Peintures (Segalen)/Peintures dynastiques/Maîtrise logique de Song

Georges Crès et Cie (p. 190-195).


MAÎTRISE LOGIQUE


DE SONG

La scène est pleine d’expression et déborde d’enseignement : L’Empereur, à demi étendu sur ce lit de repos, montre une bouche grave, un sourcil lourd de pensers philosophiques. Il admoneste le Prince Héritier debout, par déférence, à quelques pas de Lui.

Mais la leçon de chaque jour dépasse l’enseignement d’un Père à son fils. Des deux côtés, recueillant les deux flots du manteau de paroles, voyez le Grand Protecteur civil et le Général d’Armée. Comme s’éduque l’enfant, s’instruisent les Ministres et, par eux, le peuple entier.

*

L’Empereur explique :

« Que l’Univers, et tous les êtres qu’il contient, sont issus de deux Principes, coéternels, infinis, distingués, mais inséparables, norme et matière.

« Qu’il n’y a pas, entre ces deux Principes, antécédence ou postériorité d’origine, mais de Raison, — et une dignité. (La Norme ne tombant point sous les sens, la Matière les supportant.)

« Que l’une et l’autre, sans âme ni contour, s’individualisent dans la chair dont chacun de nous est fait, et qui, pour un temps, limite une portion de Norme, laquelle, à son heure, s’en retourne à l’infini quand le fini dans la chair se dissout, se décompose.

L’Empereur examine :

« S’il faut nier le Néant primordial, — et, certain de l’Éternité de Norme et Matière, décerner à celle-ci un titre tel : « Grande Raréfaction », ou bien « Grande Harmonie », afin de conférer à l’union de l’une et l’autre ce rang suprême : « Grande Unité », « Grand Commencement », « Grande Mutation », « Grand Être Réalisé ».

L’Empereur daigne commenter :

« Norme et Matière ont existé de tous les temps. Tout être est donc fait de Norme et Matière. Norme ne fut pas avant Matière. Norme, plus noble que Matière, ne peut exister sans elle ; et pourtant unique, se dénombre en la diversité. Norme éternelle s’incarne dans l’éphémère. Norme et Matière étaient avant que Ciel et Sol ne fussent. Ciel et Sol sont Norme et Matière. Norme et Matière sont autres que Ciel et Sol.

Et l’Empereur décide enfin :

« Que le Monde est vraiment un tourbillon, rare dans son noyau central, — de plus en plus dense, compact et formel à sa périphérie ; concrété comme la coquille autour de l’œuf mou. »

Dès lors,

« Que l’on n’enseigne point, par une méprise absurde, que les neuf sphères dans les cieux s’enveloppent comme les écailles concentriques de l’oignon, — mais bien qu’elles forment, en se déroulant du centre à l’étendue et dans tous les plans à la fois, les Neuf Volutes enspiralées du tourbillon de l’Univers, — et il n’y a pas de rayon. »

Et c’est ainsi que, négligeant l’odeur des festins, souriant de loin aux concours d’hommes et de femmes, l’Empereur s’enivre de sa seule pensée, et jouit du pur embrassement de ses concepts : pénétré, mieux qu’un Général d’Armée, des trente-deux principes de Bataille, il les emploie à la défense ou à l’assaut de ses seuls Palais de Logique.

Il gagnera la question de savoir si la Raison est antérieure aux sentiments, ou ceux-ci à la Raison. Il résoudra si le Grand Vide au bout du monde est dur en fonction de sa vitesse ou de sa définition.

Le Ministre civil, bien éduqué, s’incline, vaincu par la logomachie du Maître qui vient précisément de le complimenter sur son zèle intelligent. Le Guerrier, un peu à l’écart, tremble de tous ses gros membres. Plus forts que les béliers de sièges, les Mots frappent à lui crever le front.

Il n’ose point approuver trop haut. Il n’oserait surtout contredire. Mais, tandis que le Philosophe mène au combat ses idées bien rangées, le Militaire, inquiet malgré lui, se souvient que les Hordes Nord tiennent déjà les provinces du froid ; qu’ils sont là-bas plus d’un million, menaçants et mobiles. Il sait que depuis deux cents ans la Dynastie recule et se dérobe vers le Sud, abandonnant les villes, les canaux, les rivières et les champs dont les sillons transverses, disposés contre les chars antiques, n’ont pas pu retarder les foulées du galop Mongol…

Et que l’on s’en ira bientôt finir parmi les sauvages tout crus !

*

Mais telle est la vertu logique et l’imposante majesté des Mots, que le soudard renfrogne son inquiétude, écoute plus fort, feint de comprendre et se tient toujours coi.