Librairie ancienne Édouard Champion (p. 117-118).

KANT



18 mars 1915.


Je ne sais vraiment pourquoi ce matin, dans la somnolence du réveil, j’ai été obsédé par un nom que je n’ai jamais évoqué volontairement, celui d’Emmanuel Kant, le grand philosophe de l’Allemagne, qui, grâce aux efforts de nos universitaires, était devenu, depuis cinquante ans, le véritable maître de la philosophie française. Kant était, certes, un grand génie philosophique, mais la division de son œuvre en deux systèmes contradictoires aurait dû le rendre suspect aux éducateurs de notre jeunesse. Les principes métaphysiques que pose sa « raison pure », sa « raison pratique » les reprend et les arrange de façon à en faire un catéchisme protestant tout à fait contraire au génie de la race française qui veut évoluer selon un dogmatisme moins étroit. Après avoir posé par exemple, comme logicien, que l’amour, ou si l’on veut, la conservation de l’espèce, est une fonction sacrée, il le considère pratiquement comme une « indécence » à laquelle un honnête homme ne peut se livrer qu’avec honte. Je me souviens d’avoir lu à ce sujet dans une revue kantienne une discussion bien amusante. D’accord avec ses conclusions (Kant était un logicien épouvantable), il s’astreignit à une virginité, tempérée par des exercices solitaires, qui le mena froidement au dédain des autres plaisirs terrestres, le vin excepté, pour lequel il avait un certain penchant. Sa philosophie, à laquelle on a voulu donner un caractère d’universalité, est, bien au contraire, celle d’un vieux garçon allemand et se présente comme anti-sociale, sauvagement égoïste. Kant est un cénobite barbare et sans rayonnement, sans bonté. Il y avait cependant des fenêtres à son esprit. Il eut de l’enthousiasme pour la Révolution française et la seule fois qu’il sortit de Kœnisberg, ce fut pour aller au devant du courrier de France.