Éditions de l’Action canadienne française (p. 15-17).

M. ÉMILE NELLIGAN




SA modestie pardonnera à notre vieille camaraderie d’esquisser ici quelques traits de son étrange figure. Ce sont d’intimes souvenances que partagent avec nous les fervents d’il y a quatre ou cinq ans, lors des amicales réunions dans la chambrette de la Montée du Zouave, chez Louvigny de Montigny.

Longtemps méconnu de ses amis, Nelligan parvint à se faufiler dans le cénacle des jeunes littérateurs qui avaient entrepris de combattre les tendances bourgeoises de notre littérature nationale. C’est lui qui proclamait les théories de l’art pour l’art et brandissait l’oriflamme de la rime millionnaire. Il psalmodiait plutôt ses vers qu’il ne les déclamait ; puis, tout à coup, il s’interrompait brusquement, roulait une cigarette et jetait sur l’auditoire un regard méfiant et circulaire. La plupart le trouvaient trop rêveur, et tous déchiffraient avec peine le sens de ses tirades accompagnées toujours de gestes très larges. Mais personne, cependant, ne se rendait compte du travail d’orientation qui se faisait alors chez le jeune poète.

M. Nelligan est avant tout un dilettante du mysticisme, chez qui la piété peut parfois passer pour impie. Dans certaines œuvres d’adolescence, on dirait qu’il goûte le charme douloureux du péché et qu’il ne trouve pas le sacrilège dépourvu de majesté. Mais ses vers, — ceux publiés dans le volume de l’École Littéraire ainsi que les autres, — seront oubliés parce que lui, l’auteur, possède trop le culte du mot et de l’épithète, parce qu’il recherche l’éclat de la phrase, qu’il se laisse bercer à sa musique et qu’il croit au prestige des sonorités.

Il est de l’école symboliste avancée et ne peut être que de cette école. Il en connaît tous les procédés dont le premier consiste à nommer les attributs ou qualificatifs d’une chose pour la chose elle-même.

« La saxe tinte… il est aube ; …sur l’escalier
Chante un pas satiné dans le frisson des gazes ; »

Alors qu’un naturaliste aurait dit : La pendule de Saxe tinte et l’aube paraît : — dans l’escalier on entend un bruit de pas satiné…

Plus loin, dans un Rêve de Watteau, sonnet où la clarté cède le pas à la sonorité, citons ce dernier vers d’un symbolisme profond et d’une beauté rare :

« Nous déjeunions d’aurore et nous soupions
d’étoiles !»

Il est d’autant plus beau qu’il s’agit ici de deux bergers vêtus de loques et mangeant au gré de l’occasion, s’adorant en frissonnant jusqu’aux moelles par les soirs des crépuscules roux.

Ce dernier vers est un clou, et il s’en trouve plusieurs dans les poésies de M. Nelligan, placés tantôt au commencement de la pièce, tantôt au milieu, tantôt à la fin. Et les clous de M. Nelligan ont ceci de bon, qu’ils sont presque toujours des trouvailles, de fines trouvailles comme celle qui termine la Romance du Vin que nous avons déjà publiée :

 « Je suis si gai, si gai, dans mon rire sonore,
Oh ! si gai que j’ai peur d’éclater en sanglots ! »

Il a pu commettre certains excès de lyrisme, certaines audaces ; mais, on les lui pardonne en faveur de sa jeunesse et de sa belle âme. Il aime tant l’art ! il aime tant sa mère dont ses vers sont remplis ! il porte en lui-même tant d’illusions !

Il a écrit ces vers au milieu du terre à terre de la vie bourgeoise, du mercantilisme et du dédain de ceux que les subtilités artistiques ne sauraient émouvoir, et sa puissante imagination l’a fait se séparer des laideurs environnantes.

Et grâce à cette étonnante faculté d’isolement, et aussi parce qu’il a souffert, on peut lui prédire qu’il vivra heureux et marchera le front serein à travers toutes les rancunes et les bassesses humaines.


Les Débats, 6 mai 1900.