Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 138-144).


CHAPITRE XXX


J’avais reçu pour ce jour, le dernier de mon séjour à Paris, une invitation de la duchesse de B***. Je savais qu’il y aurait peu de monde, et que je n’y rencontrerais que des membres de la famille royale. Je devais l’honneur de cette invitation à mon intimité avec les ***, qui étaient de grands amis de la duchesse, et je me promettais beaucoup de plaisir de cette soirée.

Il n’y avait que huit ou neuf personnes lorsque j’entrai dans la « chambre du Roi. » Je reconnus immédiatement le plus distingué de ces personnages, c’était le R***. Il vint à moi avec beaucoup de grâce, et me témoigna le plaisir qu’il avait à me voir.

« Vous avez été présenté, ce me semble, il y a environ un mois, me dit le R***, avec un sourire enchanteur, je m’en souviens très-bien. »

Je saluai.

« Êtes-vous dans l’intention de rester longtemps à Paris ? poursuivit le R***.

— J’ai retardé mon départ, répondis-je, seulement pour avoir l’honneur d’être admis ici ce soir. En agissant ainsi, Votre Majesté me permettra de le dire, j’ai suivi le sage prétexte de garder le plus grand plaisir pour la fin. »

Le royal chevalier accueillit ma réponse avec un salut, et un sourire encore plus doux que le premier, et entama avec moi une conversation qui dura quelques minutes. Je fus très-frappé de l’air et des manières du R***. Elles étaient pleines de dignité, sans aucune affectation de hauteur. Il parlait très-bien anglais, et l’attention qu’il eut de s’adresser à moi dans cette langue, était pleine de tact et de délicatesse ; la finesse de ses observations ne devait rien à son rang. On était frappé de leur justesse, et l’air dont elles étaient faites, aurait paru très-gracieux même chez un simple particulier. Jugez, des lors, si elles me charmèrent chez le R***. Le haut de son visage a quelque chose de proéminent, d’agréable, et ses yeux ont une expression de douceur remarquable. Sa taille est élancée et très-bien prise ; peut-être, cependant, sa personne est-elle mieux faite pour plaire dans le particulier que pour faire impression en public. En somme, c’est un des rares personnages d’un rang aussi élevé qu’on désirerait connaître, à titre d’égal, dont la supériorité hiérarchique est acceptée avec plaisir.

Comme le R*** avait cessé de parler et se retournait avec une grande courtoisie vers le duc de ***, je me rapprochai, en saluant, de la duchesse de B***. Cette princesse a les manières vives et piquantes ; aussi chacun doit regretter pour son propre compte qu’elle soit d’un rang si élevé ; elle parlait avec beaucoup de volubilité à un homme de haute taille et d’une figure niaise, c’était un ministre. Elle me sourit gracieusement lorsque je m’approchai d’elle. Elle me parla des plaisirs de notre pays. « Vous n’êtes pas, me dit-elle, aussi amateurs de la danse que nous.

— Nous n’avons pas le même exemple auguste pour nous servir de motif et de modèle, » dis-je en faisant allusion au goût bien connu de la duchesse pour cet exercice. La duchesse d’A*** survint comme je disais ces mots, et la conversation se soutint avec une grande aisance jusqu’au moment où l’on forma la partie de whist du R***. Son partner était madame de la R***, l’héroïne de la Vendée. C’était une grande et forte femme, singulièrement vive et intéressante ; elle semblait douée à la fois de l’énergie physique et morale nécessaires pour accomplir des actions encore plus héroïques que celles par lesquelles elle s’était déjà signalée.

Je vis bientôt qu’il valait mieux ne pas rester trop longtemps. J’avais fait une impression favorable, et, en pareil cas, j’ai pour règle constante de me retirer immédiatement. Restez, s’il le faut, des heures entières, jusqu’à ce que vous ayez plu, mais retirez-vous aussitôt après votre succès. Un grand génie ne doit pas languir trop longtemps dans un salon ni dans le monde. Il faut qu’il quitte l’un et l’autre avec éclat. En conséquence de cette règle, je n’eus pas plus tôt trouvé que ma cour avait été suffisamment bien faite, que je me levai pour me retirer.

« Reviendrez-vous bientôt à Paris ? me dit la duchesse de B***.

— Je ne pourrai pas résister au désir que j’en ai, lui dis-je, mon corps reviendra pour chercher mon cœur.

— Nous ne vous oublierons pas, me dit la duchesse.

— Votre Altesse Royale vient de me donner la tentation de ne pas revenir, » répondis-je, et je sortis.

Il était trop tôt pour rentrer ; à cette époque j’étais trop jeune et trop actif pour me coucher avant minuit passé.

