Pendant l’orage/Invocation

Librairie ancienne Édouard Champion (p. 81-82).

INVOCATION



5 janvier 1915.


Je crois que c’est Léon Bloy qui a dit dans son style exaspéré qu’il n’y a pas de nom plus prostitué que celui de Dieu. En termes plus modérés, il n’y en a pas dont on abuse davantage ; c’est la grande ressource de ceux qui n’ont plus rien à dire, et l’on s’en remet à Dieu quand l’espoir raisonnable est devenu humainement impossible. Sans doute, cela est touchant dans nombre de circonstances, et je ne voudrais pas ravir aux malheureux l’expression suprême de leurs dernières angoisses. Mais quand cet appel prend des formes comiques, des formes familières et protectrices, il est impossible de ne pas en rire. Il y a une phrase du dernier manifeste de l’empereur allemand qui m’a fait cet effet-là. Elle est si drôle que je doute même un peu qu’elle ait été exactement traduite : « Confiant, dit-il, dans l’aide éclairée de Dieu… » Cet homme assurément divague. Il juge l’infini. Il lui accorde certaines qualités d’intelligence. Évidemment la prochaine fois il le nommera conseiller intime et lui décernera la croix de fer. Il divague ou, dans son émotion, il laisse voir le fond de sa nature qui est faite de bêtise allemande et d’orgueil allemand. Comment ce Dieu ne serait-il pas flatté d’être jugé si favorablement par un si grand personnage ? Et comment ce détenteur de la victoire ne la remettrait-il pas aux mains de qui sait l’apprécier en termes aussi décisifs ? Dieu prend ici toute l’apparence d’un fétiche, d’une idole d’antichambre. Et c’est le Père naturellement qui, comme l’a dit un courtisan, est réservé à l’usage de l’empereur. Il l’emporte en voyage dans sa valise et le place sur son bureau, quand il écrit ses proclamations.