Pensées, essais et maximes (Joubert)/Titre XX

Librairie Ve le Normant (p. 1-26).
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TITRE XX.

DES BEAUX-ARTS.


I.

* L’art est l’habileté réduite en théorie.

II.

L’objet de l’art est d’unir la matière aux formes qui sont ce que la nature a de plus vrai, de plus beau et de plus pur. Loin de reléguer les arts dans la classe des superfluités utiles, il faut les mettre au nombre des biens les plus précieux et les plus importants de la société humaine. Sans les arts, il ne serait pas possible aux esprits sublimes de nous faire connaître la plupart de leurs conceptions. Sans eux, l’homme le plus parfait et le plus juste ne pourrait éprouver qu’une partie des plaisirs dont son excellence le rend susceptible, et du bonheur que lui destinait la nature. Il est des émotions tellement délicates et des objets si ravissants, qu’on ne saurait les exprimer qu’avec des couleurs ou des sons. On doit regarder les arts comme une sorte de langue à part, comme un moyen unique de communication entre les habitants d’une sphère supérieure et nous.

La doctrine qui considère l’imitation comme le principal fondement des beaux-arts, a un sens plus vrai et plus étendu qu’on ne le pense.

L’homme se peint lui-même dans ses ouvrages, et ne parvient à les trouver beaux qu’en leur donnant des proportions correspondantes aux siennes : je ne veux pas dire à celles qu’il distingue nettement en lui-même ; mais à celles qui y sont cachées, et qu’il ne se rend visibles que dans les imitations qu’il en fait à son propre insu.

Une imitation ne doit être composée que d’images. Si le poëte fait parler un homme passionné, il doit mettre dans sa bouche des expressions qui ne soient que l’image des mots qu’emploierait un homme réellement passionné. Si le peintre colore quelque objet, il faut de même que ses couleurs ne soient qu’une image des couleurs réelles. Un musicien ne doit employer que les images des sons réels, et non pas les sons réels eux-mêmes.

La même loi doit être observée par le comédien, dans le choix de ses tons et de ses gestes.

C’est la grande règle, la règle première, la règle unique. Tous les excellents artistes l’ont entrevue et observée, quoique personne ne l’ait encore proposée. Je le fais aujourd’hui avec d’autant plus de confiance, qu’elle se prouve par son évidence, comme tous les principes qui naissent de l’essence des choses. Les plus belles expressions, dans tous les arts, sont celles qui paraissent nées d’une haute contemplation.

Le beau ! C’est la beauté vue avec les yeux de l’âme.

L’intelligence doit produire des effets semblables à elle, c’est-à-dire des sentiments et des idées, et les arts doivent prétendre aux effets de l’intelligence. Artiste ! Si tu ne causes que des sensations, que fais-tu avec ton art, qu’une prostituée avec son métier, et le bourreau avec le sien, ne puissent faire aussi bien que toi ? S’il n’y a que du corps dans ton œuvre, et qu’elle ne parle qu’aux sens, tu n’es qu’un ouvrier sans âme, et n’as d’habile que les mains.

à l’exception de quelques représentations, où la médiocrité suffit à l’usage, comme dans les tableaux d’église, par exemple, tout le reste est inutile dans les arts, si le beau suprême ne s’y trouve pas.

Le vrai commun, ou purement réel, ne peut être l’objet des arts. L’illusion sur un fond vrai, voilà le secret des beaux-arts.

Il y a dans l’art beaucoup de beautés qui ne deviennent naturelles qu’à force d’art.

Il faut bannir des arts tout ce qui est rigoureusement appréciable, et pourrait être aisément contrefait ; on ne veut pas y voir trop clairement d’où viennent les impressions. La naïade y doit cacher son urne ; le Nil y doit cacher ses sources.

