Traduction par Maurice Prozor.
Perrin (p. 184-258).
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ACTE V

(À bord d’un bâtiment longeant la côte de Norvège. Coucher de soleil. Temps houleux.)

(Peer Gynt, vigoureux vieillard, à la chevelure et à la barbe blanches, se tient à l’arrière du navire. Son costume est presque celui d’un marin. Il porte un veston et des bottes à longues tiges. Ses habits sont un peu usés. Il est hâlé. Ses traits ont une expression plus dure. Le capitaine se tient près du gouvernail. L’équipage est à l’avant.)

PEER GYNT (accoudé au bastingage, regardant la côte)

Voici le vieux Halling, en costume d’hiver, dressant son torse aux rayons du couchant. Comme il se rengorge, le vieillard ! Le Pic du Glacier, son frère, se tient en arrière modestement. Son manteau de glace verdoie toujours au soleil. La Mer de Neige s’étend, gracieuse, comme une vierge en longue robe de lin. Allons, pas de folies, mes vieux gaillards ! Restez où l’on vous a placés. Vous n’êtes, après tout, que des blocs inertes.

LE CAPITAINE (criant à l’équipage)

Deux hommes au gouvernail ! Hissez la lanterne !

PEER GYNT

Quelle bise !

LE CAPITAINE

Cette nuit nous aurons de l’orage.

PEER GYNT

Peut-on, du large, apercevoir les Ronden ?

LE CAPITAINE

Non, vraiment. Ils sont cachés par la Mer de Neige.

PEER GYNT

Et Blohœ ?

LE CAPITAINE

Non. Mais, quand le temps est beau, on peut, du haut du grand mât, voir le Pic de Galdhœ.

PEER GYNT

Où est Hasteigen ?

LE CAPITAINE (indiquant)

Par là.

PEER GYNT

Ah ! très bien.

LE CAPITAINE

Vous semblez connaître le pays.

PEER GYNT

Quand je l’ai quitté, j’ai passé par ici. Et les souvenirs du jeune âge sont, dit-on, ceux qui se gravent le mieux dans la mémoire. (Il crache et se remet à regarder la côte.) Ce qu’on voit bleuir là-bas entre les rochers à pic, ces gorges étroites noires comme des tombeaux, et les bords de ces fjords qui débouchent sur l’Océan, c’est donc là… (Au capitaine.) Les maisons y sont rares ?

LE CAPITAINE

Oui. Les enclos sont clairsemés.

PEER GYNT

Serons-nous arrivés avant le jour ?

LE CAPITAINE

Je l’espère, si la nuit n’est pas trop mauvaise.

PEER GYNT

Il y a d’épais nuages du côté du couchant.

LE CAPITAINE

Oui.

PEER GYNT

Dites donc ! vous me rappellerez avant d’aborder, que je compte faire de petites largesses à l’équipage.

LE CAPITAINE

Merci !

PEER GYNT

Ce ne sera pas grand’chose. J’ai été chercheur d’or, mais ce que j’ai trouvé, je l’ai reperdu. La fortune et moi, nous sommes dans de mauvais termes. Vous savez ce que j’ai déposé à bord. C’est

tout. Le reste est au diable.
LE CAPITAINE

C’est plus qu’il n’en faut pour vous faire une situation chez nous.

PEER GYNT

Je n’ai pas de famille. Personne n’attend le riche vagabond. Au moins il n’y aura pas de simagrées sur le quai !

LE CAPITAINE

Voici le grain qui arrive.

PEER GYNT

Ainsi, c’est dit : si l’un de vos hommes se trouve dans l’embarras, je ne regarde pas trop à l’argent.

LE CAPITAINE

C’est gentil à vous. La plupart d’entre eux ne possèdent qu’un maigre pécule, et tous ont femme et enfants. Ils ne s’en tirent pas facilement avec leurs seuls gages. Ah ! s’ils avaient un peu d’extra en descendant, ce serait une fête dont on parlerait longtemps !

PEER GYNT

Que me dites-vous là ! Ils sont mariés ? Ils ont femme et enfants ?

LE CAPITAINE

Mais oui, tous, du premier jusqu’au dernier. Le plus à plaindre est le cuisinier. Chez lui, c’est la misère noire.

PEER GYNT

Mariés ? Quelqu’un les attend au foyer ? Quelqu’un se réjouira de les revoir ? Hein ?

LE CAPITAINE

Assurément, à la façon des pauvres.

PEER GYNT

Et le soir de leur arrivée, que se passera-t-il ?

LE CAPITAINE

Dame ! Je suppose que la commère, pour une fois, leur préparera un bon repas.

PEER GYNT

Il y aura une bougie sur la table ?

LE CAPITAINE

Peut-être deux. Et une goutte pour faire passer le repas.

PEER GYNT

Et ils seront là, se chauffant au foyer, avec un bon feu dans l’âtre, au milieu d’enfants en gaieté faisant un tintamarre à ne pas s’entendre ? Le bonheur, quoi ?

LE CAPITAINE

Ça se pourrait bien. Aussi, je le répète, est-ce

gentil à vous de leur donner un petit cadeau.
PEER GYNT (avec un coup de poing sur le vibord)

Vous croyez ? Ah ça ! me prenez-vous pour un fou ? Pensez-vous que j’aille me ruiner pour faire plaisir aux enfants des autres ? J’ai assez trimé pour gagner mon argent. Je tiens à le garder ! Personne, là-bas, n’attend le vieux Peer Gynt.

LE CAPITAINE

Mon Dieu ! Vous en ferez ce que vous voudrez. Votre argent est à vous.

PEER GYNT

Pardieu ! il est à moi et à personne autre. Sitôt l’ancre jetée, vous me présenterez votre compte. Je paierai mon billet de Panama jusqu’ici et de l’eau-de-vie à l’équipage. C’est tout. Si je donne un sou de plus, capitaine, vous pourrez me cracher au visage.

LE CAPITAINE

Je vous dois un reçu et non des outrages. Excusez-moi : voici la tempête.

(Il se dirige vers l’avant. Le ciel s’est entièrement obscurci. On allume des lumières dans la cabine. Le bâtiment roule de plus en plus fort. Brouillard et nuées épaisses.)

PEER GYNT

De petits êtres turbulents au foyer, des pensées que votre souvenir rend joyeuses, qui vous suivent partout où vous allez ! Qui pense à moi ? Personne ! Ah ! il y aura des bougies sur la table ? Eh bien ! on trouvera moyen de les éteindre ! Je vais les enivrer tous. Il faut que pas un de ces animaux n’ait sa tête à lui en débarquant. Ivres, ils reverront leurs femmes et leurs enfants ! Ils auront des jurons à la bouche. Ils donneront des coups de poing sur la table. Ils feront un boucan d’enfer et une peur folle à ceux qui les attendent. Les femmes s’enfuiront en criant et en traînant leurs enfants derrière elles ! C’en sera fait de leur joie ! (Le bateau penche très fort. Peer Gynt trébuche et a peine à se maintenir sur ses jambes.) Eh ! oh ! Voilà une secousse qui compte. La mer travaille comme si on la payait pour ça. Rien n’est changé dans nos parages du nord. Toujours en butte aux mêmes fureurs ! (Écoutant.) Quel est ce cri ?

LA VIGIE (à l’avant)

Une épave sous le vent !

LE CAPITAINE (sur le pont du milieu)

Tribord la barre ! Serrez le vent !

LE PILOTE

Y a-t-il quelqu’un sur l’épave ?

LA VIGIE

Je vois trois hommes !

PEER GYNT
Faites descendre le canot.
LE CAPITAINE

Il serait submergé. (Il se dirige vers l’avant.)

PEER GYNT

Qui est-ce qui pense à ces choses-là ? (À quelques hommes.) Sauvez-les, si vous êtes des hommes. Que diantre cela peut-il vous faire de vous mouiller la peau ?

LE MAITRE D’ÉQUIPAGE

C’est impossible par une mer comme celle-ci.

