Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 262-267).


CHAPITRE LIV


Aussitôt que Vincent fut parti, je boutonnai mon habit et me dirigeai, par un terrible vent d’Est, vers l’hôtel de lord Dawton. Mon noble ami avait dit vrai, j’allais souvent chez ce personnage. Jusqu’ici je n’avais pas jugé à propos de parler de mes aventures politiques. J’ai dit précédemment que j’étais ambitieux, les personnes sagaces auront probablement déjà découvert que j’étais un peu moins ignorant que je n’affectais de le paraître. Je m’étais fait, parmi les amis de mon oncle, une réputation de talent, et je n’avais pas été plus tôt présenté à lord Dawton que je m’étais trouvé courtisé par des personnes distinguées et puissantes. Lorsque j’avais perdu mon siège au parlement, Dawton m’avait assuré qu’avant la fin de la session je serais nommé par l’un de ses bourgs. Quoique mon esprit se révoltât à l’idée que je pourrais être sous la dépendance d’un parti quelconque, je ne me fis pas de scrupule de m’engager conditionnellement à me rallier à lui. Telle était ma situation lorsque Vincent s’était présenté à moi. Je trouvai lord Dawton dans sa bibliothèque, avec le marquis de Clandonald, le père de lord Dartmore, l’un des hommes les plus haut placés sous le rapport du rang et de la fortune. (En même temps grâce à sa vanité et à son activité il était l’un des membres les plus influents de l’opposition.) Clandonald sortit, lorsque j’entrai. Les hommes qui sont dans les affaires se fient rarement aux jeunes gens, comme si le zèle et la sincérité de la jeunesse ne compensaient pas largement sa légèreté et son goût pour le plaisir.

Lorsque nous fûmes seuls, Dawton me dit : « Nous sommes fort inquiets de la motion qui doit être faite à la chambre des Communes. Nous n’avons personne sur qui nous puissions compter pour répondre convenablement ; et quoiqu’au bout du compte nous soyons convenus de réunir toutes nos forces pour le vote, notre chef de file, ce pauvre ***, est si mauvais que je crains bien que nous ne fassions triste figure.

— Donnez-moi, lui dis-je, la permission de rassembler le ban et l’arrière-ban de mes amis, et je m’engage à vous amener une légion de dandies à la sortie de la chambre. C’est tout ce que je puis faire ; que vos autres agents fassent le reste !

— Merci, mon jeune ami, me dit lord Dawton vivement, je vous remercie mille fois ; il faut que nous vous fassions entrer à la chambre le plus tôt possible ; vous nous serez d’un très-grand secours. »

Je saluai, mais je ne pus m’empêcher de sourire. Dawton feignit de ne pas s’en apercevoir. « Allons, lui dis-je, mylord, nous n’avons pas de temps à perdre. Je vous verrai peut-être demain soir à l’hôtel de Brooke et je vous ferai mon rapport sur le succès de mes démarches. »

Lord Dawton me serra la main avec force, et m’accompagna jusqu’à la porte.

Voilà notre futur premier ministre, peut-être, me dis-je à part moi. Mais il se trompe bien, s’il croit que Henry Pelham jouera près de lui le rôle du chacal auprès du lion. Il verra bientôt que je saurai prendre pour moi la proie qu’il pense que je chasse pour lui. En passant à Pall Mall, je songeai à Glanville. Je frappai à sa porte ; il était chez lui. Je le trouvai pensif, tenant sa tête appuyée sur sa main ; il avait devant lui une lettre ouverte.

« Lisez cela, me dit-il, en me la montrant. »

Je la lus ; elle était de l’agent du duc de *** et contenait sa nomination à un bourg de l’opposition.

« Encore un joujou, Pelham, me dit-il, avec un triste sourire, mais patience, et ils seront tous cassés.

— Cher, cher Glanville, lui dis-je tout ému, pouvez-vous parler ainsi ? Vous avez tout l’avenir devant vous !

