Éditions de l’Action canadienne française (p. 65-69).

MIGNONNE, ALLONS VOIR SI LA ROSE…[1]



J’AVAIS, à propos des Phases, qualifié M. Delahaye de « vrai poète qui joue au fumiste ». J’ai cru deviner, dans de brefs entretiens que nous avons eus sur cette appréciation, que le titre de « vrai poète » ne compensait pas l’autre à ses yeux ; que pour un peu plus il aurait vu en moi une espèce de Juge Timon, c’est-à-dire un être vaguement intermédiaire, pour l’intelligence, entre le dromadaire et le cachalot. Et je demande si, n’était l’amitié personnelle qui nous lie, il ne serait pas tenté de me compter parmi les cochons que sans, comme Léon Bloy, les nommer par leur nom, il invite aujourd’hui à aller voir avec Mignonne « si la rose est sans épines ».

Cela fût-il, que je ne songerais même pas à m’en formaliser. Il ne me gêne nullement, quant à moi, de reconnaître que tout critique littéraire canadien-français, professionnel ou improvisé, a dans son cerveau un cochon de belle taille qui sommeille, dussent, à quelques-uns, toutes les colombes du ciel habiter leur cœur. Et puis je reste certain d’avoir, en quelques mots, formulé sur les Phases un jugement juste, en y départant le fond — une espèce particulièrement rare de sentiment, un sentiment discret, aristocratique — de la forme, tantôt bizarre, tantôt franchement funambulesque, rarement, je ne dirai pas classique, mais tout simplement humaine.

Mais cela n’est pas, ne saurait être. Maintenant qu’il se fait gloire, et avec raison, de cultiver la Blague pour l’amour de la Blague, il admettra qu’en le soupçonnant d’avoir voulu, par la part de funambulisme mêlée aux Phases, berner un peuple qui se délecte aux ahans de M. Caouette (le poète officiel de Québec) et aux « transpirations » de M. Chapman, j’ai voulu lui faire moins un reproche qu’un compliment. Lui et moi, nous nous sommes dit, lui à vingt ans, moi à trente-cinq, lui tout de go, moi après dix ans d’expérience, que puisqu’on n’est jamais sûr de pouvoir se mettre à la portée de Démos, même en prenant, pour lui parler, la langue des valets de Molière, le mieux est encore de s’amuser à ses dépens quand l’occasion s’en offre. Je reçus dernièrement la visite d’un monsieur dont j’ignorais le nom, mais qui devait ne pas être le premier venu : il avait des bottines Slater, un complet Fashion-Craft, un faux-col de chez Tooke, des gants Perrins, une cravate et des chaussettes des Royal Stores ; en faut-il davantage pour composer le gentilhomme ? Il me serra la main avec effusion, s’informa de mon voyage en Europe, et me félicita d’être sorti de la politique. « La sale affaire ! dit-il avec chaleur. Penser que vous, Asselin, vous avez été battu par Robillard — Robillard qui ne pense pas, ne parle pas, n’agit pas ! N’importe, j’ai bien travaillé pour vous, et je ne le regrette pas ». Je lui demandai s’il voulait « une place » ; à ma grande surprise il répondit non. Nous nous séparâmes meilleurs amis que jamais. S’il n’en tenait qu’à moi, ce brave homme qui me connaît, qui a travaillé pour moi (pourquoi m’aurait-il menti ? il ne demandait rien), et qui, comme signes extérieurs d’intelligence, arborait tout ce que j’ai dit plus haut — ce brave homme continuerait à croire que j’ai été battu par Robillard. J’ai raconté cette histoire à Delahaye, et nous en avons conclu ensemble que la langue dans laquelle on présente certaines idées littéraires, politiques ou philosophiques à certaines gens — formant, hélas ! le gros de la société, — est encore une question bien secondaire, Monsieur Jourdain ayant de tout temps compris le turc aussi bien que le français.