Comme je songeais à la meilleure manière d’employer le reste de ma soirée, je me rappelai tout à coup l’hôtel de la rue Saint-Honoré où Vincent et moi nous nous étions présentés avec si peu de cérémonie la veille au soir. Dans l’espérance d’être plus heureux cette fois et de rencontrer enfin Warburton, j’ordonnai au cocher de me conduire à la demeure du vieux marquis.

Le salon était aussi rempli que d’habitude. Je perdis quelques napoléons à l’écarté, pour payer ma bienvenue, et je me mis à faire ma cour, à bâtons rompus, à l’une des gentilles amorces qui se tenaient là.

Au milieu de cette occupation je laissais errer mon esprit et mes yeux. Je ne pouvais me départir de l’espoir de voir encore une fois Warburton avant mon départ de Paris, et toutes les réflexions qui confirmaient mes soupçons sur son identité venaient redoubler l’intérêt que je prenais à ses relations avec Tyrrel et le débauché vulgaire de la rue Saint-Dominique. J’étais en train de faire une réponse langoureuse à ma Cynthia du moment, quand une voix anglaise retentit tout à coup à mon oreille. Je promenai mes yeux autour de moi et je vis Thornton en conversation intime avec un homme qui me tournait le dos, mais que je reconnus aussitôt pour Tyrrel.

« Oh ! il ne tardera pas à venir, dit le premier, et nous le saignerons dans les règles ce soir. C’est singulier que vous qui jouez beaucoup mieux que lui, vous ne l’ayez pas plumé hier soir ! »

Tyrrel répondit à voix basse et je ne pus l’entendre ; un instant après, la porte s’ouvrit et Warburton entra. Il se dirigea aussitôt vers Thornton et son compagnon, et après les salutations d’usage, Warburton dit de ce ton de modulation artificielle qu’il avait l’habitude de donner à sa voix : « Je suis sûr, Tyrrel, que vous avez hâte de prendre votre revanche. Perdre contre un novice comme moi, c’est plus qu’il ne faut pour doubler le chagrin de la défaite et le désir des représailles. »

Je ne pus entendre la réponse de Tyrrel ; mais le trio disparut derrière une porte que je n’avais pas remarquée jusque-là, et qui donnait probablement entrée dans le boudoir de nôtre hôtesse. La soi-disant marquise le leur ouvrit elle-même et Thornton la remercia de ce bon office avec un clignement d’œil caractéristique, tout à fait digne de sa réputation de galanterie. Aussitôt que la porte se fut refermée sur eux, j’allai droit à la marquise, et, après quelques compliments préliminaires, je lui demandai si la chambre où messieurs les Anglais étaient entrés, était également ouverte à tous les invités.

« Oh ! me dit-elle avec quelque hésitation, ces messieurs jouent plus gros jeu qu’on ne fait ici d’habitude, et l’un d’eux est sujet à s’irriter des avis et des réflexions de la galerie. Hier soir, après qu’ils eurent joué pendant quelques instants seulement, M. Thornton, un vieil ami à moi (ici la dame baissa les yeux) me demanda la permission de se retirer avec ses amis dans la chambre du fond, et comme je le connais bien, je n’ai eu aucun scrupule à lui accorder ce qu’il me demandait !

— Alors je suppose, lui dis-je, que, en ma qualité d’étranger, je n’ai pas la permission d’aller les rejoindre.

— Voulez-vous que je le leur demande ?

— Non, ce n’est pas la peine. » En conséquence je me rassis et je parus de plus en plus occupé à dire de jolies choses à ma compatissante voisine. Cependant, malgré toute ma dissimulation, il me fut impossible de soutenir plus de quelques minutes, une conversation dont l’objet était si complètement étranger à mes préoccupations réelles. Ce fut avec un véritable plaisir que je vis ma compagne, blessée de mon indifférence, se lever et me laisser seul avec mes pensées.

Qu’est-ce que pouvait gagner Warburton (à supposer que ce fût bien la personne que je croyais) à se déguiser ainsi qu’il faisait ? Il était trop riche pour chercher un profit dans ses gains à la table de jeu, quelle que fût la somme qu’il gagnât à Tyrrel, et trop au-dessus de Thornton dans l’échelle sociale, pour tirer aucun plaisir ni aucun avantage de ses relations avec un pareil personnage. Les sombres menaces de vengeance dans le Jardin des Plantes et son allusion aux deux cents livres que Tyrrel possédait, me mettaient, à la vérité, sur la voie de son but réel. Mais alors, pourquoi ce déguisement ? Avait-il été connu de Tyrrel auparavant, sous sa figure naturelle, et s’était-il passé, entre eux, quelque chose qui rendît nécessaire aujourd’hui cette précaution ? Cela paraissait assez probable ; mais Thornton était-il dans le secret ? Et s’il s’agissait d’une vengeance, cet homme de bas étage était-il son complice ? Ou bien, ce qui était plus probable, le traître ne comptait-il pas les jouer l’un et l’autre ? Quant à Tyrrel, ses propres projets sur Warburton étaient suffisants pour empêcher qu’on ne le plaignît de tomber dans l’abîme qu’il avait creusé pour les autres.