Un ouvrage de l’art doit être un être, et non une chose arbitraire. Il doit avoir ses proportions, son caractère et sa nature ; un commencement, un milieu, des accessoires et une fin. Il faut qu’on y distingue un tronc, des membres, une statue, une personnalité enfin. Dans une œuvre de l’art, quelle qu’elle soit, la symétrie apparente ou cachée est le fondement visible ou secret du plaisir que nous éprouvons. Tout ce qui est composé a besoin de quelque répétition dans ses parties, pour être bien compris, bien retenu par la mémoire, et pour nous paraître un tout. Dans toute symétrie, il y a un milieu ; or, tout milieu est le nœud d’une répétition, c’est-à-dire, de deux extrémités semblables.

Les belles lignes sont le fondement de toute beauté. Il est des arts où il faut qu’elles soient visibles, comme l’architecture, qui se contente de les parer. Il en est d’autres, comme la statuaire, où l’on doit les déguiser avec soin. Dans la peinture, elles sont toujours suffisamment voilées par les couleurs. La nature les cache, les enfonce et les recouvre dans les êtres vivants. Ceux-ci, pour être beaux, doivent peu montrer leurs lignes, car le squelette est dans les lignes, et la vie dans les contours. Cherchez dans les arts cette ligne de vie et de beauté, qui, même en n’y exprimant rien, embellit les corps qu’elle embrasse et les surfaces qu’elle parcourt. Elle doit se dérouler, sans se briser, dans notre tête ; mais il n’est pas possible à la main de la tracer sans s’interrompre et s’y reprendre à plusieurs fois.

L’élégance vient de la clarté dans les formes, qui les rend faciles à saisir, et même faciles à compter.

être naturel dans les arts, c’est être sincère.

La grâce est le vêtement naturel de la beauté ; la force sans grâce, dans les arts, est comme un écorché.

L’adolescence de l’art est élégante, sa virilité pompeuse, et sa vieillesse riche, mais surchargée d’ornements qui en dissimulent le dépérissement. Il faut tendre sans cesse à ramener l’art à son âge viril, ou mieux encore, à son adolescence.

L’architecture doit peindre les hommes en peignant les lieux ; il faut qu’un édifice annonce aux yeux celui qui l’habite. Les pierres, le marbre, le verre, doivent parler et dire ce qu’ils cachent.

Comme on donne un piédestal à une statue, il faut en donner un à un édifice, et surtout aux temples, qui doivent, pour ainsi dire, être placés sur un autel.

Lorsqu’un édifice régulier domine le jardin qui l’entoure, il doit, pour ainsi dire, rayonner de régularité, en la jetant autour de lui à toutes les distances d’où on peut le voir aisément.

C’est un centre, et le centre doit être en harmonie avec tous les points de la circonférence, qui n’est elle-même qu’un point central développé. à ces jardins irréguliers que nous appelons jardins anglais, il faut pour habitation un labyrinthe. De même que, dans la musique, le plaisir naît du mélange des sons et des silences, des repos et du bruit, de même il naît, dans l’architecture, du mélange bien disposé des vides et des pleins, des intervalles et des masses.

De beaux compartiments nous plaisent, parce qu’ils impriment en nous, avec netteté, l’idée d’une portion de l’espace, comme une belle mélodie nous fait sentir, sans calcul et sans attention, le mouvement et le repos qui sont les éléments du temps.

Il y a, parmi les antiques, une Vénus qui tient étendu un vêtement semblable à une voile enflée, et dont elle se prépare à se couvrir.

C’est celle-là qu’on peut appeler la Vénus pudique, car, par la disposition de l’accessoire, sa nudité fait inévitablement penser à sa pudeur.

Il est une espèce d’hommes que l’amour des arts possède tellement, qu’ils ne regardent plus l’art comme une chose qui est faite pour le monde, mais le monde, les mœurs, les hommes et la société, comme des choses qui sont faites pour l’art. Subordonnant tout, même la morale, à la statuaire, ils regrettent la nudité, la gymnastique, les athlètes, par dévouement aux sculpteurs. C’est qu’ils aiment les arts plus que les mœurs, et les statues plus que leurs propres enfants.

Il y a dans l’Apollon quelque chose de semblable à l’attitude d’un orateur qui vient de décocher une ironie.

Pigalle et l’art antique.

Pigalle avait reçu de la nature un œil savant, qui, dans chaque trait, découvrait mille traits, et, dans chaque partie, une infinité de parties. Il aimait à peindre ce qu’il savait voir.