PEER GYNT

Vous entendez un cri ? Le vent fait rage ! Eh ! toi, le cuisinier ! À l’eau ! Je te donnerai de l’argent.

LE CUISINIER

Pas pour vingt guinées !

PEER GYNT

Ah ! chiens que vous êtes ! Misérables capons ! Pensez que ces gens ont des femmes et des enfants qui les attendent au foyer !

LE MAITRE D’ÉQUIPAGE

Ils prendront patience.

LE CAPITAINE

Un coup de mer ! Laissez porter !

LE PILOTE
L’épave a chaviré.
PEER GYNT

On n’entend plus rien…

LE PILOTE

S’ils étaient mariés comme vous dites, voici le monde plus riche de trois veuves.

(La tempête grandit. Peer Gynt passe à l’arrière du bateau. Il fait nuit. Un passager inconnu, débout à côté de Peer, le salue poliment.)

LE PASSAGER INCONNU

Bonsoir.

PEER GYNT

Bonsoir… Hein ?.. Qui êtes-vous ?

LE PASSAGER

Votre compagnon de voyage, pour vous servir.

PEER GYNT

Tiens ! Je croyais être seul à bord, en fait de passagers.

LE PASSAGER

C’était une erreur. La voilà dissipée.

PEER GYNT

Il est étrange, en tout cas, que je ne vous aie pas vu avant ce soir.

LE PASSAGER
Je ne sors jamais le jour.
PEER GYNT

Vous êtes peut-être malade ? Je vous vois pâle comme un linge.

LE PASSAGER

Mais non. Je me porte à merveille.

PEER GYNT

Quelle tempête !

LE PASSAGER

Oui, l’ami, une vraie bénédiction !

PEER GYNT

Une bénédiction ?

LE PASSAGER

Des vagues hautes comme des maisons ! On a la bouche pleine d’écume ! Pensez à toutes les épaves qu’il y aura demain, à tous les cadavres que rejettera la mer !

PEER GYNT

Oh ! mon Dieu, oui, il y en aura !

LE PASSAGER

Avez-vous vu un homme étouffé, pendu… ou noyé ?

PEER GYNT
Vous dites… ?
LE PASSAGER

Les cadavres rient, ou plutôt ils grimacent et, le plus souvent, se mordent la langue.

PEER GYNT

Ah ! ça ! laissez-moi tranquille !

LE PASSAGER

Une question seulement ? Si nous échouions et coulions bas cette nuit…

PEER GYNT

Vous croyez qu’il y a danger ?

LE PASSAGER

Je n’en sais trop rien. Mais supposez que j’en réchappe et que vous vous noyiez.

PEER GYNT

Allons donc !

LE PASSAGER

Une simple possibilité. Eh bien ! quand on a un pied dans la tombe, le cœur s’attendrit, on se fait généreux.

PEER GYNT (mettant la main à sa poche)

Bon ! il s’agit d’argent ?

LE PASSAGER

Non. Mais me feriez-vous la grâce de m’accorder

votre précieux cadavre ?
PEER GYNT

Par exemple ! Voilà qui est trop fort !

LE PASSAGER

Je ne demande que cela. Votre cadavre. C’est pour mes expériences scientifiques.

PEER GYNT

Me laisserez-vous en paix, à la fin !

LE PASSAGER

Voyons, mon ami, réfléchissez. Vous y trouverez votre avantage. Je vous ferai ouvrir et exposer au jour. L’objet de mes recherches, c’est, avant tout, le siège du rêve. Je vous promets, d’ailleurs, de vous soumettre tout entier à mon analyse.

PEER GYNT

Allez-vous-en !

LE PASSAGER

Voyons, mon ami, — un corps noyé…

PEER GYNT

Blasphémateur qui défiez la tempête ! Ah ! c’est trop de folie ! Nous sommes battus par la pluie et les vents, impitoyablement ballottés. On peut craindre pour nos vies. Et vous semblez vouloir

hâter la catastrophe !
LE PASSAGER

Je vois que vous n’êtes pas bien disposé en ce moment. Mais cela peut changer. (Avec un aimable salut.) Nous nous rencontrerons au fond de l’eau, et peut-être avant. J’espère vous trouver alors de meilleure humeur. (Il entre dans les cabines.)

PEER GYNT

Quels répugnants personnages que ces hommes de science ! En voilà un mécréant ! (Au maître d’équipage qui passe devant lui.) Un instant, l’ami ! Quel est ce fou que vous avez comme passager à bord ?

LE MAITRE D’ÉQUIPAGE

Un passager ? Je ne sache pas que nous en ayons d’autres que vous.

PEER GYNT

Vous n’en avez pas d’autres ? Ça devient de plus en plus étrange. (Au pilotin.) Qui est-ce qui vient de descendre dans les cabines ?

LE PILOTIN

Le chien de bord, Monsieur. (Il passe.)

LA VIGIE (criant)

Terre tout près !

PEER GYNT
Mon coffre ! Ma caisse ! Tout sur le pont !
LE MAITRE D’ÉQUIPAGE

Nous avons autre chose à faire.

PEER GYNT

Je plaisantais, capitaine ! Ce n’était pas sérieux ! Mais oui, je viendrai en aide au cuisinier.

LE CAPITAINE

Le grand mât est brisé !

LE SECOND

Voici le foc qui tombe !

LE MAITRE D’ÉQUIPAGE (à l’avant)

La proue a touché !

LE CAPITAINE

Elle est fendue !

(Le navire échoue. Bruit. Tumulte.)



(Bancs et récifs près de la côte. Le vaisseau coule à fond. On aperçoit à travers le brouillard le canot de sauvetage portant deux hommes. Une lame le submerge et le fait chavirer. Un cri, puis un instant de silence. Peu à peu on voit émerger le canot, la quille en l’air et, à côté, la tête de Peer Gynt sortant de l’eau.)

PEER GYNT

Au secours ! Un canot ! Au secours ! Je vais périr ! Il est écrit : « Sauvez-moi, Seigneur ! » (Il se cramponne à la carène.)

LE CUISINIER (surnageant du côté opposé)

Seigneur Dieu ! ayez pitié de mes petits enfants !

Faites, que j’atteigne la côte ! (Il s’attache à la carène.)
PEER GYNT

Lâche le canot !

LE CUISINIER

Lâche-le toi-même !

PEER GYNT

Je vais te montrer… !

LE CUISINIER

Tu vas voir !

PEER GYNT

Je t’assommerai à coups de pieds et de poings ! Lâche, te dis-je ! L’épave est trop petite pour deux !

LE CUISINIER

Je le sais. À toi de lâcher !

PEER GYNT

Non, c’est à toi !

LE CUISINIER

Tu vas voir ! (Ils luttent. Le cuisinier se démet une main. Il se cramponne avec l’autre.)

PEER GYNT

À bas la patte !

LE CUISINIER

De grâce, mon bon Monsieur ! Ayez pitié de

moi ! Pensez à mes petits enfants !
PEER GYNT

J’ai plus besoin de vivre que toi, puisque je n’en ai pas encore.

LE CUISINIER

Lâchez l’épave ! Vous avez vécu, et je suis jeune !

PEER GYNT

Allons ! Décampe ! tu deviens de plus en plus lourd !

LE CUISINIER

Grâce ! Laissez-moi vivre pour l’amour de Dieu ! Vous n’avez personne pour vous pleurer.

PEER GYNT (l’empoignant)

Je te tiens ! Récite ton Pater.

LE CUISINIER

Je ne me souviens de rien. Je n’y vois plus !

PEER GYNT

Vite ! L’essentiel !

LE CUISINIER

Donnez-nous…

PEER GYNT

Plonge ! Tu as tout ce qu’il te faut !

LE CUISINIER
Donnez-nous aujourd’hui…
PEER GYNT

Toujours la même chanson ! On voit bien que tu as été cuisinier.

LE CUISINIER (disparaissant)

Donnez-nous aujourd’hui notre… (Il se noie.)

