Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 134-137).


CHAPITRE XXIX


Comme je retournais chez moi avec Vincent en revenant de la rue Montorgueil, je vis dans la rue St-Honoré, devant nous, deux personnes ; la haute et noble stature de l’une d’elles me la fit reconnaître immédiatement. Ces deux personnes étaient arrêtées devant une porte d’hôtel qui s’ouvrit avec cette facilité et cette discrétion qui n’appartiennent qu’à des concierges français. J’arrivai à la porte comme elle se fermait, mais j’avais eu le temps de voir les cheveux noirs et le visage pâle de Warburton. Mes yeux rencontrèrent le numéro de l’hôtel. « Pour sûr, dis-je, j’ai déjà été dans cette maison. — C’est assez probable, grommela Vincent qui était gris à faire plaisir. C’est une maison à deux fins : on y peut jouer aux cartes ou coqueter avec les femmes ; c’est comme on veut. »

À ces mots, je me rappelai l’hôtel et ses habitants. Il appartenait à un vieux gentilhomme qui, à la veille d’être mis en terre, aimait encore à s’accrocher aux bonnes choses sur le bord de la fosse. Il vivait avec une petite femme fort élégante qui portait son nom et jouissait de toutes les prérogatives d’une épouse légitime. Ils avaient deux salons ouverts, l’un pour les petits soupers, l’autre pour les petits jeux. On y jouait en effet aux jeux de l’amour et du hasard, et l’on y perdait avec une égale facilité sa bourse et son cœur. En un mot, le marquis et sa jolie petite femme étaient un couple heureux et habile qui menaient joyeuse vie, et honorablement et décemment, aux dépens d’autrui.

« Allons, Pelham, me cria Vincent, comme je restais à la porte, hésitant à entrer, jusques à quand voulez-vous me laisser geler à cet air froid et piquant ?

Quousque abutere patientia nostra, Catilina ?

— Entrons, lui dis-je, je connais les êtres et nous allons trouver….

— De jeunes vices ! d’aimables iniquités ! dit Vincent.

« Allons mon garçon, dit Robin Hood, conduis-moi, je te l’ordonne ! »

À ces mots, je frappai ; la porte obéissante s’ouvrit, et nous montâmes au premier, à l’appartement du marquis.

Les salons étaient remplis de monde, la soi-disant marquise voltigeait d’une table à l’autre parlant et coquetant avec tout le monde ; le marquis lui-même, avec un œil larmoyant et une main tremblante, faisait le Don Juan auprès des nombreuses Elvires et Annas et Angélinas qui remplissaient son salon. Vincent s’efforçait de me suivre à travers la foule, mais sa vue troublée et sa marche incertaine le faisaient tomber d’un embarras dans un autre ; enfin il en arriva à ne plus pouvoir avancer. Un Français, grand, gros, qui mesurait à peu près cinq pieds de large sur six de hauteur, était penché (obstacle insurmontable) juste devant lui, et entièrement absorbé par les émotions d’une table d’écarté. Il ne se doutait pas seulement des efforts répétés de Vincent tantôt à droite tantôt à gauche, pour passer outre.

À la fin, l’irascibilité du bel esprit croissant en raison de son impuissance, il saisit dans ses bras l’obstacle énorme et lui dit d’un ton tranchant et querelleur : « Dites-moi, monsieur, savez-vous pourquoi vous ressemblez au Lotus dans le septième ciel de Mahomet ?

— Monsieur ! s’écria le Français étonné.

— Eh bien ! monsieur (dit Vincent donnant lui-même la réponse à son énigme), c’est parce qu’une fois arrivé là il n’y a plus moyen de passer. »

Le Français (qui était un de ces hommes qui pardonnent tout en faveur d’un bon mot) se mit à rire, salua, et se dérangea. Vincent se faufila et me rejoignit en disant :

« Fortiaque adversis opponite pectora rebus. »

Cependant je cherchais des yeux les objets de ma poursuite ; à ma grande surprise, je ne les apercevais pas. « Ils sont peut-être dans l’autre pièce, » me dis-je, et je passai de ce côté. Le souper était fini et une vieille bonne était tranquillement occupée à s’administrer à elle-même quelques friandises. Il n’y avait pas d’autre trace d’êtres humains (et encore peut-on dire qu’une vieille femme soit un être humain). J’étais fort étonné de ne pas voir Warburton et son compagnon. J’entrai dans la salle de jeu encore une fois, je regardai dans tous les coins, j’examinai tous les visages, en vain. Désappointé et vexé de cette poursuite inutile, qui ne m’avait pourtant pas fait perdre grand’chose, je pris le bras de Vincent et nous sortîmes.

Je passai la matinée suivante avec madame d’Anville. Une Française se console facilement de la perte d’un amant — elle le convertit en un ami, et elle pense (avec raison) qu’elle gagne au change. Nous mîmes nos regrets en maximes et nos adieux en antithèses. Ah ! c’est une chose délicieuse que de boire avec Alcidonis (dans le conte de Marmontel) de la liqueur de la fiole rose, et de jouer avec la fantaisie au lieu de s’abîmer dans sa passion comme un jeune fou. Il y a un temps où le cœur déborde de tendresse et, comme nos vices ainsi que nos vertus découlent de nos passions, il y a peut-être plus à espérer qu’à craindre pour l’avenir, de cet excès d’abondance. C’est le temps où l’attrait du plaisir peut faire commettre des fautes, mais par étourderie et non par calcul ; et l’amour, voltigeant au milieu des fleurs, butine son miel sans s’armer de son aiguillon. Ah ! l’heureux temps, admirablement dépeint par ce poète qui sait si bien faire passer le sentiment dans les mots !

« Le destin ne t’a point assombri, l’espoir n’a point fait épanouir tes fleurs pour qu’elles fussent aussitôt fanées, tu ne connais pas ces terreurs cruelles qui projettent leur ombre sur la lumière de nos dernières années. »

Pardon de cette digression qui n’est pas trop, vous en conviendrez, dans ma manière habituelle, mais laisse-moi, cher lecteur, t’avertir sérieusement de ne pas me juger encore. Quand tu auras été jusqu’au bout de ce livre, si tu dois en condamner le héros, eh bien ! je te laisserai tranquille (selon le conseil de l’honnête Dogberry) jusqu’à ce que tu sois de sang-froid ; et si tu ne me fais pas, alors, une meilleure réponse, c’est que tu n’es pas l’homme que je croyais.