Aucun artiste n’avait représenté avant lui cette multitude de détails que l’art aime à considérer nus, parce qu’il peut avoir besoin de les reproduire, mais que le bon goût se plaît à couvrir de voiles. Jamais il ne pouvait exprimer assez à son gré tous les reliefs du corps humain, comme les anciens ne pouvaient jamais assez les ramener au contour. Il semblait s’être fait une loi rigoureuse de n’imiter que la vérité, telle non-seulement que les yeux peuvent la voir, mais telle que les mains pourraient la toucher. On eût dit qu’il ne traitait les passions que pour donner un plus grand nombre de modifications, d’inégalités et d’empreintes à la surface de ses statues. Ce qui le frappait, dans les corps animés, ce n’était pas cette forme fugitive et déliée qui semble les environner dans leur ensemble, ni ces formes idéales et molles dont ils sont comme empreints à chaque trait, et qu’un philosophe appelait des apparences de l’âme. Il y considérait d’abord ces lignes déterminées qui séparent l’individu, le concentrent en lui-même, et le détachent, pour ainsi dire, de l’air qui nous embrasse et nous lie à l’univers. Il était comme amoureux d’une sorte d’excès dans l’expression. On voit presque toujours, dans ses ouvrages, les deux états extrêmes de la vie humaine, celui où la nature, animant le corps avec vigueur, en fait saillir toutes les parties, et celui où, l’abandonnant, elle les découvre et les désunit. Sans doute il a peint quelquefois la beauté, mais non cette ravissante beauté d’un corps " hôte d’une belle « âme », pour employer, avec le poëte, une expression qui semble née au pied de quelque statue antique.

Les anciens, en effet, sans nuire à la fidélité de l’imitation, ne se privaient jamais entièrement de la représentation du beau physique, uni au beau moral. Chez eux, la difformité offrait à la pensée une image invisible de la beauté absente. On reconnaissait, dans les traits de leurs vieillards, la place où fut la jeunesse, et leurs représentations de la maladie ou de la mort faisaient éprouver à la mémoire une sorte de ressouvenir de la vie et de la santé perdues.

Dans les ouvrages de Pigalle, au contraire, le vieillard offre des traits où l’on dirait que la jeunesse ne fut pas ; le malade, un corps où l’on croirait que la santé ne put jamais être.

En un mot, il peignait la vieillesse extrême, tandis que les anciens la peignaient vénérable ; il ne montrait que les ravages de la maladie, tandis que les anciens n’en représentaient que les langueurs. C’est qu’il était né souverainement sculpteur, et que les anciens étaient nés souverainement poëtes. Une idée leur suffisait pour un ouvrage, une statue pour un monument ; Pigalle, au contraire, était constamment réduit à la nécessité de multiplier ses personnages.

Lorsque, dans la statue du maréchal de Saxe, il eut peint l’homme robuste qui descend d’un pas ferme dans la tombe, il eut besoin, pour peindre le héros, de représenter un Hercule en deuil et la France en alarmes, au milieu des trophées. Lorsque, dans le monument de Reims, il eut représenté la assis, dont les formes austères indiquent cet esprit qui ne demeure oisif que lorsque tous les besoins ont été prévus, et tous les périls écartés, il lui fallut, pour montrer la douceur du gouvernement, imaginer une femme conduisant un lion par quelques fils de sa crinière. Ce luxe d’accessoires peut convenir à la magnificence de nos mœurs ; mais le génie de l’artiste se serait montré plus puissant, s’il eût fait refléter le bonheur des sujets dans l’image même du prince, et peint, dans le guerrier mourant, le noble et grave orgueil des regrets qu’allait exciter sa perte.

Parmi les œuvres de Pigalle, il n’en est pas une, peut-être, qui ne mérite d’être exposée dans une académie ; mais celles des grands artistes de l’antiquité semblaient destinées à être placées au milieu du monde.