À vrai dire, — et le Canada, qui, sous la direction de cet aimable mandarin de Rinfret, sut, dans l’élection de Saint-Jacques, tirer un tel parti de ma préface aux Souvenirs de prison, de Jules Fournier, ne manquera pas d’enregistrer au profit des Lapointes de l’avenir ce nouvel aveu de dépravation, — à vrai dire, il y a déjà quelque temps que mes amitiés littéraires se caractérisent par un large éclectisme, où la Blague trouve largement son compte. Raoul Ponchon m’a souvent reposé de Corneille et Courteline de Bossuet. Le sublime et ennuyant Milton ne m’empêche pas de goûter Mark Twain. Alphonse Allais, Jacques Ferny, David Lafortune, L.-O. David (dans ses œuvres historiques), ont souvent embelli de rêves folichons les sommeils invincibles qui me venaient de certains dialogues de Platon. J’étais donc tout désigné pour écrire la préface de Mignonne — œuvre délibérément provocatrice, funambulesque à la troisième puissance, mais plus intéressante, par son allure même, que ces beaux petits recueils bien peignés, bien léchés, bien sages, qui forment presque toute la production poétique canadienne-française. Que le Canada en fasse s’il le veut son profit, le nouveau livre de M. Delahaye me plaît sans doute parce que, supprimées les notes, les reproductions, les paraphrases, il contient très peu de vers, — mérite rare, à mon sens, pour un volume de vers canadien-français, — mais il me plaît surtout pour la blague qui s’y manifeste insolemment et qui, prise comme elle doit l’être, reposera de l’Idéal et des Aspirations avec majuscules.

Que j’aie compris tout de suite tout ce qui est en Mignonne, c’est une autre paire de manches, comme dirait M. Edmond Rostand. J’ai peu lu Nietzsche, et je le regrette ; les « livres » du Crédit Métropolitain, limitée (aie ! aie !), m’ont pris ces dernières années un temps que j’aurais été heureux de consacrer à l’étude de ce philosophe familier, j’en suis sûr, à MM. Napoléon Séguin et L.-A. Lapointe. Mais je connais le mysticisme visionnaire d’Hello et le catholicisme plus fantasque qu’hétérodoxe de d’Aurevilly, et il m’a semblé que la blague de Mignonne était plutôt, presque uniquement, la blague à froid des Ethopées. Or, la blague à froid est précisément celui de tous les genres de blagues qui vous taxe le plus l’entendement. Ce n’est du reste pas la première fois que je me serai trouvé interloqué devant la Blague. Après trois années de réflexion je n’ai pas encore pu me décider à dire si le Sartor Resartus de Carlyle, regardé par plusieurs comme le chef-d’œuvre de la blague anglo-teutonne, est oui ou non un ouvrage spirituel. Moi qui reconnais en Peladan un des critiques les plus pénétrants et un des maîtres écrivains de la France contemporaine, je cours encore après le sens divers et fugitif des Ethopées. Je lirais plutôt Confucius dans l’original que je ne verrais goutte dans Baruch ou dans l’Apocalypse. Les notes, heureusement, sont venues à mon aide : j’ai compris et me suis gaudi.

Si le lecteur est comme moi embarrassé, il lira comme moi les notes. Si les notes ne lui paraissent pas claires, il m’imitera une fois de plus en relisant les Phases (entre nous, ce n’est pas Delahaye qui s’en plaindra). Mais qu’il comprenne parfaitement ou non, il se dira que ce maître blagueur, à peine sorti de l’adolescence, a assez de souplesse pour produire un jour — un jour qui n’est pas éloigné — une œuvre durable.

Delahaye a fait Mignonne pour prouver qu’il pourrait faire autre chose, et mieux. Il m’a convaincu. Je l’attendrai à la besogne. Je vivrai pour voir ceinte de feuilles d’érable, par ses compatriotes mieux éclairés, sa belle tête de pensée, de rêve — et de blague.

  1. Préface de Mignonne, allons voir si la rose…, recueil de vers de M. Guy Delahaye, publié en novembre 1912.