PEER GYNT

Amen, mon garçon ! Tu es resté toi-même jusqu’au bout. (Il se hisse sur la quille.) Tant qu’il y a vie, il y a espoir.

LE PASSAGER INCONNU (s’attachant au navire)

Bonjour !

PEER GYNT

Aïe !

LE PASSAGER

J’ai entendu un cri. Enchanté de vous revoir. Vous voyez bien, j’ai prédit juste.

PEER GYNT

À bas les mains ! Il n’y a ici de place que pour un seul !

LE PASSAGER

Je m’aiderai du pied gauche. Une fois le doigt dans ce joint, je nagerai. À propos, pour en revenir à notre cadavre…

PEER GYNT
Taisez-vous !
LE PASSAGER

Il n’y a plus à compter sur les autres.

PEER GYNT

Assez !

LE PASSAGER

Comme il vous plaira. (Un silence.)

PEER GYNT

Eh bien ?

LE PASSAGER

Je me tais.

PEER GYNT

Par Satan !… Que faites-vous ?

LE PASSAGER

J’attends.

PEER GYNT (s’arrachant les cheveux)

C’est à rendre fou ! Qui êtes-vous ?

LE PASSAGER (s’inclinant)

Votre serviteur.

PEER GYNT

Et puis ? Voyons ! parlez !

LE PASSAGER

Devinez ? N’avez-vous jamais vu personne qui

me ressemble ?
PEER GYNT

Que le diable !…

LE PASSAGER (baissant la voix)

Aurait-il coutume d’employer la peur pour nous éclairer dans le danger ?

PEER GYNT

Bon ! Il se trouvera que vous êtes un esprit de lumière !

LE PASSAGER

Mon ami, savez-vous ce que c’est que l’angoisse ? Y avez-vous sérieusement pensé, ne fût-ce que deux fois par an ?

PEER GYNT

Quand on est en danger, on a peur. Ce n’est pas plus malin que ça.

LE PASSAGER

Savez-vous quel triomphe il y a dans l’angoisse ? L’avez-vous éprouvé, ne fût-ce qu’une fois dans votre vie ?

PEER GYNT (le regardant)

Si vous voulez mon salut, vous vous y prenez tard ! c’est absurde ! La mer va m’engloutir !

LE PASSAGER

Auriez-vous plus facilement triomphé au coin

de votre feu ?
PEER GYNT

Arrière, fantôme ! Décampe ! Je ne veux pas mourir ! Je veux gagner la côte !

LE PASSAGER

Quant à ça, rassurez-vous. On ne meurt pas au milieu d’un cinquième acte. (Il disparaît.)

PEER GYNT

Enfin il s’est démasqué ! Ce n’était qu’un insipide moraliste.



(Un cimetière dans les montagnes.) (Un convoi funèbre. Au bord de la fosse, un prêtre. On achève un cantique. Peer Gynt apparaît sur la route, hors de l’enceinte.)

PEER GYNT (s’arrêtant à l’entrée)

Sans doute un concitoyen qui prend le chemin de toute poussière humaine. Dieu merci, ce n’est pas moi. (Il entre.)

LE PRÊTRE (prêchant)

Et maintenant, mes chers frères, maintenant que l’âme se présente au tribunal suprême et que le corps repose, semblable à une cosse vide, nous dirons quelques mots du chemin que le défunt parcourut ici-bas.

Il n’avait ni fortune, ni esprit. Sa voix était grêle, son maintien peu viril ; il s’exprimait mollement, avec hésitation et savait à peine gouverner sa maison. À l’église, il semblait demander humblement la permission de s’asseoir à côté des autres. Il était, vous le savez, originaire du Gudbrandsdal. Presque enfant, il était venu dans ce pays. Vous vous souvenez de l’avoir vu, jusqu’à sa mort, circuler parmi vous, la main droite dans la poche. C’est dans cette posture que son image s’est gravée dans vos esprits. Ajoutez-y son allure embarrassée et la réserve de son attitude chaque fois qu’il se trouvait dans une réunion. Mais, bien qu’il préférât se tenir à l’écart et qu’il fût toujours resté un étranger parmi nous, vous n’ignorez sans doute pas le secret qu’il s’efforçait de cacher : cette main qu’il tenait ainsi dans sa poche, cette main n’avait que quatre doigts. Je m’en souviens encore, — il y a longtemps de cela : un matin, des recruteurs vinrent à Lunde. Nous avions la guerre, et l’on ne s’entretenait que des calamités publiques. Chacun était préoccupé de l’avenir du pays. J’étais présent. Le capitaine siégeait derrière une table, avec le bailli et les sergents. L’un après l’autre, nos gars étaient examinés, mesurés, enrôlés. La chambre s’était remplie. Dehors, dans la cour, retentissaient les rires bruyants de la jeunesse. Là-dessus, un nom fut prononcé. Un nouveau venu répondit à l’appel. Il était pâle comme la mort, blanc comme la neige des montagnes. On le fit avancer. Il vint jusqu’à la table. Sa main droite était enveloppée d’un linge. Haletant, avalant sa salive, hors d’état de prononcer un mot, il ne répondait rien aux questions du capitaine. À la fin cependant son visage s’empourpra : tantôt retenant, tantôt précipitant ses paroles, il bégaya quelque chose où il était question d’un accident, d’une faucille qui lui avait coupé un doigt. Un silence se fit aussitôt dans la pièce. Il y eut des coups d’œil échangés, des lèvres qui se contractèrent, des regards foudroyants dirigés sur le gars. Les yeux baissés, il sentait la tempête autour de lui. Tout à coup, le vieux capitaine se leva, cracha, allongea le bras et dit : « Va-t’en ! » Et le gars partit. On fit la haie, et il passa, comme sous des verges. Il marcha ainsi jusqu’à la porte et, de là, s’élança en courant et gagna les hauteurs. Il bondit à travers bois, escalada les pentes, trébuchant aux pierres, aux rocailles, jusqu’à sa demeure, dans le fjaell. Six mois plus tard, il vint ici, avec sa mère, de petits enfants et une femme qu’il épousa dès qu’il put le faire. Il avait défriché un terrain dans la lande qui s’élève vers Lomb et s’y était construit une maison. La glèbe était dure, mais il en vint à bout, comme en témoignaient les mottes brisées, dressant partout leurs fauves arêtes. Si, à l’église, il tenait une main dans sa poche, on voyait bien que, dans les champs, ses neuf doigts travaillaient pour dix. Un printemps, tout fut emporté par le torrent. L’homme et sa famille furent sauvés. Sans ressources, sans abri, il se remit au travail et, avant que l’été fût passé, on vit, dans la montagne, un nouveau champ de seigle sur un point mieux protégé que l’autre. Oui, mieux protégé contre l’inondation, mais non contre l’avalanche. Deux ans plus tard, tout était enseveli sous la neige. Tout, sauf le courage de cet homme. Il creusa, déblaya, travailla si bien qu’avant l’hiver sa petite maison était une troisième fois rebâtie. Il avait trois fils, trois gars solides. L’école était loin. Là où finit le chemin communal, il fallait encore prendre un sentier étroit et abrupt, creusé dans la neige durcie. Que faisait-il ? laissant l’aîné grimper comme il pouvait et se contentant de le soutenir, de temps en temps, quand la pente était trop raide, il portait les autres sur son dos. Ainsi s’écoulèrent quelques dures années. Les enfants devinrent des hommes. C’était le moment de leur demander aide pour aide… Mais bah ! trois citoyens aisés ont oublié, aujourd’hui, dans le nouveau monde, leur père norvégien et le chemin de l’école. C’était un homme à courte vue. Par-delà le petit cercle de ceux qui lui tenaient de près, il n’apercevait rien. Les mots puissants qui devraient faire battre tous les cœurs sonnaient à ses oreilles comme de vains grelots. Peuple, patrie, tout ce qu’il y a d’élevé, de sublime, était, pour lui, plongé dans un brouillard épais. Mais c’était un humble, un humble que cet homme. Depuis le jour du recrutement, il semblait sous le poids d’un arrêt, la honte au front et la main cachée dans sa poche. Devant la loi du pays, n’était-ce pas un réfractaire ? Oui, c’est vrai. Mais il y a quelque chose qui brille au-dessus de la loi, comme les hauts sommets blanchissent derrière le Glittertind et font descendre sur ce glacier des nuées qui le voilent. C’était un mauvais citoyen. Pour l’Église et pour l’État, c’était un arbre stérile. Mais là-haut, sur la crête, là où nos chemins se rétrécissent, dans ce travail auquel il se sentait appelé, il était grand, parce qu’il était lui-même. Sa vie rendit le son qui lui était propre. Elle vibra toujours en sourdine. Repose en paix, modeste guerrier, qui luttas et mourus dans l’humble combat du paysan ! Ce n’est pas à nous, poussière, de sonder les reins et les cœurs ; c’est à Celui qui nous dirige. Mais j’en ai le ferme espoir et j’ose librement l’exprimer : ce n’est point en infirme que cet homme paraît devant Dieu ! (Le cortège se disperse et s’éloigne. Peer Gynt reste seul.)