Les anciens, il est vrai, vivaient dans d’autres temps ; ils avaient d’autres mœurs, et voyaient une autre nature. Leurs ateliers étaient les lieux d’exercices où l’amour de la fatigue et de la gloire tenait presque constamment la jeunesse dévêtue. C’est là qu’ils pouvaient choisir, pour modèles du beau physique, la jeunesse de leurs grands hommes, comme ils pouvaient, dans les autres lieux publics, choisir, pour modèles du beau moral, leurs filles et leurs sœurs, leurs philosophes et leurs pères, les épouses et les mères de leurs citoyens les plus illustres. Chez eux, toutes les scènes de la nature pathétique se passaient à découvert, aux noces et aux funérailles, dans les victoires et les défaites, dans les bannissements et les triomphes, dans tous les succès et les revers de la patrie et de la famille.

Cette nature, qui, perpétuellement en dehors chez les anciens, se déployait avec décence, ampleur et dignité, dans tous leurs gestes et toutes leurs habitudes, n’est parmi nous émue que par intervalles, et ne recourt, pour exprimer la douleur ou la joie, qu’aux brusques mouvements, aux expressions partielles et presque imperceptibles de l’homme solitaire retiré dans sa demeure. Nos artistes ne peuvent considérer leur modèle que dans le coin obscur de quelque chambre étroite.

Obligés de le placer aussi proche de leur vue que de leur pensée, ils ne l’étudient qu’au moment de le peindre, et avec cette attention excessive qui ne permet d’embrasser l’ensemble qu’en se détournant des détails, ou de saisir les détails qu’en se détournant de l’ensemble.

Ils n’ont à copier, pour exprimer la nature morale, que des attitudes commandées, qu’ils sont forcés d’inventer ou d’emprunter au théâtre. Enfin, pour peindre l’homme, ils n’ont que des statues vivantes ; car je ne saurais donner un autre nom à ces modèles gagés qui, n’étant animés par aucun sentiment personnel, n’offrent à l’artiste, dans leur ennui, que la froideur du marbre et son insensibilité.

On ne doit donc pas s’étonner de la supériorité des anciens. Ils voyaient l’objet de leur art aussi parfait que pouvait le souhaiter l’imagination même. Ils le voyaient toujours en haleine, toujours ému, toujours à sa place, et tel qu’ils devaient le peindre, je veux dire environné de l’univers. Cependant, si les ouvrages de Pigalle causent de moins grands plaisirs que les leurs, et ne comblent pas, comme eux, la mesure de l’admiration, ils sont dignes d’estime par leur genre de perfection et d’exactitude. Quoi que ce soit, en effet, que représente une imitation, elle rapproche son auteur des artistes les plus célèbres, quand elle est à ce point exacte et savante.

Ce n’est pas simplement alors une image, mais un objet réel ; ce n’est pas simplement un ouvrage, mais un être qui prend place dans le monde, au rang des êtres véritables, et s’y maintient comme un sujet éternel d’observation et d’étude.

Le bon goût, la religion et la politique s’accorderont un jour pour proscrire l’allégorie insensée dont nous décorons quelquefois nos monuments funèbres, en exhumant, pour ainsi dire, les ossements de nos morts, pour les représenter sur la pierre même qui les recouvre.

Les anciens renfermaient dans une urne jusqu’aux cendres de leurs amis ; et nous, que tout devrait rappeler sans cesse vers la dernière demeure des nôtres, nous l’environnons d’épouvantails capables d’en repousser jusqu’à nos pensées. Quand nous donnons à ces squelettes armés de sables et de faux, des apparences de commandement et de pouvoir, des attitudes de colère et de menace, que faisons-nous autre chose, sinon travailler à rendre l’homme mort odieux ou ridicule aux yeux de l’homme vivant ? Cette pureté de trait que l’on vante tant dans les ouvrages de Raphaël et des grecs, dépend absolument du beau genre des natures qu’ils choisissaient. Elle eût été impraticable pour eux-mêmes, s’ils n’avaient eu à exprimer que des natures communes. Ainsi, il ne faut pas confondre le trait pur avec le trait exact. Rubens est un très-grand dessinateur ; mais la qualité des objets qu’il avait à peindre, leurs formes inégales et raboteuses, leurs gros contours, exigeaient qu’il donnât à son dessin une terminaison plutôt bossante, si je puis ainsi parler, que finie et arrêtée en ligne élégante et précise. Il en est de même des ouvrages de Pigalle, comparés à ceux de Bouchardon. Il n’y a qu’une nature pure, svelte, élémentaire, idéale, qui soit susceptible d’admettre et de recevoir la pureté du trait et la perfection du coloris.

