Pendant l’orage/Un sculpteur

Librairie ancienne Édouard Champion (p. 35-36).

UN SCULPTEUR



14 novembre 1914.


Je ne sais pas exactement quel était l’âge du sculpteur José de Charmoy. Peut-être eût-il dû être au feu et, avec son caractère chevaleresque, il eût accepté ce devoir avec joie ; mais depuis de longs mois il ne quittait plus sa chambre et guère son lit. L’automne avait rongé ses dernières forces. Il s’est éteint hier au milieu des grandioses rêves d’art qui le hantaient sans cesse. Charmoy, alors inconnu, s’était brusquement révélé, il y a quelques années, par le si original monument de Baudelaire qui se voit au cimetière Montparnasse, où un ricanement de bronze plane comme le destin sur le néant charnel du poète des Fleurs du Mal. Il était célèbre. Il aurait pu exploiter fructueusement son génie, mais sa nature le préservait des petitesses et des habiletés. Il se voua à une œuvre plus haute encore, qui devait symboliser la puissance, la sérénité, la douleur magnifiée, la maîtrise de soi qui font le génie de Beethoven. Cette œuvre qui fut il y a deux ans la gloire du Salon d’automne, étonna par sa sévérité et par sa grandeur. On n’était plus accoutumé à de telles œuvres qui ne tirent leur beauté que de l’expression même de la pensée. Il fut très difficile de lui assigner une place publique et je ne sais pas si le débat a été tranché. Qu’en adviendra-t-il ? Elle est. Je ne suis pas inquiet, on la redécouvrira un jour. Charmoy ne pouvait pas se reposer, encore qu’il eût besoin de repos, encore plus que de gloire, et il est mort comme il achevait le Tombeau du Poète, une belle chose encore. Tombeaux ! Tombeaux ! Charmoy avait la hantise des tombeaux, et voici le sien qui s’ouvre à l’heure des morts prématurées.