Éditions de l’Action canadienne française (p. 70-88).

LE SOU DE LA PENSÉE FRANÇAISE*


À propos de pensée française


SI nous n’étions que catholiques, nous n’aurions pas lieu de fêter la Saint-Jean plutôt qu’un autre jour ; pour affirmer cette croyance religieuse, il suffit de célébrer, par exemple, la Fête-Dieu. Les cérémonies religieuses que nous mêlons à la Saint-Jean ont pour but de marquer le caractère catholique que les événements ont donné chez nous à la langue, à la pensée, à l’action française ; mais la fête est et doit rester avant tout une fête française, par opposition à d’autres fêtes nationales qui ont également le cachet catholique.

La Saint-Jean, fête nationale canadienne-française, n’avait jamais, depuis longtemps, donné lieu à la moindre manifestation pratique de l’esprit, de la pensée française ; les processions qu’on faisait par les chemins, les feux qu’on allumait sur les collines, les messes mêmes qu’on allait entendre dans les temples ou sur les places publiques, étaient devenus autant de rites machinaux, dont le croissant éclat coïncidait avec l’affaiblissement de la conscience, de la dignité, de la volonté nationale.

Pour rendre à la fête sa signification, nous avons cru devoir inviter la population canadienne-française à souscrire ce jour-là d’une manière tangible à une forme quelconque d’action française de là l’institution du Sou de la Pensée française à une forme indiscutable d’action française : de là notre résolution de verser cette année le Sou au fonds de défense de l’enseignement français en Ontario.

Nous disons pensée française par opposition à la pensée anglo-saxonne, parce que la langue française implique pensée française, c’est-à-dire une certaine façon de sentir, de raisonner, de juger propre à la race française.

C’est cette manière de sentir, de penser, de juger, que nous devons tenir à honneur de cultiver : en nous, sans laquelle nous, de sang français, nous serions, dans l’ordre intellectuel, des bâtards ou des dégénérés.

Les Américains, sortis comme nous d’une race plus ancienne, sont devenus comme nous, sous les influences multiples du milieu, une race distincte. Il y a aujourd’hui une race américaine à côté de la race anglaise comme il y a une race canadienne ou, pour être plus précis, une race canadienne-française, à côté de la race française. Mais la race américaine est une race anglaise ; si elle existait comme nous parmi des races étrangères, et qu’elle fût comme nous attaquée dans sa langue, ce qu’elle aurait à défendre, ce n’est pas la pensée américaine, c’est la langue, la pensée anglaise.

Ce que les six millions d’Autrichiens allemands essaient de faire triompher en Autriche, ce n’est pas la pensée autrichienne, et pas davantage la pensée autrichienne-allemande, c’est la pensée allemande.

Dans l’ordre politique, les Belges de langue française sont purement et simplement des Belges même dans l’ordre intellectuel ils ont un caractère particulier, en ce qu’ils allient à la langue française une tournure d’esprit plutôt germanique ; mais quand, par la parole, par la plume, par l’action législative et administrative, ils travaillent à la diffusion du français, — du français par où ils se distinguent d’autres Belges à mentalité germanique, — ce n’est pas la pensée belge qu’ils servent, c’est la pensée française.

Ces vérités prud’hommesques, à la démonstration desquelles, dans tout autre pays que le nôtre, on rougirait de s’attarder, un homme dont nul ne contestera le sens profondément canadien, M. Henri Bourassa, en a tiré la conséquence nécessaire, qui est que notre race, anémiée dans sa pensée par un siècle et demi d’isolement, ne survivra intellectuellement qu’en se rapprochant du foyer de la culture, de l’esprit français. Au dernier congrès du Parler français, pendant que d’autres s’attardaient puérilement sur la nécessité de combattre l’anglicisme par la grammaire et le dictionnaire, M. Bourassa, allant, selon son habitude, au fond des choses, disait :

Le deuxième élément nécessaire à la conservation, c’est de l’alimenter sans cesse à la source d’où elle provient, à la seule source où elle puisse entretenir sa vitalité et sa pureté, c’est-à-dire en France.

