Pendant l’orage/Les valeurs

Librairie ancienne Édouard Champion (p. 105-106).

LES VALEURS



16 février 1915.


La guerre, une guerre comme celle-ci, est à la fois créatrice et destructrice de valeurs. Mais comme rien ne se crée de rien et qu’il y a toujours une matière préexistante, disons qu’elle est transformatrice de valeurs. Un homme qui était peu de chose dans son métier, ou qui même était quelque chose dans son métier sans éclat et d’une utilité limitée, devient à la guerre un homme d’action et d’initiative, passe au rang des meilleurs. On a vu cela, déjà, dans la carrière des généraux de Napoléon. Cela se renouvelle avec les présentes circonstances. On voit aussi le phénomène opposé : un général arrivé à son grade, je ne dis pas par l’intrigue, mais par le bon exercice de facultés surtout bureaucratiques, lorsqu’il est mêlé à l’action, tombe à plat et se relève bon tout au plus à faire un chef de dépôt ou un contrôleur. Quand ils n’ont point passé par la guerre, beaucoup se méprenaient sur leur vocation. Dans un autre ordre d’idées, on voit des polémistes, qui avaient atteint à un bon degré d’influence, se montrer tout à coup telles que de vieilles badernes et d’autres, méprisés, passer soudain au rang de maîtres. Les valeurs artistiques ou littéraires ont fréquemment subi la même oscillation. Très rares sont celles qui ont survécu au choc. Même retour : ce qui nous paraissait niaiserie prend tout à coup une valeur et, l’illusion aidant, nous semble très important. D’une façon générale, on ne demandait et elles ne donnent plus ce qu’elles avaient accoutumé de donner. Il est probable que la plupart de ces transformations de valeurs ne survivront pas à la guerre, mais elles auront du moins fait mieux voir l’influence des circonstances sur les jugements humains et démontré une fois de plus qu’il n’est pas d’absolu qui ne puisse être influencé par le relatif.