à lui ; et révoltant toutes les créatures qui lui étaient soumises, je les lui ai rendues ennemies ; en sorte qu’aujourd’hui l’homme est devenu semblable aux bêtes, et dans un tel éloignement de moi qu’à peine lui reste-t-il quelque lumière confuse de son auteur, tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées. Les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison l’ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l’affligent ou le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par leur force, ou en le charmant par leurs douceurs, ce qui est encore une domination plus terrible et plus impérieuse.

[§] Voilà l’état où les hommes sont aujourd’hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature ; et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature.

[§] De ces principes que je vous ouvre vous pouvez reconnaître la cause de tant de contrariétés qui ont étonné tous les hommes, et qui les ont partagés.

[§] Observez maintenant tous les mouvements de grandeur et de gloire que ce sentiment de tant de misères ne peut étouffer, et voyez s’il ne faut pas que la cause en soit une autre nature.

[§] Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous-même. Humiliez-vous, raison impuissante ; taisez-vous, nature imbécile ; apprenez que l’homme passe infiniment l’homme ; et entendez de votre Maître votre condition véritable que vous ignorez.

[§] Car enfin si l’homme n’avait jamais été corrompu il jouirait de la vérité et de la félicité avec assurance. Et si l’homme n’avait jamais été que corrompu il n’aurait aucune idée ni de la vérité ni de la béatitude. Mais malheureux que nous sommes, et plus que s’il n’y avait aucune grandeur dans notre condition, nous avons une idée du bonheur, et ne pouvons y arriver ; nous sentons une image de la vérité, et ne possédons que le mensonge ; incapables d’ignorer absolument, et de savoir certainement ; tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement tombés.

[§] Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois en l’homme un véritable bonheur dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, en cherchant dans les choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, et que les unes et les autres sont incapables de lui donner, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable ?

[§] Chose étonnante cependant, que le mystère le plus éloigné de notre connaissance qui est celui de la transmission du péché originel soit une chose dans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de nous-mêmes. Car il est sans doute qu’il n’y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui étant si éloignés de cette source semblent incapables d’y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement impossible, il nous semble même très injuste. Car qu’y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour un péché où il paraît avoir eu si peu de part qu’il est commis six mille ans avant qu’il fût en être ? Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant sans ce mystère le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses tours et ses plis dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme.

[§] Le péché originel est une folie devant les hommes ; mais on le donne pour tel. On ne doit donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisqu’on ne prétend pas que la raison y puisse atteindre. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des homme, Quod stultum est Dei sapientius est hominibus. Car sans cela que dira-t-on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s’en fût-il aperçu par sa raison, puisque c’est une chose au-dessus de sa raison ; et que sa raison bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne quand on le lui présente ?

[§] Ces deux états d’innocence, et de corruption étant ouverts il est impossible que nous ne les reconnaissions pas.

[§] Suivons nos mouvements, observons-nous nous-mêmes, et voyons si nous n’y trouverons pas les caractères vivants de ces deux natures.

[§] Tant de contradictions se trouveraient elles dans un sujet simple ?

[§] Cette duplicité de l’homme est si visible qu’il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes, un sujet simple leur paraissant incapable de telles et si soudaines variétés, d’une présomption démesurée à un horrible abattement de cœur.

[§] Ainsi toutes ces contrariétés qui semblaient devoir le plus éloigner les hommes de la connaissance d’une Religion, sont ce qui les doit plutôt conduire à la véritable.

Pour moi j’avoue qu’aussitôt que la Religion Chrétienne découvre ce principe que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à voir partout le caractère de cette vérité. Car la nature est telle qu’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l’homme, et hors de l’homme.