Qu’on me permette de toucher en passant à la question souvent agitée — peut-être plus dans le milieu discret des maisons d’enseignement que dans le grand public — du danger que nous courrons pour notre foi et notre moralité à cause du dévergondage de la littérature contemporaine. À cette crainte, je ferai une première objection qui n’est pas philosophique je l’avoue, mais qui ne manque peut-être pas d’un certain bon sens ; c’est que si, par crainte du poison, on cesse de se nourrir, on meurt de faim, ce qui est une façon tout aussi sûre que l’autre d’aller au cimetière. Si nous laissons dépérir la langue faute de l’alimenter à sa véritable source, elle disparaîtra, et si la langue périt l’âme nationale périra, et si l’âme nationale périt, la foi périra également. (Appl.)

D’ailleurs, le danger de l’empoisonnement est-il si grand ? Si dans la littérature française contemporaine le poison n’est pas ménagé, est-il nécessaire d’ajouter que le contre-poison y surabonde ? Au lieu de chercher à fermer la porte aux œuvres littéraires françaises, afin d’empêcher les œuvres mauvaises de passer, ouvrons-la plutôt toute grande à ce qu’il y a d’admirable, de généreux, d’idéaliste, de fort, de grand, dans cette production éternelle du génie français dont il semble que Dieu ait voulu faire, dans l’ordre intellectuel, la continuation du génie grec, et dans l’ordre moral, le foyer principal de la pensée chrétienne et de tous les apostolats généreux.

Le croira-t-on ? un des reproches que l’on a faits à ce mouvement défensif de la langue, de la pensée française, ç’a été de s’être mis sous l’invocation de la Pensée française.

Il y a parmi nous toute une école qui croit que dans l’ordre intellectuel la langue peut vivre indépendamment de la pensée. C’est à ce groupe, peu nombreux mais influent, que nous devons de n’avoir pas encore une école normale supérieure dans un pays où l’enseignement secondaire, fondé il y a cent ans, compte aujourd’hui une vingtaine de maisons. C’est lui qui est responsable de la médiocrité presque générale de notre enseignement secondaire, encore plus à déplorer que les défauts de notre enseignement primaire, car, si on ne lui a pas préparé l’esprit à l’étude de tous les problèmes, l’élève de l’école secondaire — presque invariablement appelé chez nous à un rôle dirigeant — ne comprendra les besoins ni de l’enseignement primaire ni de l’enseignement supérieur.

Il en est d’autres qui, assez intelligents pour comprendre la relation du cerveau à la langue, ne veulent pas de la pensée française tout bonnement parce que c’est la pensée française. La pensée française ne les effraierait pas si elle venait d’Angleterre, d’Allemagne, de Russie, de Patagonie ; mais comme la pensée française doit, dans l’ordre naturel des choses, venir de France, la pensée française est chose dangereuse, et il ne faut pas de la pensée française. Que les Hanotaux, les Bazin et les Lamy ne s’y trompent pas ; qu’ils ne se laissent pas leurrer par des salamalecs de protocole ; il existe à l’endroit de la France, dans certains milieux canadiens-français, une méfiance haineuse qui n’est pas près de disparaître. M. de Mun prend part à un banquet de la Revue Hebdomadaire avec M. Barthou, Paul Adam et vingt autres hommes politiques et écrivains libre-penseurs, et il est fier d’eux, et ils sont fiers de lui, et il les applaudit, et ils l’applaudissent, parce que, malgré leurs divisions religieuses, ils ont une manière commune de sentir, de penser, d’aimer, de haïr, de parler, de juger, — manière qui est par elle-même la fleur suprême du cœur et le grand œuvre du génie humain. Hanotaux, Barthou, Lamy, Bazin, acceptent avec joie la mission de venir ensemble nous apporter quelques échos du génie français : ceux-là libres-penseurs et ceux-ci catholiques, ils ont, avec des opinions et des attaches religieuses ou philosophiques diverses, un amour commun, celui du verbe français, de la pensée française. Pour un certain nombre de nos compatriotes, le génie français n’a pas de beauté par lui-même et n’est admirable qu’autant qu’il se conforme avec l’idée catholique ; comme fait purement intellectuel, il leur est indifférent, ou même odieux.

