Pensées, essais et maximes (Joubert)/Titre XXI
TITRE XXI.
DE LA POÉSIE.
Qu’est-ce donc que la poésie ? Je n’en sais rien en ce moment ; mais je soutiens qu’il se trouve, dans tous les mots employés par le vrai poëte, pour les yeux un certain phosphore, pour le goût un certain nectar, pour l’attention une ambroisie qui n’est point dans les autres mots.
Platon enseignait que toutes les choses créées ne sont que le produit d’un moule, qui est dans l’esprit de Dieu, et qu’il appelle idée. L’idée est à l’image ce que la cause est au produit. Or, prétendait ce philosophe, toutes choses n’étant qu’une copie de l’idée, l’image qu’une copie des choses, et les mots, à leur tour, qu’une expression de l’image, les poëtes qui sont si fiers de leur art, ne font cependant, dans leurs poëmes, que des copies de la copie d’une copie, et, par conséquent, quelque chose d’infiniment imparfait, parce que cela est infiniment éloigné, et différent du vrai modèle. Platon voulait condamner la poésie, et il lui faisait des reproches dignes d’elle et dignes de lui. Mais je veux la défendre, et, en entrant dans sa doctrine, je la tourne toute en faveur de cette poésie qu’il proscrivait, en lui donnant une couronne. Je dis, n’en déplaise à Platon : tout est périssable et défectueux ici-bas, excepté les formes qui sont l’empreinte de l’idée. Or, que fait le poëte ? à l’aide de certains rayons, il purge et vide les formes de matière, et nous fait voir l’univers tel qu’il est dans la pensée de Dieu même. Il ne prend de toutes choses que ce qui leur vient du ciel. Sa peinture n’est pas la copie d’une copie, mais un plâtre de l’archétype, plâtre creux, si je puis dire, qu’on porte aisément avec soi, qui entre aisément dans la mémoire, et se place au fond de l’âme, pour en faire les délices dans les instants de son loisir. Les accents inarticulés des passions ne sont pas plus naturels à l’homme que la poésie.
L’esprit n’a point de part à la véritable poésie ; elle est un don du ciel qui l’a mise en nous ; elle sort de l’âme seule ; elle vient dans la rêverie ; mais, quoi qu’on fasse, la réflexion ne la trouve jamais. L’esprit, cependant, la prépare, en offrant à l’âme les objets que la réflexion déterre, en quelque sorte. L’émotion et le savoir, voilà sa cause, et voilà sa matière. La matière sans cause ne sert à rien ; la cause sans matière vaudrait mieux : une belle disposition qui demeure oisive, se fait au moins sentir à celui qui l’a, et le rend heureux.
Le talent poétique naît dans les âmes vives de l’impuissance de raisonner.
La poésie n’est utile qu’aux plaisirs de notre âme. La nature bien ordonnée, contemplée par l’homme bien ordonné, est la base, le fondement, l’essence du beau poétique.
C’est surtout dans la spiritualité des idées que consiste la poésie.
Rien de ce qui ne transporte pas n’est poésie.
La lyre est, en quelque manière, un instrument ailé.
Il faut que le poëte soit, non-seulement le Phidias et le Dédale de ses vers, mais aussi le Prométhée, et qu’avec la figure et le mouvement, il leur donne l’âme et la vie.
La haute poésie est chaste et pieuse par essence, disons même, par position ; car sa place naturelle la tient élevée au-dessus de la terre, et la rend voisine du ciel. De là, comme les esprits immortels, elle voit les âmes, les pensées, et peu les corps. Quiconque n’a jamais été pieux ne deviendra jamais poëte. L’exemple de Voltaire même ne dément pas cette assertion. Il fut enfant, et ce qui prouve qu’il avait été dominé par les impressions religieuses, c’est qu’il passa sa vie à les rappeler, à les décrier et à les combattre.
Même quand le poëte parle d’objets qu’il veut rendre odieux, il faut que son style soit calme, que ses termes soient modérés, et qu’il épargne l’ennemi, conservant cette dignité qui vient de la paix d’une âme supérieure à toutes choses. Qu’il se souvienne de ce beau mot de Lucain : pacem summa tenent… voulez-vous connaître le mécanisme de la pensée, et ses effets ? Lisez les poëtes.