PEER GYNT

Voilà ce que j’appelle du christianisme ! Rien de cruel ni de pénible pour l’âme. Et le prêtre a choisi une thèse édifiante en prêchant l’obligation pour chacun d’être invariablement soi-même. (Il plonge les regards dans la fosse.) Cet homme, n’est-ce pas celui que j’ai vu se coupant un doigt dans la forêt, à l’époque où j’abattais des arbres ? Qui sait ? si je ne me tenais pas là, en ce moment, un bâton à la main, au bord de cette fosse paisible, je pourrais croire que c’est moi qui dors dans ce cercueil et que cet éloge funèbre est le mien. Vraiment c’est une belle coutume chrétienne que de se remémorer ainsi, avec bienveillance, toute la carrière d’un défunt. Je ne demanderais pas mieux que d’être jugé de la sorte par ce digne pasteur de campagne. Allons ! j’ai encore un peu de temps jusqu’au jour où le fossoyeur viendra m’offrir ses services à moi-même. Et l’écriture affirme que le mieux est l’ennemi du bien. « À chaque temps sa peine », est-il encore écrit. Et plus loin : « Ne te fais pas enterrer à crédit. » C’est égal, il n’y a encore de vraie consolatrice que l’Église. Je ne l’ai pas assez estimée jusqu’ici ; mais aujourd’hui je vois quel bien cela fait de s’entendre dire par une voix autorisée : « Tu récolteras ce que tu auras semé. » — Oui, il faut être soi-même. Dans les petites choses comme dans les grandes, il faut avoir souci de soi et de ce qui est sien. Que si l’on est trahi par la fortune, on a du moins l’honneur d’avoir conformé sa vie à sa doctrine. Et maintenant, rentrons ! Qu’importe si le sentier est étroit et la pente abrupte ! Qu’importe si le destin continue à me narguer ! Le vieux Peer Gynt n’en suivra pas moins son propre chemin et restera toujours ce qu’il est : pauvre, mais honnête. (Il s’en va.)



(Une côte. Près d’un lit de torrent desséché, on aperçoit un moulin en ruine. Tout autour la dévastation, les traces d’un éboulement. Plus haut, sur la côte, un grand enclos.)

(Devant l’enclos, il y a une vente aux enchères. La foule assemblée boit et s’agite bruyamment. Peer Gynt est assis sur des décombres, près des ruines du moulin.)

PEER GYNT

De quelque côté que je me tourne, c’est toujours la même chose. Le temps ronge tout, le torrent use ses bords. « Fais le tour », a dit la Courbe. Il faut toujours en revenir là.

UN HOMME EN DEUIL

Il ne reste plus que de la pacotille. (Il aperçoit Peer Gynt.) Tiens ! Il y a même des étrangers. Dieu vous garde, l’ami !

PEER GYNT

Bonjour ! Ça a l’air gai ici, aujourd’hui. Que se passe-t-il ? Une noce ? Des relevailles ?

L’HOMME EN DEUIL

Dites plutôt qu’on pend la crémaillère. Voici la

mariée établie avec les vers.
PEER GYNT

Et d’autres vers se disputent ses guenilles.

L’HOMME EN DEUIL

Eh ! c’est la fin de la chanson.

PEER GYNT

Toujours la même. Elle est vieille aujourd’hui. Je l’ai chantée enfant.

UN JEUNE GARS (montrant un moule)

Regardez un peu la belle pièce que j’ai achetée. C’est le moule où Peer Gynt coulait ses boutons d’argent.

UN AUTRE

Et moi ! Voici une bourse que j’ai payée un schelling.

UN TROISIÈME

J’ai fait une merveilleuse affaire ! Un schelling et demi pour un sac de colporteur.

PEER GYNT

Quel est ce Peer Gynt que vous avez nommé ?

L’HOMME EN DEUIL

Tout ce que je sais, c’est qu’il était de la famille de la morte et d’Aslak le forgeron.

L’HOMME EN GRIS

Et moi ? Tu m’oublies ? Il faut que tu aies trop

bu.
L’HOMME EN DEUIL

C’est toi qui perds la mémoire. Tu ne te souviens plus de certaine porte de grenier à Hægstad.

L’HOMME EN GRIS

Je sais bien, et je sais aussi que tu n’as pas été dégoûté.

L’HOMME EN DEUIL

Pour peu que, maintenant, elle ne fasse pas quelque trait à la mort.

L’HOMME EN GRIS

Viens, cousin ! Un petit verre en l’honneur de notre parenté !

L’HOMME EN DEUIL

Cousin ? le diable t’emporte ! Tu es ivre et ne sais ce que tu dis !

L’HOMME EN GRIS

Allons donc ! On a beau faire, on se sent toujours de la famille de Peer Gynt. (Ils s’éloignent ensemble.)

Peer Gynt (bas)

Eh bien ! voilà de vieilles connaissances !

UN GARS (criant à l’homme en deuil, qui s’en va)

Hé Aslak ! si tu bois, ma défunte mère viendra

te prendre !
PEER GYNT (se levant)

Ne fouillons pas trop. Quoi qu’en disent les agronomes, les entrailles de la terre ne sentent pas bon.

UN AUTRE (montrant une peau d’ours)

Regardez ! Voici le chat de Dovre ou, du moins, sa peau. C’est lui qui, une veille de Noël, fit si grand peur au troll !

UN AUTRE (montrant une tête de renne)

Et voici le beau bouquetin qui porta Peer Gynt sur la crête de Gendin !

UN TROISIÈME (montrant un marteau crie à l’homme en deuil)

Ohé, Aslak ! est-ce là le marteau dont tu te servais contre le diable quand il a percé le toit de la forge ?

UN QUATRIÈME (les mains vides)

Ohé, Mads Moen, voici la veste invisible dans laquelle Peer et Ingrid se sont envolés !

PEER GYNT

Allons les gars ! payez-moi la goutte ! Je me sens vieux. J’ai de la vieillerie à vendre.

UN GARS
Quoi donc ?
PEER GYNT

Un château dans les Ronden. Les murs en sont solides.

LE GARS

J’offre un bouton.

PEER GYNT

Tu peux aller jusqu’au petit verre. On n’offre pas moins. Ce n’est pas convenable.

UN AUTRE GARS

Il est drôle, le vieux !

(On s’attroupe autour de lui.)

PEER GYNT (criant)

Mon cheval Bruneau ! Y a-t-il offre ?

UNE VOIX

Où est-il ?

PEER GYNT

Là-bas, très loin, à l’ouest. Au couchant, mes enfants. C’est un bon trotteur. Il court aussi bien que Peer Gynt savait mentir.

DES VOIX

Qu’as-tu encore à vendre ?

PEER GYNT

Or et pacotille, tout ce qu’on veut ! C’est acheté

à perte. Ça se vend au rabais.
PEER GYNT

L’ombre d’un livre de cantiques, pour une simple agrafe !