De là ce spectacle douloureux et grotesque à la fois que pendant que, tout en servant incidemment, et avec joie, la cause de l’enseignement catholique, nous luttions de notre mieux pour la langue, pour l’esprit français, des journalistes qui par leur lourdeur d’esprit, leur manie de distinguer où ils ne savent même pas définir, n’ont presque plus rien de français et sont comme un exemple de ce que devient une race en reniant ses origines — épais Béotiens comme il s’en trouve dans les populations ralliées de l’Alsace ou de la Pologne prussienne, — ne pouvaient parler de nous et de notre entreprise qu’une écume bovine à la bouche. Donc, le nom même du mouvement a été auprès d’un certain nombre un premier obstacle.


À propos de processions


Nous avons eu contre nous les partisans du vieil état de choses. Et nous ne voulons pas ici parler de quelques vénérables ganaches qui, évincées de la direction de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal par une jeunesse lasse de leur gnangnan, ont porté discrètement jusqu’au francophobe Herald leurs doléances séniles ; mais de tous ceux, jeunes et vieux, qui regardent comme une tradition sacrée la manière dont on a fêté par le passé la Saint-Jean.

Dans la circulaire où j’annonçais aux membres de la Société de Montréal l’institution du Sou de la Pensée française, je disais :

« La fête ne consistera pas en processions et en feux d’artifice ; nous croyons que, pour les races menacées dans leur existence, ces manifestations ont quelque chose de puéril, qui ne sert qu’à susciter la pitié dédaigneuse des autres races ; que c’est dans le recueillement que les groupements techniques comme le nôtre doivent mûrir leurs résolutions et chercher les moyens de les accomplir ».

Il eût peut-être mieux valu dire :

« La fête ne consistera pas uniquement en processions et en feux d’artifice. Ces manifestations, lorsqu’elles ne sont pas accompagnées d’œuvres pratiques, ont quelque chose de puéril… »

Aucun esprit ouvert, cependant, ne pouvait se tromper sur mon intention ; en soi, qu’est-ce que le progrès de la pensée française peut avoir à craindre d’un défilé digne et bien ordonné, ou des feux traditionnels de la Saint-Jean ? Ce qu’avec une multitude de mes compatriotes je voulais condamner, c’était d’abord la coutume, dans une grande ville comme Montréal, de dépenser tout notre argent en réjouissances, sans en rien réserver pour les œuvres ; et aux défenseurs irréfléchis de cette tradition, il me suffira de rappeler que la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, qui, avec ses sections, dépensa vingt-cinq à cinquante mille piastres en parades et en pétarades l’année qu’elle posa la pierre angulaire du monument Lafontaine, n’a pas encore recueilli ni souscrit un sou pour ce monument. Mais ce que je visais non moins, c’était l’ineptie de la plupart de nos cortèges historiques. Pour qu’un cortège historique ne prête pas à rire, non seulement il doit être conçu avec magnificence — et alors il coûte cher, et alors il détourne de fins plus utiles un argent précieux, — mais aussi avec goût. Exception faite des grands « pageants » du troisième centenaire de Québec, quel a été chez nous, depuis vingt-cinq ans, le spectacle de ce genre qui ne fût plus ou moins risible aux yeux des hommes d’esprit ? Quant à leurs bons effets sur le patriotisme, sinon sur le goût populaire, c’est de l’inconscience pure et simple que d’en parler. La société ou le gouvernement qui, avec un prix de $5,000, provoquerait la rédaction d’une petite histoire héroïque du Canada français à l’usage des enfants des écoles primaires, illustrée à la manière des contes de la Maison Mame, aurait fait quelque chose pour la race ; en faisant une fois par année admirer à la plèbe, au prix de plusieurs fois cette somme, le trappeur qui, trahi par ses étriers, s’entaille le bas du dos sur son couteau de chasse, l’Indien qui éperonne son cheval avec son tomahawk (à propos, combien y avait-il de cavaliers parmi les guerriers sauvages du Canada ?), le Montcalm qui porte l’épée à droite, et ainsi de suite, non seulement on contribue à développer ce goût barbare qui se manifeste dans la plupart de nos monuments et de nos affiches publiques et privées, mais l’on fait à peu près autant pour l’éducation patriotique du peuple que les barnums du Sohmer Park ou du Dominion Park. Et quant à l’influence récréative, n’est-elle pas payée un peu cher, dans un pays où, pour vingt-cinq sous, on peut aller voir deux équipes de crosse s’entr’assommer, le taureau de Néromus prendre stoïquement sa dose de poivre rouge, une douzaine d’auto-poloïstes s’enfoncer mutuellement leurs voiturettes dans les côtes, les lutteurs de Kennedy se crever les yeux, se lacérer les entrailles, se disloquer les chevilles.

