Pendant l’orage/L’état de guerre

Librairie ancienne Édouard Champion (p. 29-30).

L’ÉTAT DE GUERRE



10 novembre 1914.


Les événements actuels sont fort durs, non seulement pour les nations directement en guerre, mais pour l’Europe entière et on peut dire pour le monde civilisé tout entier. Ceux qui ne souffrent pas très cruellement ont une sensation de malaise. Ils comprennent qu’il se passe quelque chose d’anormal, que les rouages sociaux sont faussés. Ils se disent que leur situation va peut-être devenir précaire. Les bombes que l’on échange sur les bords de l’Yser pourraient bien tomber un de ces jours jusque dans la caisse d’un épicier de Chicago et déjà je croirais volontiers qu’on y a éprouvé des commotions fâcheuses. N’en soyons pas surpris, l’état de guerre au sein même de la civilisation retentit jusqu’en ses parties les plus éloignées. Rien de plus naturel. On explique cela par la complexité du monde moderne et l’enchevêtrement inextricable des intérêts. Je trouve que le mot moderne est trop dans l’explication proposée. Il en fut toujours de même sans doute. Une commotion dans les centres vitaux a toujours retenti jusqu’aux extrémités de l’organisme. Seulement autrefois, on n’y faisait pas attention. On n’était pas habitué à la paix. C’est elle qui semblait anormale, qui semblait une surprise ménagée aux hommes par les Dieux. La plupart des grandes civilisations de l’antiquité se sont développées parmi de furieux états de guerre. Que l’on pense aux petites et glorieuses républiques grecques. Elles ne connurent la paix que pour connaître la décadence. Les batailles et les sièges furent constants en Italie jusqu’au xvie siècle. Dans la tragédie humaine, la paix ne fut peut-être jamais qu’un entr’acte.