Éditions de l’Action canadienne française (p. 28-31).

TIREZ LE DERNIER… MONSIEUR LE MAGISTER




EN lisant, dans le dernier numéro de l’Oiseau Mouche, les vantardises du nommé Abner, je me suis souvenu de la victoire remportée par Don Quichotte sur ce lion qui répondit à ses provocations par un bâillement et une volte-face. Il a trouvé dans quelques auteurs à spécialité catholique que M. Thiers est apparemment fataliste, que Guizot eut le tort de naître protestant, que Villemain n’aime pas les Jésuites et que Sainte-Beuve est parfois trop partial et trop personnel, et il persiste à dire que tout cela le justifie d’avoir donné le coup de pied de l’âne à ces écrivains qui ont contribué à la résurrection de l’histoire et créé la critique littéraire.

Il exige que je démontre (comme si le monde entier ne se composait que de poseurs et de faiseurs de son calibre) que les catholiques intelligents aiment Guizot, Thiers, Villemain, Sainte-Beuve, et, sur ma réponse que ces choses ne se prouvent que par leur évidence, il fait le Jean Lévesque et m’accuse de lâcheté.

On ne discute pas avec de pareilles gens ; car il n’y a guère, parmi les catholiques réputés instruits, qu’un professeur de littérature au collège de Chicoutimi pour juger les hommes et les choses de la France d’il y a trois quarts de siècle avec les lunettes dont se sert Mgr Labrecque pour éplucher un article du Soleil.

Pour ignorer que Guizot, s’il eut le malheur de naître protestant, gouverna cependant la France pendant dix ans du consentement des catholiques, à cause de sa droiture et de sa largeur de vues, et rendit à l’Église, dans son ouvrage sur les origines de la France politique, un hommage dont bien des catholiques n’auraient pas été capables ;

Que si Sainte-Beuve fut un coquin, on ne trouverait pas ses écrits chez tous les hommes qui se piquent de prendre, intellectuellement parlant, au moins un bain par année ;

Que si Villemain n’aimait point les Jésuites, il en fut moins responsable que son époque, qui vit également en guerre plus ou moins ouverte contre les « noirs » le futur cardinal de Bonnechose, le père Ventura, Monseigneur Dupanloup, et the last mais pas le plus petit agneau de la troupe, l’aventurier politique Rossi, mort peu de temps après au service de Pie IX et dans le sein du Seigneur ;

Que si les ouvrages historiques de Thiers ne manquent pas de choquer le sens religieux des catholiques qui voient la main de la Providence jusque dans la nomination d’un policeman et l’écrasement d’un caniche, cet auteur n’est pas le seul dont la lecture est dangereuse pour la jeunesse puisque, dans les divers collèges de Chicoutimi dont notre province est affligée, on interdit aux élèves la lecture du grand Rohrbacher et de Cantu, deux auteurs catholiques.

Si, par malheur, le fanatisme et l’ignorance qui sévissent à Chicoutimi débordaient sur le reste du monde catholique, dans certaines maisons d’éducation classique on ne lirait plus Mgr Dupanloup, parce que Veuillot a dit de ce prélat cent fois pis qu’il n’a jamais dit de Guizot, le protecteur de ses débuts politiques ; dans certaines autres, on ne lirait plus Veuillot, parce que Montalembert, dans un moment de mauvaise humeur qui se prolongea plusieurs années, écrivit à Mgr Dupanloup que l’Univers était la « honte du journalisme ». Chateaubriand lui-même, l’auteur d’Atala, René et autres ouvrages où il y a plus de génie que de christianisme, serait compris dans le massacre, car ils sont rares les écrivains français du commencement du siècle, même parmi les mieux intentionnés et les plus droits, qui n’aient pas subi l’influence de ce milieu et de cette époque sceptiques. Vouloir juger ces hommes d’après nos opinions et nos préjugés, c’est de la démence pure et simple ; autant vaudrait faire un crime à Platon de n’avoir pas obtenu pour son Banquet ou pour sa République l’imprimatur d’un évêque.

Voilà pourquoi, au lieu de raisonner avec la tête de linotte qui chante dans le nid de l’Oiseau-Mouche, je me contenterai de lui citer, à titre de curiosité, ce qu’un avocat et homme politique catholique, M. Chauvin, disait le mercredi soir, 20 février, à l’université catholique de Montréal au cours d’une conférence sur notre formation intellectuelle :

« La France », a dit M. Chauvin, « nous offre l’exemple de ces hommes à culture élevée et générale. Guizot, Thiers, Montalembert et, de notre temps, M. Hanotaux, hommes politiques et hommes de lettres, laissant la tribune et sa fiévreuse éloquence, pour se renfermer dans leur cabinet de travail avec leurs livres, leurs études et leurs manuscrits impérissables.»

« Ce sont les modèles qui s’imposent à nos hommes publics. »

Je pourrais mener le magister DeGagné joliment loin dans cette polémique, car ce n’est pas encore, de ma part, me coter très haut que de me mettre au-dessus de lui par l’intelligence et le savoir ; mais je m’arrête, de crainte que, le présent numéro des Débats atteignant le monde civilisé, on se demande par là dans quelle partie de l’Asie, de l’Afrique ou de l’Océanie, se trouve ce pays où l’on discute encore si Sainte-Beuve, Guizot, Thiers et Villemain ne méritent pas le carcan, le pal ou le bûcher.

Messire DeGagné, comme le lion de Cervantès, et moins à cause de ma force que de votre ineptie, je vous tourne le postérieur : vous pouvez, à votre aise, y diriger les foudres de cette intelligence que le Ciel semble vous avoir mise non pas dans la tête, mais dans les pieds.

Les Débats, 2 mars 1902.