Le fait brutal c’est que chez nous l’abaissement de la conscience nationale, l’affaiblissement de la pensée française et même du véritable esprit catholique, a coïncidé avec la période des cortèges et des pétarades. Il serait certes excessif de conclure que ceci a engendré cela ; mais le moins qu’on en puisse conclure, c’est que la fierté, la vaillance, la vigilance patriotique d’un peuple ne sont pas forcément en raison des sommes qu’il consacre aux cirques à caractère plus ou moins historique.

Que si l’on propose comme alternative les simples processions avec drapeaux, bannières et musique, qui, en réunissant de grandes masses d’hommes dans un mouvement commun, seraient, quoique peu coûteuses, éminemment propres à faire entrer dans le peuple l’idée de l’union, nous voilà d’accord. Le mémorable défilé du Congrès eucharistique aurait-il été, je ne dirai pas plus, mais seulement aussi éloquent, agrémenté de quelques singeries de mauvais goût ? Quelle manifestation du 24 juin eut jamais, au Canada, le sens profond et la portée morale du serment patriotique prêté par la jeunesse au pied du monument Maisonneuve lors du 250e anniversaire de la mort de Dollard ? Mais comment se fait-il que, des manifestations de cette nature, on n’en ait jamais vu à Montréal au 24 juin ? N’est-ce pas la preuve que pour l’heure il importe moins d’entretenir parmi le peuple la passion des cirques, que d’y cultiver, par la parole et par l’exemple, la réserve nécessaire aux races vaincues, la dignité, et surtout ces qualités éminemment françaises : la mesure, le bon sens et le goût.

L’idée de remplacer les mascarades et les pétarades par des manifestations plus sobres, et, en tout cas, plus pratiques, n’en a pas moins provoqué des résistances dans certains milieux.


L’abstention de Québec


Indifférence ou haine à l’égard de la pensée française ; attachement irraisonné aux cirques ; tels étaient donc les deux principaux sentiments que nous avions à combattre.

Ces sentiments auraient vite disparu chez les gens de bonne foi, sans deux incidents qui se produisirent durant la lutte.

Le premier de ces incidents fut le refus de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec de se joindre à nous.

Québec aime à s’intituler l’Athènes de l’Amérique, et toute désopilante que cette manie paraisse, quand, après avoir mis Québec en regard de New-York, de Boston, de Philadelphie, de Buenos-Ayres ou même de Chicago, on met ce que fut Athènes à côté de ce qu’est Québec, il faut savoir reconnaître le lustre que des noms comme Garneau, Crémazie, Casgrain, Gosselin, Rivard, Chapais, Gagnon, Lemay, Myrand, jettent sur une ville provinciale de 75,000 âmes. Mais il serait difficile de trouver, dans toute l’histoire du Canada français, rien de plus mesquin, de plus sot, ni, disons le mot, de plus vil, que les termes dans lesquels la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec condamna le Sou de la Pensée française. Moi qui connais M. Adjutor Rivard depuis des années, et qui avait toujours vu en lui un des champions de la pensée française (car de même qu’il ne défend pas la langue canadienne-française, mais la langue française, il défend la pensée française et non la pensée canadienne-française), je me demande encore pourquoi ce secrétaire général d’un Congrès du parler français est allé signer avec des citoyens comme les Pin et les Lockwell un ordre du jour qui, par la bêtise et la perfidie de ses considérants, restera comme le monument de ce que peuvent produire, à une heure grave de la vie nationale, une demi-douzaine de provinciaux envieux et méchants constitués en autorité. On a prétendu se tenir à l’écart parce que la Société de Québec pourrait recueillir davantage d’une autre manière : maintenant que tout est rentré, et que l’on sait que cette ville a souscrit pour sa part quelque $300 — car la souscription du Congrès du parler français vient en réalité de tout le Canada français, — ce qu’il reste à Québec, c’est la satisfaction d’avoir eu, comme à l’ordinaire, un beau cirque, mais aussi d’avoir privé les Canadiens-Français d’Ontario de quelques milliers de piastres, en encourageant contre nous, par sa vilenie, à Montréal les vieilles ganaches du patriotisme à panache et à ferblanterie, un peu partout les éléments les moins éclairés et les plus crapuleux de la population. Au lendemain de la publication de ma lettre, je rencontrai un buvetier qui me dit très sérieusement : « Nous, les hôteliers (c’est ainsi qu’ils aiment à s’intituler quand ils ont mis un vieux sofa dans un coin de la buvette et un sandwich sur le bout du comptoir), nous avons toujours donné libéralement pour la Saint-Jean-Baptiste quand il y avait des processions : le public entrait prendre un coup, et ça faisait notre affaire. Croyez-vous que nous allons souscrire si les processions sont supprimées ? » Voilà une des classes de gens que la résolution de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec a jetés dans le ravissement. Inutile de dire qu’à très peu d’exceptions près ils se demandent, eux aussi, où nous mène la Pensée française.