LE GARS

Le diable soit des ombres !

PEER GYNT

Mon empire ! Je vous le jette. À qui l’attrapera !

LE GARS

La couronne avec ?

PEER GYNT

Une superbe couronne de paille. Elle va au premier venu. Allons ! encore ! Une coquille d’œuf ! Un cheveu gris de fou ! La barbe du Prophète ! Tout ça à celui qui me montrera sur la montagne un poteau indicateur avec ces mots : « Par ici ! »

LE MAIRE (apparaissant)

Mon gaillard, tu as des façons d’être qui te conduiront droit en prison.

PEER GYNT (ôtant son chapeau)

C’est probable. Mais voudriez-vous me dire qui était Peer Gynt ?

LE MAIRE
Quelles sornettes me chantez-vous là ?
PEER GYNT

Je vous en prie ! Dites-le-moi.

LE MAIRE

Hein ? On prétend que c’était une espèce de méchant conteur.

PEER GYNT

Un conteur ?

LE MAIRE

Oui, il ne faisait que des contes, s’attribuant à lui-même tout ce qui s’est accompli de beau ou de grand dans le monde. Mais, vous m’excuserez, mon ami, — j’ai d’autres devoirs. (Il s’en va.)

PEER GYNT

Et où est-il maintenant, ce singulier personnage ?

UN VIEILLARD

Il a passé les mers pour se rendre en pays étranger. Comme on pouvait s’y attendre, il y a mal tourné, et voilà déjà des années qu’on l’a pendu.

PEER GYNT

Pendu ? Tiens, tiens. J’en étais sûr. Feu Peer Gynt est resté lui-même jusqu’au bout. (Saluant.) Adieu, la compagnie, grand merci et portez-vous

bien ! (Il fait quelques pas pour s’éloigner, mais se ravise et s’arrête.)
PEER GYNT

Mes joyeux gars, et vous, aimables femmes, permettez-moi de vous témoigner ma reconnaissance en vous contant une histoire.

VOIX NOMBREUSES

Tu sais une histoire ? Conte-nous-la !

PEER GYNT

Je ne demande pas mieux. (Il s’approche, son visage prend une expression énigmatique.) C’était à San-Francisco, où j’étais chercheur d’or. La ville était pleine de bateleurs. L’un jouait du violon avec ses pieds, un autre exécutait sur les genoux un pas espagnol, un troisième, dit-on, faisait des vers pendant qu’on lui perçait le crâne. Or il advint que le diable, s’étant joint à ces saltimbanques, voulut faire fortune à son tour. Ce qu’il imagina fut d’imiter en perfection un grognement de pourceau. Sa physionomie attirait la foule. Inconnu la veille, il faisait maintenant salle comble. Tout se taisait à son apparition. Il savait d’ailleurs se draper, revêtant pour la représentation un grand manteau aux pans flottants. Et personne ne s’apercevait que, sous ce manteau, le malin dissimulait un vrai pourceau. Le moment venu, il le pinçait, et l’instrument rendait un son. Tout ce morceau de bravoure avait le caractère d’une fantaisie exécutée sur un thème donné : le passage d’un pourceau de l’état de liberté à celui d’esclavage. À la fin, on entendait un cri aigu, celui que pousse l’animal sous le fer du boucher, après quoi l’artiste saluait le public et se retirait. Il y eut là matière à discussion et à critiques savantes, où le blâme alternait avec l’éloge. Quelques-uns trouvaient le grognement trop grêle, d’autres le cri de la fin trop étudié. Sur un point cependant, tout le monde était d’accord : c’est que l’effet, dans son ensemble, était démesurément outré. Voilà ce qui advint au diable pour avoir été maladroit et compté sans son public.

(Il salue et s’éloigne. La foule garde un silence inquiet.)



(La veille de la Pentecôte. Dans les grands bois. Au fond, dans une éclaircie, une cabane. Bois de renne sur le pignon, au-dessus de la porte.

(Peer Gynt rampe par terre, cueillant des oignons.)

PEER GYNT

Une nouvelle étape ! Il faut bien, je le vois,
Tâter un peu de tout avant de faire un choix.
Ce fut là mon destin. Maintenant je m’applique
À sonder les leçons de l’histoire biblique.
De César je me fais Nabuchodonosor.
Vieil enfant, voici donc où finit ton essor :
Dans le sein de ta mère ! Pulvis es, dit le livre.
Se remplir l’estomac, c’est là tout l’art de vivre.
Un peu d’oignon… ce n’est peut-être pas assez
Il faut être inventif et tendre des lacets.

Tiens ! je vois un ruisseau d’eau pure où je peux boire.
Être roi des forêts, c’est encor de la gloire.
À l’instant de mourir, ne puis-je pas toujours
Contre un arbre abattu me blottir comme un ours,
Et, sur sa vieille écorce, en un effort suprême,
Me tracer une fière épitaphe à moi-même :
« Ci-gît Peer Gynt, gaillard alerte et grand coureur.
Des fauves de ces bois, il est mort empereur. » ?
Empereur ?

(Il rit en dedans.)

Empereur ?Ah ! vieux fou, toujours la fanfreluche !
Tu n’es plus aujourd’hui qu’un oignon qu’on épluche.
Et je vais t’éplucher, Peer Gynt, mon bel ami.
Tu sais, je ne fais pas les choses à demi.

(Il prend un oignon et en arrache toutes les pelures, une à une.)

D’abord une pelure, en lambeaux que j’enlève :
Le triste naufragé rejeté sur la grève.
Puis une autre, minable et piteuse d’aspect :
Le passager vantard, prometteur et suspect,
Qui sent déjà son Gynt. Cette feuille jaunie,
C’est le maigre chercheur d’or en Californie.
Et cette autre, dessous, dure, au bord recourbé,
C’est le rude chasseur des phoques d’Hudson-bay.
Une couronne ? Ah ! bah ! la farce est pitoyable !
Arrachons cette feuille et la jetons au diable !
Courte et forte, — c’est Peer le sondeur d’inconnu.
Et voici le Prophète : il est frais et charnu,
Mais il sent le mensonge, ainsi que dit la Bible.
On en pleure, vraiment, tant l’odeur est horrible.

Cette feuille tordue au reflet purpurin,
C’est le Crésus vivant sans mesure et sans frein.
Et cette autre, malade, à points noirs, ne peut être
Que Peer Gynt, le courtier passant du nègre au prêtre.

(Il arrache plusieurs feuilles à la fois.)

L’oignon se rapetisse, il disparaît, il fond,
Et je n’entrevois pas de noyau ni de fond.

(Il épluche tout l’oignon.)

Eh ! c’est qu’il n’en a pas ! Non ! rien que ces coquines
De feuilles qui se font de plus en plus mesquines.
La nature est folâtre !

(Jetant les feuilles d’oignon.)

La nature est folâre ! À quoi bon méditer ?
Qui marche en trop songeant finit par se heurter
Le front au mur. Au lieu de fouiller le mystère,
Rampe donc, mon vieux Gynt, la face contre terre.

(Se grattant la tête.)

C’est égal, la vie est un drôle d’instrument,
Muet, ou répondant par une note fausse.
On voudrait en jouer, et l’on ne sait comment.
Du sot qui l’étudie on dirait qu’il se gausse.

(Il s’est approché de la cabane, l’aperçoit et tressaille.)

Là ! — Ce coin de forêt — et cette cabane… Eh !

(Se frottant les yeux.)

N’ai-je pas déjà vu ce gîte abandonné ?
Au-dessus du pignon, là-haut, des bois de renne…
Sur le toit, — n’est-ce pas ? — se dresse une sirène…
Non, c’est faux… ! Mais voici la serrure à secret
Qui ferme la pensée au lutin indiscret !

CHANT DE SOLVEIG (dans la cabane)

Ami, tu tardes bien longtemps,
Tout est prêt pour Pâques-aux-roses
Et je t’attends.
Mais si tu te reposes, —
Le poids est lourd, —
J’attendrai, fidèle, ô mon cher amour.

