Pendant l’orage/La vie dangereuse

Librairie ancienne Édouard Champion (p. 63-64).

LA VIE DANGEREUSE



15 décembre 1914.


Vers la fin du mois de juillet, j’avais eu l’occasion de rassembler quelques idées sur ce que les Américains et en particulier M. Roosevelt appelaient « la vie dangereuse » et qu’ils tenaient pour un idéal. Puis d’autres soucis que littéraires me prirent comme tout le monde et j’oubliai la spéculation. Mais je puis dire qu’à l’heure présente, pas plus qu’à des moments plus heureux, cet état, qui est actuellement le nôtre, me semble assez éloigné d’un idéal sensé. Sans doute, cela exalte nécessairement certaines qualités de l’être humain, mais aux dépens de tant d’autres ! Il est peut-être bon de l’avoir traversé, mais qu’aurait édifié l’homme s’il avait vécu toujours dans une perpétuelle alerte ? Il n’aurait même pas atteint la période barbare, il serait encore à l’état sauvage. La vie dangereuse est un moyen de conquérir la maîtrise de soi, ce n’est pas un état dont la perpétuité soit souhaitable. Dernièrement, un poète qui était sur le front écrivait à des amis « Envoyez-moi des livres qui traitent de la guerre, qui me la fassent aimer, car, réduit à mes seules forces, je n’y puis parvenir. » Autre chose est de subir courageusement, autre chose est d’aimer. Il n’en eut pas le temps, d’ailleurs. Une balle, deux jours après, le couchait sur le champ de bataille. S’il y a des pressentiments, Alfred Drouin n’y échappa point. Comment aimer ce qui va vous détruire ? Une telle mort aurait fait un bel épisode de Servitude et Grandeur militaires, si Vigny avait vu de plus près ce qu’il n’a conté qu’imaginativement. Mais la plupart de ceux qui vivent la vie la plus dangereuse n’en ont point conscience et c’est pourquoi ils la supportent, sans analyser leurs sentiments. Je considère comme deux fois héroïque l’homme de pensée ou de réflexion qui s’avance au milieu de la mitraille, car la vie est plus dangereuse pour lui que pour un autre.