Pendant l’Exil Tome II La Crète. — Le peuple crétois à Victor Hugo




I

LA CRÈTE

LE PEUPLE CRÉTOIS À VICTOR HUGO
Omalos (Éparchie de Cydonie), Crète, 16 janvier 1867.

Un souffle de ton âme puissante est venu vers nous et a séché nos pleurs.

Nous avions dit à nos enfants : Par delà les mers il est des peuples généreux et forts, qui veulent la justice et briseront nos fers.

Si nous périssons dans la lutte, si nous vous laissons orphelins, errant dans la montagne avec vos mères affamées, ces peuples vous adopteront et vous n’aurez plus à souffrir.

Cependant, nous regardions en vain vers l’occident. De l’occident, aucun secours ne nous venait. Nos enfants disaient : Vous nous avez trompés. Ta lettre est venue, plus précieuse pour nous que la meilleure armée.

Car elle affirme notre droit.

C’est parce que nous savions notre droit que nous nous sommes soulevés.

Pauvres montagnards, à peine armés, nous n’avions pas la prétention de vaincre à nous seuls ces deux grands empires alliés contre nous, l’Égypte et la Turquie.

Mais nous voulions faire appel à l’opinion publique, seule maîtresse, nous a-t-on dit, du monde actuel, faire appel aux grandes âmes qui, comme toi, dirigent cette opinion.

Grâce aux découvertes de la science, la force matérielle appartient aujourd’hui à la civilisation.

Il y a quatre siècles l’Europe était impuissante contre les barbares. Aujourd’hui, elle leur fait la loi.

Aussi n’y aura-t-il plus d’oppression dans l’humanité quand l’Europe le voudra.

Pourquoi donc, en vue des côtes italiennes, au centre de la Méditerranée, à trente heures de la France, laisse-t-elle subsister un pacha ? comme au temps où les turcs assiégeaient Otrante en Italie, Vienne en Allemagne !

L’esclavage de la race noire vient d’être aboli en Amérique. Mais le nôtre est bien plus odieux, bien plus insupportable que ne l’était celui des nègres. Malgré toutes les chartes, un turc est toujours un maître plus dur qu’un citoyen des États-Unis.

Si tu pouvais connaître l’histoire de chacune de nos familles, comme tu connais celle de notre malheureux pays, tu y verrais partout l’exil, la persécution, la mort, le père égorgé par le sabre de nos tyrans, la mère enlevée à ses petits enfants pour le plus avilissant des esclavages, les sœurs souillées, les frères blessés ou tués.

À ceux qui nous laissent tant souffrir et qui pourraient nous sauver, nous ne dirons que ceci : Vous ne savez donc pas la vérité ?

Quand deux vaisseaux, l’un anglais, l’autre russe, ont débarqué au Pirée quelques-unes de nos familles, il y avait là des étrangers. Ces étrangers ont vu que nous n’avions pas exagéré nos souffrances.

Poëte, tu es lumière. Nous t’en conjurons, éclaire ceux qui nous ignorent, ceux que des imposteurs ont prévenus contre notre sainte cause.

Poëte, notre belle langue le dit, tu es créateur, créateur des peuples, comme les chantres antiques.

Par tes chants splendides des Orientales, tu as déjà grandement travaillé à créer le peuple hellène moderne.

Achève ton œuvre.

Tu nous appelles vainqueurs. C’est par toi que nous vaincrons.

Au nom du peuple crétois, et par délégation des capitaines du pays, Le commandant des quatre départements de la Canée,

J. ZIMBRAKAKIS.