PEER GYNT (se levant d’un bond, pâle comme la mort)

Ici le triste oubli ; — là-bas la foi gardée,
Et l’âme riche ; — ici l’âme dépossédée,
L’angoisse mordant le cœur comme un vampire ;
Là-bas la Vérité ; — là-bas fut mon empire !

(Il se précipite dans le bois.)



(La nuit. Clairière de pins dévastée par l’incendie. Partout, à une grande distance à la ronde, des troncs calcinés. Çà et là, une buée s’étend au-dessus du sol.)

(Peer Gynt traverse la clairière en courant.)

PEER GYNT

Poussière, cendre et pourriture,
Ruine et dévastation,
Lugubre odeur de sépulture,
Ah ! quel bois de construction !
Faux savoir, contes et songes
De l’édifice de mensonges
Seront la base, et je pourrai
Bâtir dessus l’horreur du vrai.
La peur de tout sentiment grave
Me servira pour l’architrave,

Et je signerai ça, ma foi,
« Petrus Gynt, Empereur et roi. »

(Écoutant.)

J’entends un enfant qui sanglote :
On chante. Non ! c’est tout un chœur

(Des pelotes se mettent à rouler devant lui. Il les regarde.)

Qu’est-ce ? Pelote après pelote
Roule, arrêtant mon pas vainqueur ?

(Il les repousse du pied.)

LES PELOTES

Nous, les pensées
Que tu n’eus pas,
Roulions pressées
Devant tes pas,
Esprits subtils
À ton cœur vide,
Soufflant : « Dévide
Nos pauvres fils ! »

PEER GYNT

Impossible ! Dans un autre ordre
J’avais trop de fil à retordre !

(Il trébuche, se jette de côté et veut fuir.)

FEUILLES SÈCHES

Mots inconnus
Du vieux mystère,
Des arbres nus
Tombés à terre,

Tu nous laissas
Dans notre fange
Au ver qui mange,
Et tu passas !

PEER GYNT

Bast ! Une autre saison commence.
Engraissez la jeune semence !

SOUFFLES DANS L’AIR

Nous, les chansons
Inexprimées,
Vous maudissons,
Âmes fermées,
N’ayant pas su
Nous faire entendre
Par un soir tendre.
Maudit sois-tu !

PEER GYNT

Vivre en troubadour ? Pas si bête !
J’avais bien autre chose en tête.

(veut fuir par la traverse.)

GOUTTES DE ROSÉE (tombant des branches)

Gouttes de pleurs
Non répandues,
Par nous des cœurs
Seraient fondues
Les glaces. Mais,
Quand l’âme est dure,
Notre onde pure
Sèche à jamais.

PEER GYNT

J’ai pleuré dans quelques alarmes,
Mais à quoi m’ont servi mes larmes ?

BRINS DE PAILLE

Actes rêvés
Et morts en route,
Inachevés,
Au froid du doute,
Homme sans foi,
Ton cœur inerte
Fit notre perte.
Malheur à toi !

PEER GYNT

Je n’ai pas peur ! La belle affaire !
S’abstenir, ce n’est pas forfaire !

(Il hâte sa course.)

VOIX D’AASE (de très loin)

Mauvais gamin,
Sous la gelée,
Par quel chemin
M’as-tu roulée ?
Château, clocher,
Vision vaine !
Satan te mène,
Mauvais cocher !

PEER GYNT

Puisque c’est la faute du diable,
Le ciel doit m’être pitoyable.

Mais il m’en veut. — Encore un coup,
Je prends mes jambes à mon cou !

(Il détale.)



(Un autre point de la lande.)

PEER GYNT (chantant)

Fossoyeurs, bedeaux, arrivez, canailles,
Bêlez votre vieux chant de funérailles.
Je veux qu’on me couse un crêpe au chapeau,
J’ai beaucoup de morts à mettre au tombeau !

(Le Fondeur, portant une boite à outils et une grande cuiller à fondre, arrive par un chemin de traverse.)

LE FONDEUR

Bonsoir, mon vieux.

PEER GYNT

Bonsoir, l’ami.

LE FONDEUR

Tu sembles pressé. Où vas-tu donc ?

PEER GYNT

À des funérailles.

LE FONDEUR

Vraiment ? Eh ! tu n’as pas très bonne mine. Excuse-moi, tu ne t’appellerais pas Peer ?

PEER GYNT
On me nomme Peer Gynt.
LE FONDEUR

Voilà ce qui s’appelle avoir de la chance. C’est justement Peer Gynt que je viens chercher ce soir.

PEER GYNT

Tiens, tiens ! Et que me veux-tu ?

LE FONDEUR

Je vais te le dire. Je suis fondeur. Il faut que tu entres dans ma cuiller.

PEER GYNT

Pour quoi faire ?

LE FONDEUR

Pour être fondu à neuf.

PEER GYNT

Fondu ?

LE FONDEUR

Tu vois, elle est toute prête. Ta fosse est creusée, ton cercueil commandé. Dans ton corps, les vers célébreront bientôt leur festin. Quant à ton âme, le Maître m’a chargé de la lui apporter sans retard.

PEER GYNT

Allons donc ! Comme cela ? De but en blanc ?

LE FONDEUR

Un vieil usage. Qu’il s’agisse de funérailles ou de baptême, on choisit le jour en secret sans en avertir le héros de la fête.

PEER GYNT

Oui, oui. La tête me tourne, tu serais…

LE FONDEUR

Je suis fondeur, comme je te l’ai dit.

PEER GYNT

Je comprends. Votre Gentillesse a plusieurs noms. Ainsi donc, Peer, voici le terme de ton voyage. Mais c’est là, mon ami, un vilain procédé. Ma foi, je méritais mieux que ça. Je suis moins mauvais qu’il ne vous semble et ai fait quelque bien en ce monde. Tout au plus, pourrais-je passer pour un vaurien, mais non pour un grand pécheur.

LE FONDEUR

Eh oui ! mon ami, et c’est précisément là la question. Tu n’es pas un pécheur au sens élevé du mot. Voilà pourquoi tu échappes aux tourments et n’es digne que de la cuiller à fondre.

PEER GYNT

Quelle est cette nouvelle invention que vous avez inaugurée en mon absence ?

LE FONDEUR

La coutume est vieille comme le serpent de la Bible et destinée à réparer les déchets. Tu connais le métier et sais que le moulage ne donne souvent que de fichus résultats. On obtient, par exemple, des boutons sans attaches. Qu’en faisais-tu, toi ?

PEER GYNT

Je les jetais aux ordures.

LE FONDEUR

Ah ! oui ! ton père, Jean Gynt, fut un gaspilleur célèbre tant qu’il lui resta un sou en poche. Mais le Maître, vois-tu, est économe. Il tient à conserver ses richesses et se garde bien de rejeter l’ouvrage manqué aussi longtemps qu’il peut lui servir de matière première. Destiné à briller comme bouton sur la veste universelle, tu es venu sans attache. Il n’y a plus qu’à te jeter dans la caisse aux boutons ratés pour que tu retournes à la masse.

PEER GYNT

Quoi ! tu prétendrais me faire fondre avec Pierre et Jean pour obtenir de nouveaux produits !

LE FONDEUR

Certainement. Et tu ne seras pas le premier à qui c’est arrivé ! C’est ainsi qu’on agit à la Monnaie avec les pièces dont l’effigie est usée.

PEER GYNT

Mais c’est là une sordide avarice ! Allons, mon ami, laisse-moi tranquille. Une pièce sans effigie, un bouton sans attache ! Qu’est-ce pour un richard comme ton Maître ?

LE FONDEUR

Eh ! eh ! tant qu’il y a âme, il y a valeur !

PEER GYNT

Non, non, et encore une fois non ! Je me défendrai des pieds et des mains ! Tout plutôt que cela !