— Oui, me dit-il, tout, vous avez raison, car tout ce qui me reste est dans le tombeau. Croyez-vous que je jouisse d’aucun des trésors que la fortune a accumulés autour de moi ? Croyez-vous que j’aie une seule joie, un seul moment de satisfaction parmi les mille plaisirs que les autres hommes ont en partage. Quand m’avez-vous vu heureux un seul moment ? Je vis comme si j’étais sur un rocher aride, nu, désolé, séparé du reste de l’humanité. Il ne me restait plus qu’une seule chose qui me rattachât à la vie, lorsque vous m’avez vu à Paris. Je suis dégagé de ce côté et maintenant ma vie est sans but et sans utilité. Le ciel est miséricordieux ; encore un peu de temps, et cet état de fièvre et d’inquiétude cessera. »

Je pris sa main et la serrai.

« Tâtez, me dit-il, cette peau sèche et brûlante, comptez les pulsations de mon pouls pendant une minute et vous cesserez de me plaindre et de me parler de vivre. Il y a des mois que j’ai le jour et la nuit une fièvre qui me consume, qui me brûle la poitrine, et le cœur ; le feu travaille bien, et le brasier est près de s’éteindre faute d’aliment. »

Il s’arrêta et nous demeurâmes silencieux.

J’étais frappé de la fièvre que je sentais à son pouls, non moins qu’affecté du désespoir qu’annonçaient ses paroles. À la fin je lui parlai de prendre l’avis des médecins.

« Crois-tu, me dit-il d’une voix sombre et solennelle, qu’on puisse soulager un cœur malade, arracher de la mémoire… Ah ! arrière, ce souvenir, » et il se leva du sofa, alla à la fenêtre, l’ouvrit et s’y appuya en silence. Quelque temps après il se retourna vers moi, ses manières avaient repris leur calme habituel. Il me parla de l’impatiente motion que l’on préparait et promit de s’en occuper ; peu à peu j’amenai la conversation sur sa sœur.

Il m’en parla avec enthousiasme.

« Comme Hélène est belle ! me dit-il, sa physionomie reflète son âme tout entière. Ses pensées sont si pures, que toutes ses impulsions sont la vertu même. Jamais femme n’a été si naturellement bonne. Le vice paraît être quelque chose de si opposé à sa nature, que je ne puis pas m’imaginer qu’il lui soit possible de faire un péché.

— Ne voulez-vous pas venir avec moi chez votre mère ? dis-je ; j’y vais aujourd’hui. »

Glanville me répondit qu’il le voulait bien et nous allâmes ensemble chez lady Glanville à Berkeley Square. Nous fûmes reçus dans le boudoir de sa mère. Elle était seule avec sa fille. Notre conversation d’abord banale porta bientôt sur des sujets sérieux ; la sombre mélancolie de Glanville déteignait sur toutes ses pensées, lorsqu’il se laissait aller à les exprimer.

« Pourquoi, dit lady Glanville qui paraissait peinée de l’état de son fils, pourquoi n’allez-vous pas plus dans le monde ? Vous vous rongez l’esprit, vous vous tuez. Mon cher enfant, comme vous avez l’air souffrant ! »

Hélène, dont les yeux se remplissaient de larmes chaque fois qu’elle regardait son frère, posa sa belle main sur son épaule et lui dit : « Pour l’amour de ma mère, Réginald, prenez plus de soin de votre santé, il vous faut de l’air, de l’exercice, du plaisir.

— Non, répondit Glanville, il ne me faut que de l’occupation ; et grâce au duc de *** j’en ai maintenant. Je suis nommé représentant de ***.

— Ah ! que je suis heureuse, dit son excellente mère ; vous allez être tout ce que j’ai prédit que vous seriez ; » et dans l’excès de sa joie elle ne vit plus ses joues creuses, et ses yeux enfoncés dans leurs orbites.

« Vous rappelez-vous, dit Réginald en se tournant vers sa sœur, ces beaux vers de mon poème favori :


Les gloires humaines ne sont que de charmants songes et des ombres bientôt disparues. Sur le théâtre de cette vie périssable ma jeunesse a joué des scènes variées et s’est amusée à différents plaisirs bien doux à goûter, mais dont l’issue est tragique. Beauté, pompes, sensualités, que notre folie érige en idoles, sont des amis inconstants qui s’enfuient sitôt qu’une passion troublée nous enchaîne sur les créneaux démantelés du château-fort de notre âme désormais sans défense.


