Librairie ancienne Édouard Champion (p. 65-66).

JUGEMENTS



17 décembre 1914.


Laissons au-dessus de la guerre, je vous en prie, quelques noms allemands. Goethe ou Beethoven appartiennent à tous les peuples par ce qu’ils ont mis d’humain dans tous les peuples. Ils n’ont ni bombardé Reims, ni signé le manifeste des intellectuels d’outre-Rhin. La guerre n’a pas changé la valeur de leur âme. J’en dirais autant de Schopenhauer et de Nietzsche dans l’ordre philosophique. Ils n’ont pas pensé en allemand, ils ont pensé en humain. C’est à coup sûr un sot que celui qui écrivait l’autre jour « le hideux Schopenhauer ». C’est aussi un ignorant, car il devrait savoir que les crocs de son pessimisme n’ont pas épargné ses compatriotes, moins encore que les autres peuples. « En prévision de ma mort, dit-il dans ses Memorabilia, je fais cette confession que je méprise la nation allemande à cause de sa bêtise infinie et que je rougis de lui appartenir ». Je crois vraiment, que s’il était notre contemporain, il ne réviserait pas son jugement, encore qu’on puisse n’y voir qu’une rude boutade et peut-être une imitation de la manière de Voltaire. Ces grands Allemands du passé nous appartiennent d’ailleurs presque autant qu’à l’Allemagne. Ils ont tous sucé le lait de la culture française, Goethe le premier. Schopenhauer doit beaucoup à Chamfort et à Voltaire. Nietzsche, qui haussait les épaules à l’idée seule de culture allemande, avait l’esprit plein de nos plus pénétrants écrivains. Pour moi, je ne les abandonne pas plus que je n’abandonnerais Shakespeare ou Léopardi. Je n’ai pas conscience, en les aimant, d’aimer la pensée allemande, mais bien la pensée humaine.