[§] Sans ces divines connaissances qu’ont pu faire les hommes, sinon ou s’élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou s’abattre dans la vue de leur faiblesse présente ? Car ne voyant pas la vérité entière ils n’ont pu arriver à une parfaite vertu ; les uns considérant la nature comme incorrompue, les autres comme irréparable. Ils n’ont pu fuir ou l’orgueil, ou la paresse qui sont les deux sources de tous les vices ; puisqu’ils ne pouvaient sinon ou s’y abandonner par lâcheté, ou en sortir par l’orgueil. Car s’ils connaissaient l’excellence de l’homme, ils en ignoraient la corruption ; de sorte qu’ils évitaient bien la paresse, mais ils se perdaient dans l’orgueil. Et s’ils reconnaissaient l’infirmité de la nature, ils en ignoraient la dignité ; de sorte qu’ils pouvaient bien en éviter la vanité, mais c’était en se précipitant dans le désespoir.

De là viennent les diverses sectes des Stoïciens et des Épicuriens, des Dogmatistes et des Académiciens, etc. La seule Religion Chrétienne a pu guérir ces deux vices ; non pas en chassant l’un par l’autre par la sagesse de la terre ; mais en chassant l’un et l’autre par la simplicité de l’Évangile. Car elle apprend aux justes qu’elle élève jusqu’à la participation de la Divinité même, qu’en ce sublime état ils portent encore la source de toute la corruption qui les rend durant toute leur vie sujets à l’erreur, à la misère, à la mort, au péché ; et elle crie aux plus impies qu’ils sont capables de la grâce de leur Rédempteur. Ainsi donnant à trembler à ceux qu’elle justifie, et consolant ceux qu’elle condamne, elle tempère avec tant de justesse la crainte avec l’espérance par cette double capacité qui est commune à tous et de la grâce et du péché, qu’elle abaisse infiniment plus que la seule raison ne peut faire, mais sans désespérer ; et qu’elle élève infiniment plus que l’orgueil de la nature, mais sans enfler ; faisant bien voir par là qu’étant seule exempte d’erreur et de vice, il n’appartient qu’à elle et d’instruire et de corriger les hommes.

[§] Le Christianisme est étrange. Il ordonne à l’homme de reconnaître qu’il est vil et même abominable ; et il lui ordonne en même temps de vouloir être semblable à Dieu. Sans un tel contrepoids cette élévation le rendrait horriblement vain, ou cet abaissement le rendrait horriblement abject.

[§] L’Incarnation montre à l’homme la grandeur de sa misère par la grandeur du remède qu’il a fallu.

[§] On ne trouve pas dans la Religion Chrétienne un abaissement qui nous rendre incapable du bien, ni une sainteté exempte du mal.

[§] Il n’y a point de doctrine plus propre à l’homme que celle-là, qui l’instruit de sa double capacité de recevoir et de perdre la grâce, à cause du double péril où il est toujours exposé de désespoir ou d’orgueil.

[§] Les Philosophes ne prescrivaient point des sentiments proportionnés aux deux états. Ils inspiraient des mouvements de grandeur pure, et ce n’est pas l’état de l’homme. Ils inspiraient des mouvements de bassesse pure, et c’est aussi peu l’état de l’homme. Il faut des mouvements de bassesse, non d’une bassesse de nature, mais de pénitence ; non pour y demeurer, mais pour aller à la grandeur. Il faut des mouvements de grandeur, mais d’une grandeur qui vienne de la grâce et non du mérite, et après avoir passé par la bassesse.

[§] Nul n’est heureux comme un vrai Chrétien, ni raisonnable, ni vertueux, ni aimable. Avec combien peu d’orgueil un Chrétien se croit-il uni à Dieu ? Avec combien peu d’abjection s’égale-t-il aux vers de la terre ?

[§] Qui peut donc refuser à ses célestes lumières de les croire, et de les adorer ? Car n’est-t-il pas plus clair que le jour que nous sentons en nous-mêmes des caractères ineffaçables d’excellence ? Et n’est-t-il pas aussi véritable que nous éprouvons à toute heure les effets de notre déplorable condition ? Que nous crie donc ce chaos et cette confusion monstrueuse, sinon la vérité de ces deux états, avec une voix si puissante, qu’il est impossible d’y résister ?