Pendant l’Exil Tome II Réponse à l’Appel des crétois




Hauteville-House, 17 février 1867.

En écrivant ces lignes, j’obéis à un ordre venu de haut ; à un ordre venu de l’agonie.

Il m’est fait de Grèce un deuxième appel.

Une lettre, sortie du camp des insurgés, datée d’Omalos, éparchie de Cydonie, teinte du sang des martyrs, écrite au milieu des ruines, au milieu des morts, au milieu de l’honneur et de la liberté, m’arrive. Elle a quelque chose d’héroïquement impératif. Elle porte cette suscription : Le peuple crétois à Victor Hugo. Cette lettre me dit : Continue ce que tu as commencé.

Je continue, et, puisque Candie expirante le veut, je reprends la parole.

Cette lettre est signée : Zimbrakakis.

Zimbrakakis est le héros de cette insurrection candiote dont Zirisdani est le traître.

À de certaines heures vaillantes, les peuples s’incarnent dans des soldats, qui sont en même temps des esprits ; tel fut Washington, tel fut Botzaris, tel est Garibaldi.

Comme John Brown s’est levé pour les noirs, comme Garibaldi s’est levé pour l’Italie, Zimbrakakis se lève pour la Crète.

S’il va jusqu’au bout, et il ira, soit qu’il succombe comme John Brown, soit qu’il triomphe comme Garibaldi, Zimbrakakis sera grand.

Veut-on savoir où en est la Crète ? Voici des faits.

L’insurrection n’est pas morte. On lui a repris la plaine, mais elle a gardé la montagne.

Elle vit, elle appelle, elle crie au secours.

Pourquoi la Crète s’est-elle révoltée ? Parce que Dieu l’avait faite le plus beau pays du monde, et les turcs le plus misérable ; parce qu’elle a des produits et pas de commerce, des villes et pas de chemins, des villages et pas de sentiers, des ports et pas de cales, des rivières et pas de ponts, des enfants et pas d’écoles, des droits et pas de lois, le soleil et pas de lumière. Les turcs y font la nuit.

Elle s’est révoltée parce que la Crète est Grèce et non Turquie, parce que l’étranger est insupportable, parce que l’oppresseur, s’il est de la race de l’opprimé, est odieux, et, s’il n’en est pas, horrible ; parce qu’un maître baragouinant la barbarie dans le pays d’Étéarque et de Minos est impossible ; parce que tu te révolterais, France !

La Crète s’est révoltée et elle a bien fait.

Qu’a produit cette révolte ? je vais le dire. Jusqu’au 3 janvier, quatre batailles, dont trois victoires. Apocorona, Vaffé, Castel Selino, et un désastre illustre, Arcadion ! l’île coupée en deux par l’insurrection, moitié aux turcs, moitié aux grecs ; une ligne d’opérations allant par Sciffo et Rocoli, de Kissamos à Lassiti et même à Girapetra. Il y a six semaines, les turcs refoulés n’avaient plus que quelques points du littoral, et le versant occidental des monts Psiloriti où est Ambelirsa. En cette minute, le doigt levé de l’Europe eût sauvé Candie. Mais l’Europe n’avait pas le temps. Il y avait une noce en cet instant-là, et l’Europe regardait le bal.

On connaît ce mot, Arcadion, on connaît peu le fait. En voici les détails précis et presque ignorés. Dans Arcadion, monastère du mont Ida, fondé par Héraclius, seize mille turcs attaquent cent quatrevingt-dix-sept hommes, et trois cent quarante-trois femmes, plus les enfants. Les turcs ont vingt-six canons et deux obusiers, les grecs ont deux cent quarante fusils. La bataille dure deux jours et deux nuits ; le couvent est troué de douze cents boulets ; un mur s’écroule, les turcs entrent, les grecs continuent le combat, cent cinquante fusils sont hors de service, on lutte encore six heures dans les cellules et dans les escaliers, et il y a deux mille cadavres dans la cour. Enfin la dernière résistance est forcée ; le fourmillement des turcs vainqueurs emplit le couvent. Il ne reste plus qu’une salle barricadée où est la soute aux poudres, et dans cette salle, près d’un autel, au centre d’un groupe d’enfants et de mères, un homme de quatrevingts ans, un prêtre, l’igoumène Gabriel, en prière. Dehors on tue les pères et les maris ; mais ne pas être tués, ce sera la misère de ces femmes et de ces enfants, promis à deux harems. La porte, battue de coups de hache, va céder et tomber. Le vieillard prend sur l’autel un cierge, regarde ces enfants et ces femmes, penche le cierge sur la poudre et les sauve. Une intervention terrible, l’explosion, secourt les vaincus, l’agonie se fait triomphe, et ce couvent héroïque, qui a combattu comme une forteresse, meurt comme un volcan.

Psara n’est pas plus épique, Missolonghi n’est pas plus sublime.

Tels sont les faits. Qu’est-ce que font les gouvernements dits civilisés ? Qu’est-ce qu’ils attendent ? Ils chuchotent : Patience, nous négocions.

Vous négociez ! Pendant ce temps-là on arrache les oliviers et les châtaigniers, on démolit les moulins à huile, on incendie les villages, on brûle les récoltes, on envoie des populations entières mourir de faim et de froid dans la montagne, on décapite les maris, on pend les vieillards, et un soldat turc, qui voit un petit enfant gisant à terre, lui enfonce dans les narines une chandelle allumée pour s’assurer s’il est mort. C’est ainsi que cinq blessés ont été, à Arcadion, réveillés pour être égorgés.

Patience ! dites-vous. Pendant ce temps-là les turcs entrent au village Mourniès, où il ne reste que des femmes et des enfants, et, quand ils en sortent, on ne voit plus qu’un monceau de ruines croulant sur un monceau de cadavres, grands et petits.

Et l’opinion publique ? que fait-elle ? que dit-elle ? Rien. Elle est tournée d’un autre côté. Que voulez-vous ? Ces catastrophes ont un malheur ; elles ne sont pas à la mode.

Hélas !

La politique patiente des gouvernements se résume en deux résultats : déni de justice à la Grèce, déni de pitié à l’humanité.

Rois, un mot sauverait ce peuple. Un mot de l’Europe est vite dit. Dites-le. À quoi êtes-vous bons, si ce n’est à cela ?

Non. On se tait, et l’on veut que tout se taise. Défense de parler de la Crète. Tel est l’expédient. Six ou sept grandes puissances conspirent contre un petit peuple. Quelle est cette conspiration ? La plus lâche de toutes. La conspiration du silence.

Mais le tonnerre n’en est pas.

Le tonnerre vient de là-haut, et, en langue politique, le tonnerre s’appelle révolution.

Victor Hugo