Cependant le temps se passait, il se faisait tard et le plus grand nombre des invités était sorti. Je ne pouvais m’arracher de ce lieu ; je jetais de temps en temps un regard sur la porte de la chambre du fond, avec une sensation d’anxiété indicible. Je désirais, et en même temps je craignais de la voir s’ouvrir. J’étais ému comme si ma propre destinée était en quelque chose mêlée à ce qui se passait là, dans cette chambre, et je ne pouvais me décider à partir sans savoir comment cela avait fini.

Enfin la porte s’ouvrit ; Tyrrel sortit le premier ; il était pâle, ses joues étaient enfoncées ; cela pouvait s’expliquer suffisamment par les émotions qu’il avait dû éprouver pendant deux heures. Je remarquai que ses dents étaient serrées et ses mains crispées, comme lorsqu’on cherche par une tension excessive des muscles à résister à la fièvre et à l’agonie de l’esprit. Warburton et Thornton le suivirent. Celui-ci, avec son air habituel d’indifférence, promena ses petits yeux ronds et vifs du marquis à moi, et rougit légèrement. Néanmoins il ne laissa pas de me saluer avec son impudence accoutumée ; mais Warburton passa comme Tyrrel sans faire attention à ce qui l’entourait.

Il tenait ses grands yeux noirs fixés sur la personne qui marchait devant lui, sans que son regard déviât d’une ligne. La beauté remarquable de ses traits, que ne pouvait masquer la longueur de sa chevelure en désordre et de ses énormes favoris, était comme illuminée par un éclair de joie sauvage. Je me détournai de lui avec effroi.

Au moment où Tyrrel quittait la chambre, Warburton lui posa la main sur l’épaule : a Arrêtez-vous, lui dit-il, je vais du même côté que vous ; et je veux vous accompagner. » Il se retourna vers Thornton, qui était en grande conversation avec le marquis, et lui fit signe de la main de ne pas le suivre. À l’instant même il sortit avec Tyrrel.

Je ne pus rester plus longtemps. J’éprouvais une sorte d’inquiétude fébrile qui me poussait en avant. Je quittai le salon, et je me trouvai sur le palier avant que les deux joueurs fussent au bas de l’escalier. Warburton n’était qu’à quelques pas de moi ; l’escalier était faiblement éclairé par la lueur d’une lampe expirante ; il ne se retourna pas pour me regarder, et sa préoccupation probablement l’empêcha de m’entendre.

« Vous pouvez encore revenir sur l’eau, dit-il à Tyrrel.

— Impossible, répliqua ce dernier, avec un ton d’angoisse et de désespoir qui me perça le cœur. Je suis réduit à la mendicité, je n’ai plus rien au monde, il ne me reste plus qu’à mourir de faim ! »

Comme il disait ces mots, j’aperçus à la lueur pâle et incertaine de la lampe, que Warburton se couvrait la figure avec sa main.

« N’avez-vous plus d’espoir ? n’avez-vous pas un endroit d’où vous puissiez tirer quelque secours ? Votre pauvreté est-elle absolue, et n’avez-vous réellement à attendre que la famine ? » reprit-il d’une voix sourde et contenue.

Nous arrivions dans la cour. Warburton n’était qu’à un pas derrière Tyrell, celui-ci ne répondait pas ; seulement quand il passa de l’obscurité de l’escalier à la lumière de la cour qu’éclairait la lune, je pus voir de grosses larmes qui coulaient silencieusement sur ses joues. Warburton le toucha de la main.

« Retournez-vous ! lui cria-t-il tout d’un coup, la coupe n’est pas encore pleine pour vous, regardez-moi et rappelez-vous ! »

Je hâtai le pas. La lumière tombait en plein sur les traits de celui qui parlait, ses cheveux noirs avaient disparu, mes soupçons étaient fondés ! Je reconnus du premier coup la belle chevelure et le noble front de Reginald Glanville. Tyrrel le regarda lentement comme s’il cherchait à se rappeler quelque terrible souvenir qui grandissait en lui à chaque instant avec une horreur croissante. Le visage sévère de Glanville allait s’assombrissant.

Tyrrel poussa un faible cri, et tomba à terre sans connaissance.