Voulez-vous connaître la morale, la politique ? Lisez les poëtes. Ce qui vous plaît chez eux, approfondissez-le : c’est le vrai. Ils doivent être la grande étude du philosophe qui veut connaître l’homme. Les poëtes sont enfants avec beaucoup de grandeur d’âme et avec une céleste intelligence.
Le poëte s’interroge ; le philosophe se regarde.
Les poëtes ont cent fois plus de bon sens que les philosophes. En cherchant le beau, ils rencontrent plus de vérités que les philosophes n’en trouvent en cherchant le vrai.
Les poëtes qui, dans l’épique, représentent une communication, perpétuellement ouverte, de la terre au ciel, et entretenue par des êtres intermédiaires entre les hommes et les dieux, n’ont fait qu’imaginer et que peindre confusément le véritable état du monde, dans ce qu’il y a de plus digne d’être connu et de plus caché à nos yeux.
Le vrai poëte a des mots qui montrent sa pensée, des pensées qui laissent voir son âme, et une âme où tout se peint distinctement. Il a un esprit plein d’images très-claires, tandis que le nôtre n’est rempli que de signalements confus.
Les poëtes sont plus inspirés par les images que par la présence même des objets.
Pour être bon et pour être oëte, il faut vêtir d’abord ce qu’on regarde, et ne rien voir tout nu. Il faut au moins mettre sa bienveillance et une certaine aménité entre tous les objets et soi.
Les autres écrivains placent leurs pensées devant notre attention ; les poëtes gravent les leurs dans notre souvenir. Ils ont un langage souverainement ami de la mémoire, moins encore par son mécanisme que par sa spiritualité.
Il sort des figures de leurs mots, et des images des choses qu’ils ont touchées.
Il ne faut pas seulement qu’il y ait dans un poëme de la poésie d’images, mais aussi de la poésie d’idées.
Il faut que les pensées des poëtes soient légères, nettes, distinctes, achevées, et que leurs paroles ressemblent à leurs pensées.
Les beaux vers sont ceux qui s’exhalent comme des sons ou des parfums.
Tous les vers excellents sont comme des impromptus faits à loisir. On peut dire de ceux qui ne sont pas nés comme d’eux-mêmes, et sortis tout à coup des flancs d’une paisible rêverie : prolem sine matre creatam. ils ont tous quelque chose d’imparfait et de non achevé.
Chaque parole du poëte rend un son tellement clair, et présente un sens tellement net, que l’attention, qui s’y arrête avec charme, peut aussi s’en détacher avec facilité, pour passer aux paroles qui suivent, et où l’attend un autre plaisir, la surprise de voir tout à coup des mots vulgaires devenus beaux, des mots usés rendus à leur fraîcheur première, des mots obscurs couverts de clartés.
L’élocution, dans l’éloquence, roule ses flots comme les fleuves. Mais, dans la poésie, il y a plus d’art : des jets, des cascades, des nappes, des jeux de mots de toute espèce y sont ménagés avec soin, et en augmentent le charme par leur variété.
Le caractère de la poésie est une clarté suprême.
Il faut que les vers soient de cristal ou diaphane ou coloré : diaphane, quand ils ne doivent nous donner que la vue de l’âme ou de sa substance ; coloré, quand ils ont à peindre les passions qui l’altèrent, ou les nuances dont l’esprit de l’homme se teint.
Il y a des vers qui, par leur caractère, semblent appartenir au règne minéral : ils ont de la ductilité et de l’éclat ; d’autres, au règne végétal : ils ont de la sève ; d’autres, enfin, au règne animal ou animé, et ils ont de la vie. Les plus beaux sont ceux qui ont de l’âme ; ils appartiennent aux trois règnes, mais à la muse encore plus.
Les vers ne s’estiment ni au nombre ni au poids, mais au titre.
Les belles poésies épiques, dramatiques, lyriques, ne sont autre chose que les songes d’un sage éveillé.