LE FONDEUR

Qu’entends-tu par tout ? Allons, sois raisonnable. Tu es trop lourd pour monter au ciel.

PEER GYNT

Je suis plus modeste et n’aspire pas si haut. Mais, quant à mon moi, je n’en céderai pas un brin. Jugez-moi d’après les anciennes coutumes. Enfermez-moi pour un certain temps chez Sa Majesté Très Cornue : pour un siècle, si le juge est sévère. C’est encore supportable. Après tout, il ne s’agit que de souffrances morales : ce n’est pas une si terrible affaire. Mais que je sois dissous pour constituer ensuite telle ou telle parcelle d’un corps étranger, — ah ! non ! Tout cet appareil de fonderie, cette disparition du moi gyntien, tout cela me bouleverse d’horreur jusqu’au fond de mon être !

LE FONDEUR

Voyons, Peer, mon ami, il ne faut pas t’emporter pour si peu. Toi-même ? Mais tu ne l’as jamais été que je sache. Cela te changera-t-il tant que ça de mourir tout à fait ?

PEER GYNT

Je n’ai jamais été… ? Ah ça ! tu me fais rire. Il se trouvera à la fin que Peer Gynt n’était pas Peer Gynt. Allons, fondeur, tu juges à l’aveugle. Tu aurais beau me sonder les reins, tu n’y trouverais que Peer et encore Peer, rien de plus, rien de moins.

LE FONDEUR

Ce n’est pas possible. Voici mon mandat. Il porte bien expressément : « Tu demanderas Peer Gynt, qui, ayant manqué sa destination, doit, en qualité de produit raté, être fondu dans le moule. »

PEER GYNT

Quelle bêtise ! Il s’agit probablement de quelqu’un d’autre. Est-ce bien Peer qu’il est dit, n’est-ce pas Rasmus ou Jean ?

LE FONDEUR

Il y a longtemps que je les ai fondus, ceux-là ! Allons, soit bon enfant et ne perdons pas de temps !

PEER GYNT

Ah ! non, par exemple ! Ce serait du propre si l’on s’apercevait demain qu’il y a eu erreur en la personne ! Prends garde, mon bonhomme, et songe à la responsabilité que tu encoures !

LE FONDEUR

Je possède un document qui me couvre.

PEER GYNT

Au moins, accorde-moi un délai !

LE FONDEUR

Pour quoi faire ?

PEER GYNT

Pour prouver que, toute ma vie, j’ai été moi-même. Car, enfin, c’est de ça qu’il s’agit.

LE FONDEUR

Et comment le prouverais-tu ?

PEER GYNT

En produisant des certificats, des témoins.

LE FONDEUR

Je crains fort que le Maître ne les trouve insuffisants.

PEER GYNT

C’est impossible. D’ailleurs, qui vivra verra. Voyons, mon ami, fais-moi crédit de moi-même pour quelque temps. Je reviendrai sous peu. On

ne naît qu’une fois, et l’on tient beaucoup à soi-même : tu consens ?
LE FONDEUR

Eh bien, oui. Va, mais souviens-toi que nous nous rencontrerons au prochain carrefour. (Peer Gynt s’enfuit.)



(Un autre point dans les bols.)

PEER GYNT (hâtant le pas)

Il est écrit : « Le temps c’est de l’argent. » Si seulement je savais où les routes se croisent. Est-ce près, est-ce loin d’ici ? J’ai le feu aux talons. Les pieds me brûlent. Un témoin ! un témoin ! Où en trouver un dans cette forêt. C’est impossible ! Ah ! le monde est fait à la diable ! Essayez donc d’y prouver le droit le plus clair !

(Un vieillard tout courbé vient au-devant de lui, clopin-clopant, un bâton à la main, un sac sur le dos.)

LE VIEILLARD (s’arrêtant)

Un petit sou, mon bon monsieur, à un pauvre diable sans abri !

PEER GYNT

Excusez-moi. Je n’ai pas de petite monnaie.

LE VIEILLARD

Le prince Peer ! Voici donc où l’on se rencontre !

PEER GYNT
Qui es-tu ?
LE VIEILLARD

Il ne se souvient plus du vieux des Ronden !

PEER GYNT

Comment ! Tu serais… ?

LE VIEILLARD

Le Vieux de Dovre, mon petit père !

PEER GYNT

Le Vieux de Dovre ? Vraiment ? Réponds ? Tu es le vieux de Dovre ?

LE VIEUX DE DOVRE

Ah ! je suis tombé bien bas !

PEER GYNT

Ruiné ?

LE VIEUX DE DOVRE

De fond en comble ! Je me traîne par les chemins, affamé comme un loup.

PEER GYNT

Tra ! la ! la ! Voici un témoin, et un fameux encore !

LE VIEUX DE DOVRE

Monseigneur a grisonné depuis que nous nous sommes vus.

PEER GYNT

Cher beau-père, on s’use avec les années. Allons ! ne pensons plus à nos vieilles affaires, oublions les brouilles de famille. J’étais fou, ce jour-là.

LE VIEUX DE DOVRE

Oui, oui, Monseigneur était jeune, Ça fait faire tant de choses ! Mais Monseigneur a été bien sage de rejeter sa fiancée. Il s’est épargné là beaucoup de soucis et de honte. Car elle a fini par tourner tout à fait mal.

PEER GYNT

Tiens, tiens !

LE VIEUX DE DOVRE

Oui, elle a jeté son bonnet par-dessus les moulins, et, — pensez un peu, — elle habite maintenant avec Trond.

PEER GYNT

Quel Trond ?

LE VIEUX DE DOVRE

Eh ! le lutin !

PEER GYNT

Ah ! oui ! Celui à qui j’ai enlevé une bergère.

LE VIEUX DE DOVRE

Mon petit-fils est à présent un grand et gros

gars qui peuple tout le pays de sa descendance.
PEER GYNT

Assez radoté, mon ami. J’ai bien autre chose sur le cœur. Je me trouve dans une assez fausse situation et aurais besoin d’un témoignage ou d’un certificat. Beau-père, vous pourriez m’en délivrer un. Je trouverai toujours un pourboire à vous donner.

LE VIEUX DE DOVRE

Quoi ? Vraiment ? Je pourrais être utile à Monseigneur. J’espère que j’aurai une récompense honnête.

PEER GYNT

Comment donc ! Bien que je sois un peu gêné pour le moment et forcé de me restreindre en tout… Mais écoutez ce dont il s’agit : Vous vous rappelez le soir où je me présentai aux Ronden en qualité de prétendant ?

LE VIEUX DE DOVRE

Assurément, mon prince !

PEER GYNT

Laissez là ce titre de prince et arrivons au sujet. De gré ou de force, vous vouliez me fausser la vue en me faisant une incision dans la lentille et, de Peer Gynt, me faire troll. Qu’ai-je fait ? J’ai résisté, jurant que je resterai moi-même. J’ai renoncé à tout, amour, pouvoir, honneur, pour conserver mon moi. Eh bien ! ce fait, vous devez l’attester sous serment.

LE VIEUX DE DOVRE

Hélas ! c’est tout à fait impossible.

PEER GYNT

Qu’est-ce à dire ?

LE VIEUX DE DOVRE

Vous ne voudriez pas me rendre parjure. Et la culotte de troll que vous avez passée, et l’hydromel que vous goûtâtes, il ne vous en souvient donc plus ?

PEER GYNT

Oui, oui, vous m’avez tenté de mille façons, mais je me suis refusé à faire le pas décisif, et tout est bien qui finit bien. C’est à ça qu’on reconnaît son homme.

LE VIEUX DE DOVRE

Mais c’est justement la fin qui te dément.

PEER GYNT

Que me chantes-tu là ?

LE VIEUX DE DOVRE

En quittant les Ronden, tu avais ma devise écrite derrière l’oreille.

PEER GYNT
Ta devise ?
LE VIEUX DE DOVRE

Mais oui, cette parole forte et tranchante que je t’ai dictée.

PEER GYNT

Quelle parole ?