— Vos vers sont fort beaux, lui dis-je, même pour moi qui n’ai point le sens poétique, et qui n’ai jamais écrit un vers de ma vie ; mais je n’en aime pas la philosophie. Dans tous les sentiments empreints de mélancolie et qui ne distillent pour toute moralité que la tristesse, j’interroge la sagesse et cherche la vérité. Il n’y a pas de situation dans la vie que nous ne puissions rendre douce ou amère, à volonté. Si le passé est triste, je ne vois pas la nécessité de s’y appesantir. L’esprit capable d’un vigoureux effort peut le faire dans un sens comme dans l’autre ; l’énergie que vous déployez pour acquérir de l’instruction, vous servirait, si vous le vouliez, à vaincre le chagrin. Prenez la résolution de ne pas penser à ce qui vous afflige, détournez-vous résolûment de tout ce qui vous rappelle votre chagrin ; portez toute votre attention sur des objets nouveaux et attrayants ; faites cela, et vous vaincrez le passé. Vous souriez, comme si cela était impossible ; il n’y a rien là de plus difficile que de se détourner d’une habitude prise et de se consacrer à un objet pour lequel on avait de la répugnance auparavant ; et pourtant l’esprit ne fait pas autre chose pendant tout le cours de la vie. D’ailleurs il me semble que c’est une chose contraire à la nature du cœur humain, que de trop regarder en arrière ; tous ses plans, tous ses projets, ses aspirations sont dans l’avenir ; c’est pour l’avenir et dans l’avenir que nous vivons. Nos passions mêmes, les plus violentes, ont en vue un objet à venir. La vengeance, l’avarice, l’ambition, l’amour, les désirs bons et mauvais, tout cela tend vers un but éloigné. Regarder en arrière, c’est marcher à reculons, contrairement aux lois de notre organisation : l’esprit n’adopte pas du premier coup une habitude et, quand elle est adoptée, il ne lui faut que peu de temps pour retourner à son penchant naturel. L’oubli est un bienfait moins difficile à conquérir que vous ne croyez. L’inquiétude de l’avenir chasse le souvenir du passé. »

Je m’arrêtai un instant, mais Glanville ne me répondit pas. Encouragé alors par un regard d’Hélène, je poursuivis ainsi : « Vous vous souvenez de ce vieil article de foi : si la mémoire nous a été donnée comme une malédiction, nous avons reçu par contre l’espérance comme un bienfait. Corrigez l’une par l’autre. Moi-même dans le cours de ma vie j’ai eu quelques faiblesses, peut-être même ai-je commis quelques mauvaises actions. Eh bien ! j’en ai chassé le souvenir, tout en me considérant par cela même comme averti pour l’avenir. De même que le corps, sans se rendre compte de ce que lui a appris progressivement l’expérience, repousse machinalement ce qui lui serait nuisible, ainsi l’esprit éloigne de lui ce qui l’a affligé ; et cela, par une sorte d’instinct, et sans avoir besoin de se représenter nettement ses anciens sujets d’affliction.

« Le philosophe romain mettait tout le secret du bonheur dans une seule maxime : ne pas s’étonner. Je n’ai jamais bien compris la moralité de cet axiome, le mien serait, « ne jamais regretter. »

— Hélas ! mon cher ami, dit Glanville, nous sommes de grands philosophes avec les autres, mais non avec nous-mêmes ; dès que nous ressentons un chagrin, adieu la sagesse. Le temps seul console : vos maximes sont fort sages, mais elles me confirment dans mon opinion, à savoir que nous tenterons en vain de trouver des préceptes certains pour la direction de notre esprit, tant que notre esprit sera sous la dépendance de notre corps. Le bonheur comme le malheur est inné chez quelques personnes, et c’est en cela seulement que ces personnes ne sont point soumises aux circonstances extérieures. Faites que tous les hommes aient la même constitution, le même corps, que tous aient la même susceptibilité nerveuse, la même fidélité de mémoire, alors je vous accorderai que vous pouvez établir des règles applicables à tous les hommes. En attendant, votre maxime « ne jamais regretter » est aussi vaine que celle d’Horace, « ne jamais s’étonner ; » peut-être est-elle bonne pour vous, mais elle ne l’est pas pour moi. »

La voix de Glanville s’était affaiblie sur ces derniers mots et je ne voulus pas continuer plus longtemps cette discussion. Les yeux d’Hélène rencontrèrent les miens et son regard était si bienveillant, si reconnaissant pour ainsi dire que je me sentis transporté dans un autre monde. Quelques instants après, on annonça un ami de lady Glanville et je me retirai.