L’allocution de Sa Grandeur Mgr Bruchesi
sur l’agneau


Le second incident fut l’allocution de Monseigneur de Montréal à Saint-Jean-Baptiste, sur l’agneau.

Il y a dans les Écritures et dans la liturgie catholique des passages où le Messie-Rédempteur est comparé à l’agneau sacré des sacrifices ; partir de là pour prétendre que la suppression de l’agneau dans nos processions serait un acte d’anticatholicisme, c’est un peu forcer la note. Les premiers chrétiens se reconnaissaient au signe du poisson : s’en suit-il qu’on ne pourra plus, sans manquer de respect à l’Église, dire du mal du maquereau ? faudra-t-il désormais éviter de qualifier de requin un usurier et de petit poisson un malhonnête homme ? On peut vouloir le maintien de la tradition chrétienne dans nos sociétés nationales et souhaiter que le glorieux labarum de Constantin : In hoc signo vinces, remplace un jour l’agneau devenu chez nous, bien moins qu’un symbole religieux, l’emblème de la soumission passive et stupide à toutes les tyrannies.

Admettons cependant qu’en matière patriotique il faille tenir compte de la signification traditionnelle des symboles ; que saint Jean-Baptiste et son agneau, représentant, semble-t-il, le rôle de précurseur de la foi joué en Amérique par le peuple canadien-français, doive, pour cette raison, continuer de figurer dans les processions du 24 juin : est-ce à dire qu’au moins le mode de figuration du saint ne puisse se discuter ? Nous avons mis jusqu’ici sur nos drapeaux et nos bannières l’emblème national, le castor ; serions-nous plus patriotes, et ne serions-nous pas au contraire plus ridicules, en exhibant le 24 juin par les rues un de ces quadrupèdes ?

Même un enfant et un agneau peuvent faire un joli effet héraldique ; et si cela peut arranger les choses, et puisque notre race est ramenée par les événements à la période héroïque de son histoire, je consens à repousser comme sujet de bannière le labarum inspirateur de victoires pour l’agneau inspirateur de sacrifices. Mais quand, pour satisfaire la volonté philistine d’un président ou d’un secrétaire de section, on promène toute une matinée sous un soleil brûlant, au risque de le rendre idiot pour la vie, un joli petit enfant qui n’a fait de mal à personne et à qui, neuf fois sur dix, la tête tournera de toute manière ; quand, à cet enfant, l’on adjoint un agneau qui, se fichant de son rôle comme le poisson, en pareille occurence, se ficherait du sien, lève la queue, se soulage et fait  ; et que, derrière cet enfant et cet agneau, on permet à un papa bouffi d’orgueil d’étaler sa gloire d’engendreur en ayant l’air de dire à chaque coup de chapeau : « L’agneau, le voilà ; mais le bélier c’est moi ! », — si je veux bien ne pas mettre en doute la sincérité de ceux qui m’invitent à saluer, au nom du patriotisme, ce triste et bouffon spectacle, je veux aussi, sans manquer de respect ni à la Religion ni à la Patrie, pouvoir m’écrier : Ce gosse qui fourre nerveusement ses doigts dans son nez et qui, pour des raisons faciles à deviner, ne demande qu’à retourner au plus tôt à la maison, ce n’est pas saint Jean, c’est l’enfant d’un épicier de Sainte-Cunégonde ! (…)

On a dit que c’était M. Langlois qu’avait visé Monseigneur.