Dans l’ode, il faut laisser au poëte, pour repos et pour délassement, le plaisir de parler de lui.
Le poëte ne doit point traverser au pas un intervalle qu’il peut franchir d’un saut.
Quelquefois l’âme, en partant d’un sentiment, franchit tout, pour en atteindre un autre dont elle éprouve le besoin. Les strophes de l’ode en offrent de fréquents exemples. Il n’y en a pas moins entre elles un indissoluble lien ; elles sont unies des nœuds de la nécessité, nœuds éternels, célestes et ravissants.
Il est des vers qu’on croit rapides, et qui ne sont que remuants ; ils marquent plus le mouvement que le progrès ; ils n’ont pas d’ailes, mais des pattes, des pieds, des articulations où l’on voit la secousse. Il faut que le vers sérieux avance à grands pas, et non en piétinant. Il doit donner à la rapidité, quand il veut la peindre, la marche des dieux d’Homère : « il fait un pas, et il arrive. » dans le langage ordinaire, les mots servent à rappeler les choses ; mais quand le langage est vraiment poétique, les choses servent toujours à rappeler les mots.
Dans le style poétique, chaque mot retentit comme le son d’une lyre bien montée, et laisse toujours après lui un grand nombre d’ondulations. Une des causes principales de la corruption et de la dégradation de la poésie est que les vers n’aient plus été faits pour être chantés.
Le chant est le ton naturel de l’imagination.
On raconte l’histoire, mais on chante les fables ; la raison parle, mais l’imagination fredonne. Si les maximes et les lois offrent une sorte de mesure, c’est que la mémoire aime les cadences, et que le souvenir se plaît aux symétries.
Il faut que son sujet offre au génie du poëte une espèce de lieu fantastique qu’il puisse étendre et resserrer à volonté. Un lieu trop réel, une population trop historique emprisonnent l’esprit et en gênent les mouvements.
Tout ouvrage de génie, épique ou didactique, est trop long, s’il ne peut être lu dans un jour. On doit bannir avec soin du poëme épique, tout appareil combiné trop fastueux, et s’y interdire également les attitudes et les décorations du théâtre.
Tout ouvrage étendu ne peut être bien composé que par une égale continuité de force, de mouvement et d’attention. De là vient que la nature elle-même veut que les poëmes épiques soient écrits avec la même espèce de vers, et avec celui de tous qui demande, pour être bien fait, le plus de calme et de sagesse.
Il est nécessaire, pour le succès d’un poëme épique, que la moitié des idées et de la fable soit dans la tête des lecteurs. Il faut que le poëte ait affaire à un public curieux d’apprendre ce que lui-même est désireux de raconter.
C’est ainsi que l’auteur et les lecteurs ont à la fois la tête épique, conjonction ou conjoncture qui est réellement indispensable.
On ne peut trouver de poésie nulle part, quand on n’en porte pas en soi.
La poésie construit avec peu de matière, avec des feuilles, avec des grains de sable, avec de l’air, avec des riens. Mais, qu’elle soit transparente ou solide, sombre ou lumineuse, sourde ou sonore, la matière poétique doit toujours être artistement travaillée. Le poëte peut donc construire avec de l’air ou des métaux, avec de la lumière ou des sons, avec du fer ou du marbre, avec de la brique même ou de l’argile : il fera toujours un bon ouvrage, s’il sait être décorateur dans les détails et architecte dans l’ensemble.
Les mots s’illuminent, quand le doigt du poëte y fait passer son phosphore.
Les mots des poëtes conservent du sens, même lorsqu’ils sont détachés des autres, et plaisent isolés comme de beaux sons. On dirait des paroles lumineuses, de l’or, des perles, des diamants et des fleurs.
Il faut que les mots, pour être poétiques, soient chauds du souffle de l’âme, ou humides de son haleine.
Comme ce nectaire de l’abeille qui change en miel la poussière des fleurs, ou comme cette liqueur qui convertit le plomb en or, le poëte a un souffle qui enfle les mots, les rend légers et les colore. Il sait en quoi consiste le charme des paroles, et par quel art on bâtit avec elles des édifices enchantés.