Éditions de l’Action canadienne française (p. 167-168).

SUR DOLLARD




J’AI connu à la guerre plusieurs héros authentiques. L’un était coutumier d’aller provoquer les Allemands en combat singulier par des lancers de grenades, et de recueillir les blessés sous les yeux et le feu de l’ennemi. Il blaguait comme tout le monde, sacrait comme un peu tout le monde, avait tous les petits défauts de la nature humaine. Un autre, à Paschendaele (après mon départ du front, car je n’étais pas là), blessé lui-même, porta sur ses épaules, sur une distance de plus d’un mille, à travers une rafale de fer et de feu, et dans la boue jusqu’aux hanches, un capitaine qu’il ne connaissait pas ; ce qui lui valut la Distinguished Military Cross, qui est pour le troupier, dans l’armée britannique, la plus haute décoration après la Croix de Victoria. Élevé dans les « chantiers » de l’Outaouais, il adorait l’alcool, ne pouvait ouvrir la bouche sans blasphémer : moralement, c’était bien, à certains égards, un des êtres les plus ravalés de la création. Un troisième, fils d’un cultivateur aisé du Richelieu, ne se mettait jamais à couvert pour travailler à l’aménagement de la tranchée ; en plein jour et à cinq cents pieds de l’ennemi, il maniait la pelle du haut du parapet, pendant que les balles sifflaient à ses oreilles. « Dans la tranchée, disait-il, il fait bien chaud ». De temps en temps, ce garçon-là s’absentait sans permission, pour aller à l’arrière rendre visite à des dames pitoyables qui lui accordaient leurs faveurs. Un quatrième était brancardier sous mes ordres ; un jour que je lui reprochais de s’engager sur le parapet, sous un feu violent, pour épargner quelques secondes, il me répondit sans paraître comprendre : « Monsieur, en quelques secondes un homme meurt ». Il avait grandi dans le milieu de la prostitution, ses amis le classaient comme souteneur, et en fait il recevait fréquemment de l’argent de plusieurs filles charitables connues par leurs seuls prénoms : Flora, Bella, Carmen, Rose. J’ai servi pendant quelque temps avec Brillant, décoré plus tard de la Croix de Victoria à titre posthume, pour des exploits dignes d’un héros d’Homère : c’était un garçon honorable et un camarade charmant, mais rien ne le désignait particulièrement à une mort héroïque. Ce n’est donc pas ternir la gloire de Dollard des Ormeaux que de supposer qu’il avait peut-être quelques-unes des faiblesses de l’homme, notamment celle de tenir à la vie, et que même en risquant délibérément la mort il conservait l’espoir de n’être pas tué : soutenu par une poignée d’hommes seulement, il avait en revanche, outre la supériorité des armes, celle que peuvent donner la manœuvre et l’embuscade. Cette supposition, elle est d’autant plus permise qu’avant son départ Dollard (ou Daulac) donna à un créancier un billet payable à son retour. Quand M. André Laurendeau se plaint que « certaine école » veuille « bonhomiser » Dollard, il devrait distinguer entre ceux qui dénient à ce personnage de légende tout caractère d’héroïsme, et ceux qui soutiennent seulement que les héros n’en sont que plus grands pour être dans l’ordinaire de la vie des hommes comme les autres.


Le Canada, 26 mai 1933.