Pendant l’orage/Tableaux de guerre

Librairie ancienne Édouard Champion (p. 77-78).

TABLEAUX DE GUERRE



11 janvier 1915.


Je lis à la date du 22 juin 1869, dans le Journal des Goncourt : « Le général Bataille nous entretient de l’émotion au feu. Pas d’émotion une fois l’action engagée, mais avant, par exemple, aux premiers coups de fusil qui se tirent sur les lignes d’un camp, quand on est couché encore, alors un sentiment de compression à la poitrine, avec, au fond de soi, une sorte de tristesse. Il y aurait un bien curieux, un bien intéressant et un bien nouveau volume, à faire de fragments de récits militaires intitulé : La Guerre, où l’on ne serait que le sténographe intelligent de choses contées. » Ce passage de Jules Goncourt, qui allait mourir à l’aurore d’une guerre annonciatrice de celle-ci, montre bien la différence entre l’idée que l’on pouvait se faire alors d’une guerre et l’idée qu’on est forcé de s’en faire aujourd’hui. Un tel livre à l’heure présente serait bien différent de ce qu’il imaginait, et surtout la réalité y ajouterait des pages auxquelles il ne songeait pas, les pages de l’horreur. Coup sur coup, viennent de paraître deux séries d’enquête, une enquête belge et une enquête française, sur la conduite infâme des armées allemandes. Ah ! que nous sommes loin des guerres de jadis et que nous sommes rapprochés au contraire des guerres plus lointaines, si lointaines qu’on les croyait chimériques, accomplies en Europe par les barbares envahisseurs de l’empire romain ! On n’aura plus besoin, pour connaître le dernier degré de la cruauté, de compulser les anciennes chroniques : l’histoire contemporaine y suffira. Nous sommes voués pour les historiens à être considérés comme les témoins des plus grands excès qui aient été exercés par des hommes sur l’humanité. Nous aurons vu la barbarie. Nous sommes les contemporains des Huns.