Pendant l’orage/Les uns et les autres

Librairie ancienne Édouard Champion (p. 89-90).

LES UNS ET LES AUTRES



15 janvier 1915.



Ils tombent à droite, ils tombent à gauche. Le troisième Bulletin des Écrivains qui nous donne l’éloge de Pierre Gilbert par Charles Maurras, nous annonce la mort de Léon Bonneff. L’un appartenait à la Revue critique des Idées et des Livres, à la littérature nationaliste et néo-classique. L’autre appartenait à l’Humanité, à la littérature socialiste et naturaliste. L’un défendait la tradition, l’autre défendait la révolution, mais tous deux défendaient la France. Je crois bien qu’ils s’ignoraient l’un l’autre. Surtout, ceux qui aimaient l’un n’aimaient pas l’autre. On s’aperçoit maintenant que tous les deux servaient la même cause. J’ai réuni ces deux noms, parce qu’ils me sont tombés sous les yeux. J’aurais pu en prendre deux autres. Toutefois, de Bonneff, j’avais lu le dernier livre et j’en avais gardé une impression assez forte. C’était beaucoup moins de la littérature que des documents, mais des documents d’une rare intensité de vie et singulièrement poignants. Didier, homme du peuple, c’est un genre que j’aime assez, parce qu’il ne s’appuie pas sur le vain talent littéraire, mais sur l’observation des mœurs et des faits sociaux. Bonneff est l’un de ceux qui nous avaient donné sur la guerre le livre documenté qu’il nous faudra et qui nous viendra certainement, mais je ne sais d’où, le livre de faits et non de déclamations, le livre sans anecdotes, sans larmes, sans gloire, le livre terrible. Méditez sur cette conception du livre de la guerre, jeunes gens qui nous reviendrez, l’œil et l’oreille encore troublés de ce que vous aurez vu et de ce que vous aurez entendu. En attendant, il nous faut compter ceux qui ne le feront pas et qui auraient pu le faire et notre tristesse augmente.