Éditions de l’Action canadienne française (p. 32-38).

À PROPOS D’ENSEIGNEMENT GRATUIT ET OBLIGATOIRE


À M. X.,

Québec.

Cher ami,

Vous me demandez pourquoi je laisse préconiser dans le Nationaliste l’enseignement gratuit et obligatoire. Vous êtes un homme intelligent, vous me voulez du bien : votre lettre est donc pour m’aviser qu’en notre pays c’est briguer une mauvaise réputation que d’admettre la discussion de pareils problèmes.

Tout d’abord rendez à la vérité l’hommage de convenir que les adversaires de l’instruction gratuite et obligatoire ont été accueillis au Nationaliste avec les mêmes égards que ses partisans. Un M. Daoust, que je n’ai pas l’honneur de connaître, a écrit chez nous que ce système détruirait la criminalité ; un illuminé du nom de Bégin, nourri par les curés de campagne qui ne lisent qu’un journal, en a profité pour nous traiter de francs-maçons dans la Croix. M. Germain Beaulieu m’a adressé une note de sympathie, un Jésuite de mes connaissances a répondu à M. Beaulieu. Celui-ci a répliqué, le religieux est revenu à la charge, et j’étais bien disposé à laisser le dernier mot à qui l’aurait voulu prendre, quand l’adversaire de M. Beaulieu a subitement cessé d’écrire et, par une curieuse coïncidence, un nouveau collaborateur est entré à la Croix pour aider à M. Bégin à couvrir de boue M. Beaulieu et le directeur du Nationaliste.

Mais reconnaissons, pour vous plaire, que j’aie réellement penché du côté de M. Beaulieu ; où est le crime ?

Depuis quand et de par quelle autorité l’enseignement gratuit et obligatoire est-il chez-nous un sujet réservé ? Ce sujet fut traité il y a douze ans par M. Philippe Demers, devant le cercle catholique de Ville-Marie. Dans la suite, M. l’abbé Collin en prit la défense. Qu’est-il survenu depuis qui empêche les catholiques du Canada — et du Canada seulement, par ailleurs on ne leur a jamais nié ce droit — d’en parler ?

Ruse maçonnique ? Manœuvre anti-cléricale employée en France et destinée dans la province de Québec à préparer l’avènement de l’école neutre. Mon cher ami, cet argument vaudrait quelque chose si nous n’avions sous les yeux, vous et moi, l’histoire de la guerre livrée pendant un siècle à l’idée républicaine par les catholiques de France, — guerre stupide, guerre insensée qui sert de prétexte aux mesures anti-catholiques et anti-chrétiennes d’aujourd’hui, si elle n’en a été la cause.

Les F… M… veulent s’emparer de l’école comme ils se sont emparés de la république ; allez-vous pour cela prêcher l’ignorance ? Montrez-moi donc au Canada un anticlérical reconnu qui se soit prononcé pour l’enseignement gratuit et obligatoire ? M. Philippe Demers n’est certainement pas un mauvais esprit. M. Germain Beaulieu est le digne secrétaire général d’une de nos plus belles sociétés chrétiennes de secours mutuel. M. Paul Martineau, que la Croix avait presque ruiné auprès du clergé par l’insinuation, — à cause précisément de ses déclarations en faveur de l’uniformité des livres et de l’enseignement gratuit, — faisait ces jours derniers devant un auditoire protestant un panégyrique éclatant de l’instruction religieuse. M. Godefroy Langlois n’a jamais, que je sache, énoncé les vues que l’on reproche à M. Beaulieu, et vous lirez toute la brochure de la Ligue de l’Enseignement sans y trouver un mot en faveur de l’enseignement gratuit et obligatoire. Il vous incombe donc d’expliquer en quoi le système préconisé par M. Beaulieu est contraire à la doctrine de l’Église ; comment, appliqué par les autorités auxquelles l’école est soumise dans la province de Québec, il pourrait devenir un instrument de laïcisation et de neutralisation.

Séparons, pour les fins de la discussion, la contrainte et la gratuité. Ces deux principes ne sont pas nécessairement indissolubles : le Conseil de l’instruction publique a approuvé la distribution de livres de lecture uniformes, il ne s’est pas prononcé sur la contrainte.

Quelle objection voyez-vous, au point de vue religieux, à ce que la société défraie l’instruction des enfants pauvres ? En mettant le père de famille et le contribuable sans enfants sur le même pied devant l’impôt scolaire, n’a-t-on pas reconnu, sans préjudice des droits de l’Église, que l’instruction publique est une charge sociale, que dans un État bien organisé l’inculcation de certaines connaissances élémentaires à l’enfant est un devoir social ?

La gratuité des livres entraînerait la main-mise de l’État sur l’enseignement ?

Mais que faites-vous de la déclaration de M. Martineau, que dans la province catholique de Québec il ne saurait être question d’enseignement neutre ? Que faites-vous du Conseil de l’instruction publique, dont c’est précisément une des attributions d’examiner les livres de classe ? Que faites-vous des curés, que la loi constitue inspecteurs des écoles de leurs paroisses au point de vue religieux et moral ? Et puis, comment expliquez-vous que cent mille exemplaires de Mon premier livre aient été distribués aux écoles primaires avec l’assentiment des évêques membres du Conseil de l’instruction publique ?