Je ne suis pas M. Langlois, je me suis déjà exprimé clairement sur M. Langlois et certaines de ses idées. Qu’on parcoure cependant le Nationaliste du temps où j’en fus le directeur, et l’on verra qu’à cette époque, antérieure de plusieurs années à la fondation du Pays, j’ai à mainte reprise qualifié le mouton de « Bête Nationale ». Et il n’y a pas eu la moindre protestation à l’archevêché, où le Nationaliste était lu, ni parmi les autres lecteurs du Nationaliste, dont bon nombre étaient des religieux et des ecclésiastiques. Quand, l’hiver dernier, nous entreprîmes de mettre au vert les vieillards malfaisants qui, oublieux des enthousiasmes de leur jeunesse, aveugles aux besoins toujours plus urgents de la race, avaient érigé l’inertie en politique dans la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, nous comptions parmi nous un grand nombre de jeunes catholiques militants ; et je me rappelle qu’à nos réunions préliminaires on plaisantait librement le mouton sans scandaliser personne. Si donc c’est M. Langlois que l’on veut atteindre, il semble qu’on pourrait s’y prendre autrement. Du reste, la popularité qu’on a faite à M. Langlois en classant comme maçonniques toutes ses propositions scolaires indifféremment, les bonnes comme les mauvaises, devrait être une leçon pour les partisans de la Bête Nationale. Je me rappelle, et beaucoup se rappelleront, que lorsque M. Langlois, le Dr Louis Laberge et quelques autres réclamèrent l’inspection médicale des écoles, les mêmes journalistes qui flairent des pièges sous le mouvement de la Pensée française crièrent à la franc-maçonnerie ; comme si ce n’était pas précisément une tactique des francs-maçons d’accaparer une idée juste, quand ils s’aperçoivent que l’adversaire est assez maladroit pour se ranger par simple esprit de faction à l’idée contraire ! Après des années d’opposition, ce fut le représentant de l’archevêché à la commission scolaire qui proposa l’inspection médicale. M. Langlois préconise la centralisation scolaire ; idée maçonnique ! Si la centralisation n’est pas avantageusement possible, il devrait être facile de le prouver par une ou deux expériences locales qui coûteraient peu de chose, et qui éclaireraient tout le monde ; je suis, quant à moi, porté à croire qu’ici comme dans les deux communes de la Nouvelle-Écosse où on en fait l’épreuve, la centralisation, même favorisée par des conditions géographiques exceptionnelles, désappointerait ses partisans. Mais que la centralisation doive ou ne doive pas être avantageuse au double point de vue économique et pédagogique, à qui fera-t-on croire que la fusion de trois ou quatre petites écoles de « bout de rang » en une seule soit une invention de Satan ? Les Canadiens-Français ne sont pas encore idiots, que diable ! Pendant dix ans nous avons entendu dire que la gratuité scolaire était une hérésie religieuse en même temps qu’une hérésie pédagogique ; et voici que graduellement, à Montréal, l’enseignement devient gratuit dans toutes les écoles ; et voici bien plus encore, qui est qu’un nouveau projet de loi scolaire annoncé par le catholique et antimaçonnique gouvernement belge comporte et l’obligation et la gratuité. Ce sont toutes ces bévues qui ont fini par lasser de la rengaine maçonnique ou antimaçonnique des masses de gens qui n’ont rien de commun avec M. Langlois, et par forcer les adversaires de M. Langlois à recourir au vol de grand chemin et à se discréditer ainsi d’une autre manière, pour pouvoir démontrer au public las de leurs dégoisements l’existence d’une loge maçonnique à Montréal. Il eût fallu attendre M. Langlois aux idées essentielles, en le forçant à se démasquer. Je ne le défends pas, je ne discute pas ; qu’on ne craigne pas qu’à propos d’un enfant, d’un agneau et d’un Canayen, je me laisse entraîner dans une polémique qui ne profiterait qu’à ces égrefins du journalisme qui au nom de la religion tronquent les textes, faussent les dates, dénaturent les opinions. Je constate seulement que M. Langlois, maçon reconnu, est devenu dans une population catholique, par la bêtise de ceux qui le combattent encore bien plus que par son habileté, une puissance qui fait trembler jusqu’à l’archevêché. Et que M. Langlois se soit permis de plaisanter trop vivement le mouton, cela peut bien faire croire à quelques-uns que M. Langlois veut ridiculiser l’Agneau de Dieu, mais cela ne justifie personne de classer parmi les antichrétiens ceux qui déplorent, ou même ridiculisent, l’usage que l’on a fait jusqu’ici de l’agneau dans nos processions patriotiques.

