Pendant l’Exil Tome II Georges Peabody




Actes et paroles volume 4J Hetzel (p. 179-180).

VI

GEORGE PEABODY


au président du comité américain de londres
Hauteville-House, 2 décembre 1869.
Monsieur,

Votre lettre me parvient aujourd’hui, 2 Décembre. Je vous remercie. Elle m’arrache à ce souvenir. J’oublie l’empire et je songe à l’Amérique. J’étais tourné vers la nuit, je me tourne vers le jour.

Vous me demandez une parole pour George Peabody. Dans votre sympathique illusion, vous me croyez ce que je ne suis pas, la voix de la France. Je ne suis, je l’ai dit déjà, que la voix de l’exil. N’importe, monsieur, un noble appel comme le vôtre veut être entendu ; si peu que je sois, j’y dois répondre et je réponds.

Oui, l’Amérique a raison d’être fière de ce grand citoyen du monde, de ce grand frère des hommes, George Peabody. Peabody a été un homme heureux qui souffrait de toutes les souffrances, un riche qui sentait le froid, la faim et la soif des pauvres. Ayant sa place près de Rothschild, il a trouvé moyen de la changer en une place près de Vincent de Paul. Comme Jésus-Christ il avait une plaie au flanc ; cette plaie était la misère des autres ; ce n’était pas du sang qui coulait de cette plaie, c’était de l’or ; or qui sortait d’un cœur.

Sur cette terre il y a les hommes de la haine et il y a les hommes de l’amour, Peabody fut un de ceux-ci. C’est sur le visage de ces hommes que nous voyons le sourire de Dieu. Quelle loi pratiquent-ils ? Une seule, la loi de fraternité — loi divine, loi humaine, qui varie les secours selon les détresses, qui ici donne des préceptes, et qui là donne des millions, qui trace à travers les siècles dans nos ténèbres une traînée de lumière, et qui va de Jésus pauvre à Peabody riche.

Que Peabody s’en retourne chez vous, béni par nous ! Notre monde l’envie au vôtre. La patrie gardera sa cendre et nos cœurs sa mémoire. Que l’immensité émue des mers vous le rapporte ! Le libre pavillon américain ne déploiera jamais assez d’étoiles au-dessus de ce cercueil.

Rapprochement que je ne puis m’empêcher de faire, il y a aujourd’hui juste dix ans, le 2 décembre 1859, j’adressais, suppliant, isolé, une prière pour le condamné d’Harper’s Ferry à l’illustre nation américaine ; aujourd’hui, c’est une glorification que je lui adresse. Depuis 1859, de grands événements se sont accomplis, la servitude a été abolie en Amérique ; espérons que la misère, cette autre servitude, sera aussi abolie un jour et dans le monde entier ; et, en attendant que le second progrès vienne compléter le premier, vénérons-en les deux apôtres, en accouplant dans une même pensée de reconnaissance et de respect John Brown, l’ami des esclaves, à George Peabody, l’ami des pauvres.

Je vous serre la main, monsieur.

Victor Hugo.
À M. le colonel Berton,

président du comité américain de Londres.