Vous avez bien le droit de voir une manœuvre maçonnique dans un système reconnu par l’épiscopat : il est toujours permis au bedeau de parler de SA paroisse, de SON église, de SES ouailles ; mais n’accorderez-vous pas qu’on puisse croire à la gratuité des livres sans s’exposer à l’excommunication ?

Passons maintenant à la contrainte.

Vous admettrez que, dans notre organisation sociale et économique, l’homme qui ne sait ni lire ni écrire est à celui qui sait lire et écrire ce que le sourd-muet est à l’homme qui entend et qui parle. Il vit d’une certaine vie, il peut goûter un certain bonheur. Envisagé au point de vue social, on peut poser en règle générale qu’il est inoffensif, semblable à ces machines qui requièrent d’autant moins d’attention qu’elles sont moins compliquées.

Mais de cette « innocivité » presque absolue de l’illettré, conclurez-vous que la société n’a pas le droit d’imposer à ses membres certaines connaissances élémentaires, essentielles, par exemple, à l’exercice du droit de suffrage ? De son bonheur relatif, conclurez-vous que c’est violer le droit naturel que de forcer le père de famille à assurer à ses enfants une existence meilleure ? L’État porte atteinte au droit naturel en nous imposant certaines précautions sanitaires pour le bien général. Même dans les pays britanniques, où le législateur a plus que partout ailleurs le respect de la liberté individuelle, le bien général est fait souvent du sacrifice des droits de l’individu. Et l’État qui, d’après le père jésuite Castelin, peut fermer la fabrique ou refuser le droit de suffrage à l’illettré — contrainte morale que j’ai trouvée excellente jusqu’à ce que M. Germain Beaulieu eût montré ce qu’il y a d’injuste à punir l’enfant pour la faute des parents, et que vous-même, après mûre réflexion, trouverez plus injuste qu’une contrainte pénale s’exerçant sur le chef de famille, — l’État, dis-je, n’aurait pas le droit de rendre obligatoire la connaissance de la lecture, de l’écriture et des éléments du calcul !

La contrainte est condamnable par l’Église, si l’enseignement est contraire à la doctrine catholique, en d’autres mots, l’État n’a pas le droit de forcer les parents à envoyer leurs enfants à une école qui répugnerait justement à leur conscience. Mais cette contrainte, qui la réclame chez nous ? Même aux États-Unis, où la souveraineté de l’État est admise par la grande majorité des citoyens, tout ce que l’on exige du chef de famille, c’est de prouver que l’enfant apprend, d’un maître quelconque, à lire, à écrire et à calculer d’après les quatre règles simples. Qu’y a-t-il en cela que l’Église condamne ? Et puis, comment pensez-vous qu’il serait possible, dans la catholique province de Québec, de forcer les parents à envoyer leurs enfants à des écoles neutres ?

La contrainte est encore condamnable si elle prive les parents nécessiteux de l’aide de leurs enfants. Aux États-Unis, en pareil cas, on exempte l’enfant de l’école pendant la plus grande partie de l’année ; il y a même quelquefois exemption complète. Qu’est-ce qui nous empêcherait d’appliquer la loi de la même façon ?

Si, comme on l’affirme, tous les parents, chez nous, envoient leurs enfants à l’école, en quoi la contrainte portera-t-elle atteinte à leur droit naturel ? Et si, n’ayant aucune raison matérielle ou morale de ne pas les y envoyer, ils veulent cependant les tenir dans l’ignorance, quelle considération, dites-moi, méritent de pareilles brutes ?

Notez bien que je ne prêche pas, que je n’ai jamais prêché l’instruction gratuite et obligatoire. Je me suis fait, comme directeur du Nationaliste, une ligne de conduite de ne pas prendre d’attitudes que, même à tort, même par ignorance ou par une interprétation trop étroite des lois de l’Église, certains de nos lecteurs pourraient trouver répréhensibles. De plus, je ne suis pas loin de croire que s’il est vrai, comme l’affirme M. Magnan, que la fréquentation scolaire atteint dans la province de Québec un chiffre inconnu partout ailleurs, il n’y a probablement pas lieu de charger nos statuts d’une loi qui resterait lettre morte ; que, d’autre part, la gratuité mise en pratique par des députés que l’on achète pour cinquante, quarante, trente et vingt dollars, finirait probablement par être coûteuse.

L’idée que j’ai voulu affirmer en ouvrant les colonnes du Nationaliste à M. Germain Beaulieu, c’est qu’un système d’enseignement n’est pas maçonnique parce qu’il prend fantaisie à un fou quelconque de le prétendre.

C’est qu’on n’est pas plus tenu d’écouter les philippiques du H. P. Ruhlman contre l’instruction gratuite et obligatoire qu’on n’est tenu de croire avec le R. P. Hamon[1] que l’enfer est au centre de la terre et qu’après le jugement dernier nous nous promènerons dans les espaces célestes en corps et en âme.

C’est que dans une ville où il existe une dizaine de journaux, il devrait être possible à un honnête homme de se défendre, à propos d’une question libre, contre les insinuations malicieuses d’un exploiteur de religion qui à force de s’écrire des prétendues lettres d’évêques, a fini par faire croire à un certain nombre de gogos qu’il parle au nom du pape.


Le Nationaliste, 16 avril 1905.
  1. « Au-delà du tombeau »