En faisant de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, à la dernière session du parlement de Québec, « l’union des catholiques de langue française sur le terrain national », on a, pour atteindre deux cents francs-maçons qui, chose bizarre, sont légalement des catholiques et pourraient comme jadis M. Sauvalle faire condamner par les tribunaux quiconque les traiterait de non-catholiques, on a, dis-je, exclu de la race plusieurs milliers de protestants français, nés pour la plupart dans la foi protestante et qui, soyons donc une bonne fois assez loyaux pour le reconnaître, ont d’autant plus de mérite de rester français quand ils le font qu’une opinion publique hostile les pousse malgré eux du côté anglais. J’avais moi-même, deux ans auparavant, fait fermer la Société aux adhérents des « sectes poursuivant un but contraire à celui de la Société » — et parmi ces sectes il était expressément entendu que nous comprenions la maçonnerie. Mais je ne voyais pas la nécessité de la nouvelle expulsion. Je ne la trouvais justifiée ni par le nombre des protestants canadiens-français ni par leur attitude, absolument indifférente, envers la Société. Je craignais qu’elle ne parût inspirée par la peur et qu’on n’y vit de la part de la Société un signe de faiblesse plutôt qu’un signe de force. Je croyais aussi avec le cardinal Richelieu que celui-là est un mauvais Français qui préfère à un huguenot français un catholique espagnol, et que Guiton peut être utile à sa race, même s’il fut à certain moment un révolté. Et ces vues étaient partagées par bon nombre de membres, qui, battus à une assemblée générale tenue en mon absence, m’auraient suivi volontiers dans un nouveau débat. Pour l’amour de la paix, je ne dis pas un mot, je ne levai pas un doigt ; et si la question se posait de nouveau devant la Société je voterais pour la faire écarter, car maintenant que l’exclusion est prononcée, autant vaut la maintenir que d’en faire une nouvelle cause de discorde. Est-ce à dire que nous allons maintenant classer les Canadiens-Français en bons et en mauvais patriotes selon qu’ils voudront ou qu’ils ne voudront pas voir dans nos processions patriotiques un agneau en chair et en laine, sautillant et bêlant ? Malgré une pression désespérée qui vient précisément des partisans actuels de l’intangibilité de l’agneau, l’épiscopat de la Province de Québec a eu le bon sens élémentaire de ne pas imposer le drapeau du Sacré-Cœur aux catholiques. Nous inspirant de cet auguste exemple, nous ne fermerons pas la Société aux bons patriotes qui croient à ce qu’on est convenu d’appeler irrévérencieusement le Mouton, mais nous ne la fermerons pas non plus aux Canadiens-Français qui n’auront sur la conscience qu’une foi trop tiède au Mouton. Quelque dégoût qu’il me prenne d’avoir à discuter sérieusement de telles balivernes, qu’on se le tienne pour dit, tant que moi et mes amis aurons notre mot à dire au gouvernement de la Société, le Mouton restera ce qu’il a été jusqu’ici : une question libre ; la Société ne sera pas plus livrée au tardivellisme byzantin et fanatique qu’à une variété quelconque d’anticléricalisme. Et les primaires qui, par les frustes machinations de leurs frustes cervelles, travaillent à faire croire qu’on est un mauvais Canadien-Français de souhaiter que les manifestations de la foi nationale deviennent non certes moins éclatantes, mais moins iroquoises, en seront pour leurs hurlements, Cette même tribu, par son sionisme mystique et irrédentiste, son parti pris de ne rien voir ni prévoir, a déjà fait perdre à notre race les vastes et gros territoires du Canada central, et, en diminuant ainsi des trois quarts son patrimoine, l’a appauvrie pour des siècles. L’apôtre de Prince-Albert, Mgr Légal, lui a d’un geste justicier, au Congrès français de l’Alberta, collé au front le châtiment de sa néfaste besogne. Nous ne lui permettrons pas maintenant de rétrécir la race canadienne-Française au cercle de la famille Tardivel-Pégin par des manœuvres où le fanatisme des Trembleurs s’allie à l’ingéniosité de Robert Macaire. (…)


