Éditions de l’Action canadienne française (p. 11-13).

CESSONS NOS LUTTES FRATRICIDES !



LES jeunes ont devant eux une grande et noble tâche. Celle d’élever la race canadienne-française, par la parole et par l’exemple, au dessus des stupides querelles dans lesquelles elle s’est épuisée depuis quarante ans, par suite des conseils intéressés des plus vils des hommes, les politiqueurs.

Croit-on que, dans un pays où la minorité compte pour un tiers et peut, par conséquent, avec l’appui des éléments les plus libéraux de la majorité, faire et défaire les cabinets, un chef de gouvernement comme sir Wilfrid Laurier et un chef d’opposition comme M. Charles Tupper, eussent demandé aux Chambres un crédit de deux millions pour défrayer une expédition militaire en Afrique-Sud, s’ils n’avaient eu la conviction que quarante années d’un parlementarisme étroit, et d’une politique de bleus et de rouges appliquée à tout, jusqu’à nos phares, nos quais, à nos chemins de colonisation, avait abaissé le caractère de nos hommes publics, abâtardi leur volonté, atrophié leur sens moral ?

Nous avons eu un beau réveil en 1886. Après cinq ans de merciérisme, nous nous sommes rendormis on sait où.

Mais si l’histoire est sévère pour ceux qui poussèrent Mercier à la ruine, elle ne le sera pas moins pour certains hommes publics de ces temps troublés, qui, en lui prêtant un loyal concours, lui eussent permis de réaliser ses projets de régénération, et résolurent, au contraire, de ne rien faire pour détourner la province du bourbier où elle s’engageait, pourvu qu’un homme dont ils enviaient la puissante intelligence fût bientôt précipité du pouvoir. On dira peut-être, pour excuser ce crime de lèse-nationalité, qu’il fut provoqué par des manques de tact que des caractères moins autoritaires, plus conciliants que Mercier, n’auraient point commis. Mais que dirait-on d’un individu, qui, voyant un rival lutter en vain pour sauver la vie d’une femme que tous deux aiment, refuserait de leur porter secours, parce qu’on lui demande trop rudement cet acte d’humanité ?

Si donc il était criminel pour certains hommes en 1886 de se tenir à l’écart du mouvement national dans lequel la masse, l’honnête et saine masse du peuple canadien-français, donnait avec enthousiasme, n’est-ce pas aujourd’hui l’impérieux devoir de tous les hommes de bonne volonté, quelles qu’aient pu être dans le passé leurs affiliations politiques, de s’unir sur le terrain commun de l’autonomie et des droits de notre province ?

L’impérialisme, voilà l’ennemi ! Il menace le Canadien-Français de tous les partis, de tous les camps. S’il s’est trouvé au Parlement dix hommes assez fortement trempés pour résister à la tentation des hermines, des parchemins et autres moyens de corruption, et voter contre la politique néfaste de leurs propres co-partisans, ne devons-nous pas oublier la différence de quelques-unes de leurs idées pour ne nous souvenir que de leur union à cette heure suprême ? Que nous importe qu’ils s’appellent encore conservateurs ou libéraux, bleus ou rouges, s’ils sont d’accord dans la résistance aux ennemis de leur nationalité, s’ils sont résolus à opposer jusqu’au bout aux exhortations et aux promesses des partis existants le non possumus des hommes de cœur.

Le Club Letellier, l’autre jour, invitait messieurs Angers, Bourassa et Monet à venir exposer leurs buts sous ses auspices, au cœur même de Montréal. Nos jeunes amis libéraux, tout en conservant sur d’autres sujets leurs opinions particulières, s’honoreront aussi bien qu’ils travailleront dans l’intérêt des leurs en faisant à l’avenir l’hommage de leurs invitations, dans la discussion de l’impérialisme, à tous ceux indistinctement qui ont préféré le devoir aux honneurs, le brouet noir des Spartiates aux plats de lentilles de l’ennemi.


Les Débats, 1 avril 1900.