Dans les peintures de la nature morale, ce que l’artiste doit le plus craindre, c’est l’exagération, comme, dans les peintures de la nature physique, ce qu’il a le plus à redouter, c’est la faiblesse.

Un crucifiement devrait à la fois représenter la mort d’un homme et la vie d’un dieu.

Le peintre, en y offrant aux yeux un corps destiné à la sépulture, devrait cependant y faire entrevoir le principe et le germe d’une résurrection surnaturelle et prochaine. S’il choisit pour sujet de son tableau, le moment des douleurs du supplice, il faut qu’il peigne dans la victime un dieu qui éprouve comment l’homme souffre. L’impression de la divinité et de la béatitude doit se mêler à tous les caractères de la souffrance et de la mort.

L’esprit humain doit à la religion ce qu’il y a de plus élémentaire et de plus pur dans les expressions de la nature morale, je veux dire le sentiment de la maternité unie à la virginité : idée inconnue à l’art ancien, qui n’en a point traité où fussent exigées autant de délicatesse et de retenue ; idée où l’art moderne, épuisant toutes les beautés, sous les pinceaux de Raphaël, a peut-être surpassé toutes les merveilles précédentes.

Quand le peintre veut représenter un événement, il ne saurait mettre en scène un trop grand nombre de personnages ; mais il n’en saurait employer trop peu, quand il ne veut exprimer qu’une passion.

Les sculpteurs et les peintres ne nous montrent guère que des corps inhabités. Les plus habiles, comme Gérard, prennent la vie pour dernier but, et ne font que des corps vivants.

Et pourtant, il ne suffit pas même, pour atteindre l’objet de l’art, qu’un personnage semble animé d’une passion : il faut une passion où l’âme participe. Tout peintre et tout statuaire qui ne sait pas montrer, dans toutes ses figures, l’immatérialité et l’immortalité de l’âme, ne produit rien qui soit vraiment beau.

C’est une si belle chose que la lumière, que Rembrandt, presque avec ce seul moyen, a fait des tableaux admirables. On ne conçoit point de rayons et d’obscurité qui appellent plus puissamment les regards. Il n’a, le plus souvent, représenté qu’une nature triviale, et cependant on ne regarde pas ses tableaux sans gravité et sans respect. Il se fait, à leur aspect, une sorte de clarté dans l’âme, qui la réjouit, la satisfait et la charme. Ils causent à l’imagination une sensation analogue à celle que produiraient les plus purs rayons du jour, admis, pour la première fois, dans les yeux ravis d’un homme enfermé jusque-là dans les ténèbres. Dans ses belles figures, comme son rabbi, la lumière, il est vrai, n’est plus l’objet principal dont l’imagination soit occupée ; mais elle est encore le principal moyen employé par l’artiste pour rendre le sujet frappant.

C’est elle qui dessine ces traits, ces cheveux, cette barbe, ces rides et ces sillons qu’a creusés le temps. Ce que Rembrandt a fait avec le clair-obscur, Rubens l’a fait avec l’incarnat. Rubens a régné par les couleurs, comme Rembrandt par la lumière. L’un savait rendre tout éclatant, l’autre tout illuminer ; l’un est splendide, l’autre est magique ; et si l’âme n’est pas toujours charmée par eux, l’œil humain leur doit, du moins, ses plus brillantes illusions.