Quelques autres obstacles


Combien d’autres résistances nous avions à vaincre, nous ne le savons peut-être pas encore. Des jeunes filles à qui l’on demandait leur concours et qui personnellement, avec leur gros comme ça de cervelle, s’y entendent aussi bien en politique qu’en hébreu, répondaient, apparemment sur la foi d’un papa ou d’un petit frère mieux renseigné : « La Pensée française, oui, on connaît ça ; encore une affaire nationaliste ! » D’autres qui avaient promis leur concours le retiraient à la dernière heure, sans vouloir dire pourquoi. Un maître de chapelle qui est en même temps instituteur, et qui s’était spontanément chargé d’organiser la partie artistique de la séance du 24 au soir, s’est retiré trois jours avant la séance. Il avait lui-même pris part à la composition du programme, de tout le programme. Il a refusé de s’expliquer. Le curé du même monsieur a essayé par tous les moyens d’empêcher la section locale de la Société de souscrire au Sou de la Pensée française ; c’est malgré lui que la section nous a envoyé $25 ; il voulait que cet argent « restât dans la paroisse » — une des plus populeuses et une des plus riches de Montréal. Un journal qui avait publié avec un empressement apparent tous les communiqués du Comité, crut devoir se racheter le dernier jour auprès de ses annonceurs anglais, en nous jetant dans les jambes un article à double entente sur l’opportunité du mouvement. Au moins nous avons pu, dans la plupart des cas, mettre les intrigues à jour et voir sous les masques.

Il ne faudrait pas oublier dans ce petit inventaire du crétinisme, de la perfidie et de la sottise nationale, l’état d’esprit de notre noblesse d’argent.

On compte maintenant une cinquantaine de millionnaires canadiens-français, paraît-il. Au point de vue national, mettons, pour être généreux, qu’il y en a bien trois qui ne sont pas des abrutis — et encore, ne nous demandez pas de les nommer ! Si les Juifs étaient persécutés au Canada, tous les millions des Workman, des Davis, des Vineberg, des Cohen et des Jarvis y passeraient, avant qu’on acceptât l’injustice ; ce n’est pas chez cette race admirable qu’on perd le cœur en acquérant un million ! Les trois ou quatre millionnaires irlandais d’Ottawa ont offert à doter à eux seuls, pour les siècles, l’université de cette ville, si l’on voulait en faire une institution anglaise. Chez nous, quand on a de grippe et de grappe amassé son petit million, l’on n’a plus que deux ambitions : aller habiter dans le voisinage d’Ontario Avenue, et pouvoir donner ses filles à des Anglais.

N’oublions pas non plus le snobisme anglomane qui semble être le principal produit de certaines de nos écoles de femmes. On veut bien quêter dans la rue pour la charité, surtout si c’est en compagnie d’Anglaises ; car la charité mène à tout, dans le monde, et quant aux Anglaises c’est déjà quelque chose que de pouvoir les fréquenter au moins une fois par année, fût-ce dans la rue ! Mais tendre la main pour des enfants de bûcherons, qui pourraient si bien apprendre l’anglais, ça ne pose pas dans la société, ça n’est pas chic, ma chère ! Et voilà une des raisons pourquoi Madame Lemaire, notre dévouée organisatrice générale, qui, comptant énormément sur la société, avait trop négligé les concours plus humbles, n’a eu que sept cents quêteuses au lieu de douze cents qu’il lui aurait fallu.


L’Action, 26 juillet 1913.


  • Extraits d’une interview accordée par M. Asselin, alors président de la Société St-Jean-Baptiste et père du mouvement du Sou de la Pensée française, à Jules Fournier, après la première collecte du Sou, faite au profit des écoles françaises de l’Ontario, qui rapporta $15,000.