Pour qu’un groupe se forme et soit réel à l’œil, il faut qu’il y ait une liaison entre le mouvement de chaque figure et de celle qui la suit ; que les attitudes des personnages s’enchaînent l’une à l’autre ; qu’il y ait dans les caractères de leur couleur, de leurs traits ou de leurs expressions, une gradation bien ménagée et des nuances qui se fondent ; que l’esprit, aussi bien que l’œil, les embrasse d’un seul regard, et qu’enfin, suivant qu’il y a dans le tableau un seul ou plusieurs groupes, les personnages forment une seule ou plusieurs unités bien distinctes et dont le souvenir soit facile. Dans le Bélisaire, la femme, l’enfant et le vieillard groupent parfaitement ; mais le soldat ne groupe ni avec eux, ni avec les personnages peints dans le lointain, ni avec le lieu, ni, pour ainsi dire, avec lui-même. Pour qu’une figure groupe avec elle-même, en effet, il faut qu’elle ait une vérité d’expression comme de conformation, qui la replie sur son propre individu, et lui donne un mérite absolu, indépendant. C’est ce que celle-ci n’a aucunement ; son attitude et son expression sont fausses et mentent à la nature encore plus qu’au sujet. C’est peut-être par la même raison qu’elle ne groupe pas avec le lieu. Je me propose de l’examiner ailleurs.

Dans l’Endymion de Girodet, le personnage du zéphire donne un témoin à une scène qui ne devrait pas en avoir.

David, relève ton génie et ton Andromaque assise ! Regarder une mauvaise peinture avec respect, et une bonne avec délices, c’est la plus louable, et je dirai même la plus honorable disposition où puisse se trouver et se montrer une honnête ignorance. L’art théâtral n’a pour objet que la représentation.

Un acteur doit donc avoir l’air demi-ombre et demi-réalité. Ses larmes, ses cris, son langage, ses gestes doivent sembler demi-feints et demi-vrais. Il faut enfin, pour qu’un spectacle soit beau, qu’on croie imaginer ce qu’on y entend, ce qu’on y voit, et que tout nous y semble un beau songe.

L’objet de toute représentation est de donner une idée fixe et dont l’effet soit chaque fois infaillible. Or, pour y parvenir, il faut que la représentation soit très-déterminée, c’est-à-dire très-exacte et très-achevée dans toutes les parties qui doivent produire l’effet auquel on vise.

Il serait bon que les spectacles dramatiques fussent entièrement publics, ne fût-ce que pour donner au peuple une idée d’un beau son, d’un beau geste, d’un beau langage et d’une belle voix. Nos danseurs ennoblissent ce qui est grossier ; mais ils dégradent ce qui est héroïque.

La danse doit donner l’idée d’une légèreté et d’une souplesse pour ainsi dire incorporelles.

Les beaux-arts ont pour mérite unique, et tous doivent avoir pour but, de faire imaginer des âmes par le moyen des corps.

Tout bruit modulé n’est pas un chant, et toutes les voix qui exécutent de beaux airs ne chantent pas. Le chant doit produire de l’enchantement. Mais il faut pour cela une disposition d’âme et de gosier peu commune, même parmi les grands chanteurs.

La mélodie consiste en une certaine fluidité de sons coulants et doux comme le miel d’où elle a tiré son nom. La musique, dans les dangers, élève plus haut les pensées.

L’air périodique ne convient qu’à l’expression des sentiments où l’âme aime à circuler, pour ainsi dire, et dont elle ne peut se séparer qu’après un long détour. Toutes les émotions qu’on n’exprime que pour les exhaler, et se rendre soi-même plus calme, n’admettent l’air périodique qu’autant qu’il est court et brisé, comme l’air fameux : che faro senza euridice ?

la musique des chants de deuil semble laisser mourir les sons.

Il n’est pas toujours nécessaire, dans la musique, d’exprimer un mouvement marqué ou une émotion distincte. Le chant lui-même peut être l’objet du chant. S’il peint une âme en harmonie, un talent qui s’élève et redescend par une belle échelle de sons, une existence qui, libre de soins et livrée à mille affections passagères et rapides, s’égaie et se joue entre la terre et le ciel, enfin une intelligence désoccupée, qui vole au hasard, comme l’abeille, s’arrête sur mille objets, sans se fixer sur aucun, caresse toutes les fleurs et bourdonne son plaisir, cette peinture en vaut une autre.