LE VIEUX DE DOVRE

Celle qui distingue les hommes des trolls : « Troll, contente-toi de toi-même ! »

PEER GYNT (faisant un pas en arrière)

Contente-toi !…

LE VIEUX DE DOVRE

Oui, et, depuis, tu l’as appliquée de toutes les forces de ton àme.

PEER GYNT

Moi ! Peer Gynt !

LE VIEUX DE DOVRE (pleurant)

Ah ! l’ingrat ! Secrètement tu as toujours vécu en troll. Cette devise que je t’ai donnée t’a fait faire ton chemin. Tu lui as dû grandeur et opulence. Et maintenant tu viens nous renier, moi et ma bienfaisante devise.

PEER GYNT

Contente-toi !… Vécu en troll ! en égoïste ! Bah !

des absurdités.
LE VIEUX DE DOVRE (tirant de sa poche une liasse de vieux Journaux)

Tu crois que nous n’avons pas de journaux ? Attends un peu. Tu vas voir rouge sur noir les louanges que te décerne le Messager du Blocksberg et l’Écho d’Hekfield, et cela depuis le jour même de ton départ. Veux-tu les lire, Peer ? Je te les prêterai. Voici un article signé : Sabot de Bouc. En voici un autre intitulé : De l’esprit national chez les trolls. L’auteur démontre qu’il importe peu d’avoir une queue et des cornes. Il ne tient qu’à la courroie de peau humaine. Au surplus, il conclut ainsi : « Notre contente-toi, voilà la vraie marque du troll. Tout homme en est un qui la porte sur lui. » Et il te cite en exemple.

PEER GYNT

Un troll ? Moi !

LE VIEUX DE DOVRE

Mais oui, c’est clair comme le jour.

PEER GYNT

J’aurais pu aussi bien demeurer où j’étais, rester tranquillement dans les Ronden. Cela m’aurait épargné bien des peines et des chaussures. Peer Gynt… un troll ! Allons donc ! Ce sont des contes, des sornettes ! Adieu ! Voici un sou pour acheter

du tabac.
LE VIEUX DE DOVRE

Attendez un peu, mon bon prince Peer !

PEER GYNT

Lâche-moi ! tu es fou ou tombé en enfance. Fais-toi admettre à l’hôpital.

LE VIEUX DE DOVRE

Ah ! je le voudrais bien. Mais je te l’ai dit, ma fille a peuplé le pays de sa descendance. Le pouvoir est entre leurs mains, et ils prétendent que je ne suis qu’un personnage fabuleux. On n’est jamais trahi que par les siens. J’éprouve sur moi la vérité de ces mots. Pauvre diable que je suis ! C’est bien dur de passer pour un personnage fabuleux.

PEER GYNT

Mon ami, vous n’êtes pas le premier à qui ça arrive.

LE VIEUX DE DOVRE

Et nous n’avons nous-mêmes ni fonds de secours, ni caisse d’épargne. Ça n’aurait pas pris dans les Ronden.

PEER GYNT
Je crois bien ! Avec votre satanée devise : « Contente-toi de toi-même… »
LE VIEUX DE DOVRE

Oh ! Monseigneur n’a pas à se plaindre de la devise. Il trouvera bien moyen, de façon ou d’autre…

PEER GYNT

Mon brave homme, vous vous méprenez du tout au tout. Je suis moi-même ce qui s’appelle à sec.

LE VIEUX DE DOVRE

Ce n’est pas possible ! Monseigneur est à sec ?

PEER GYNT

Entièrement. J’ai engagé toutes mes principautés. Et c’est à vous, maudits trolls, que je dois ça. Voilà où mène la mauvaise compagnie.

LE VIEUX DE DOVRE

Allons ! voici mes espérances à vau l’eau. Adieu ! Je vais tâcher de me traîner jusqu’à la ville.

PEER GYNT

Que vas-tu faire en ville ?

LE VIEUX DE DOVRE

Je tâcherai de me faire engager au théâtre. On y cherche des types nationaux.

PEER GYNT

Bon voyage ! Saluez tout le monde de ma part. Si je parviens à m’arranger, je prendrai le même chemin. Je suis en train d’écrire une farce à la fois profonde et folle. Titre : Sic transit gloria mundi.

(Il reprend sa route en courant. Le vieux de Dovre lui crie des paroles qui se perdent.)



(Un carrefour.)

PEER GYNT

Eh bien, Peer ! tu n’as encore jamais été où tu en es ! Ce Contente-toi t’a donné le coup de grâce. Ta barque fait eau de toutes parts. Il faut t’accrocher à une épave. Tout plutôt que d’être confondu avec d’autres débris !

LE FONDEUR (l’arrêtant au carrefour)

Eh bien, Peer Gynt ! Où est ton certificat ?

PEER GYNT

Suis-je déjà au carrefour ? C’est aller vite !

LE FONDEUR

Je lis sur ton visage comme dans un livre. Je sais ce que ça veut dire.

PEER GYNT

Vois-tu, l’affaire est un peu embrouillée. Je renonce à être moi-même. La preuve pourrait être difficile à établir. J’abandonne ce côté de la question. Mais tout à l’heure, en cheminant dans cette solitude, j’ai senti un poids sur ma conscience. « Peer, me suis-je dit, tu es tout de même un grand pécheur. »

LE FONDEUR

Eh, eh ! Nous voici revenus au point de départ.

PEER GYNT

Du tout ! Je dis un grand pécheur, non seulement en actions, mais en pensées et en paroles. J’ai mené à l’étranger une vie d’enfer.

LE FONDEUR

C’est possible ; mais je voudrais un certificat.

PEER GYNT

Très bien ! Accorde-moi seulement un petit délai. J’irai trouver le prêtre, me confesserai en un tour de main et t’apporterai un billet en règle.

LE FONDEUR

Si tu me l’apportes, il est clair que tu échapperas à la refonte. Cependant ce mandat…

PEER GYNT

Bah ! un vieux document, à ce que je vois. Il date d’une époque où je menai une vie fade et nonchalante, jouant au prophète et croyant au destin. Allons, tu me permets ?

LE FONDEUR
Oui, mais…
PEER GYNT

Voyons, mon ami, sois gentil. Tu n’as, sans doute, pas grand’chose à faire. L’air est si bon dans ce district. Ça allonge la vie des habitants. « On meurt rarement dans cette vallée, » comme disait le curé de Justedal.

LE FONDEUR

Eh bien donc ! jusqu’au prochain carrefour ! Mais pas plus loin…

PEER GYNT

Un prêtre ! dussé-je aller au feu pour le trouver !



(Une pente couverte de bruyère. Un chemin serpente sur la hauteur.)

PEER GYNT

« Ça peut toujours servir, à quelque chose », disait Esbing en ramassant son vieux soulier. Qui eût pu prévoir qu’un soir viendrait où l’on serait sauvé par ses péchés ? Mon Dieu, ce n’est pas que ça m’avance à grand’chose. À vrai dire, je tombe de la poêle dans la braise. N’importe ! « tant qu’il y a vie, il y a espoir ». Je me laisse aller à cette consolante pensée. (Un personnage maigre en robe de prêtre boutonnée jusqu’au menton descend en courant la colline, un rets sur l’épaule.)

PEER GYNT

Qui va là ? Un prêtre portant un rets ? Hope-là ! Je suis décidément l’enfant gâté du sort ! Bonsoir, Monsieur le pasteur ! Un mauvais chemin, n’est-ce pas ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Assurément. Mais que ne fait-on pas pour accueillir une âme ?

PEER GYNT

Ah ! il se présente un candidat au ciel ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Non. J’espère qu’il prendra l’autre direction.

PEER GYNT

Me permettrez-vous, Monsieur le pasteur, de vous accompagner un bout de chemin ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Très volontiers. Votre compagnie me convient.

PEER GYNT

J’ai quelque chose sur le cœur.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Allons ! déchargez-vous !

PEER GYNT

Vous voyez devant vous un homme correct. J’ai toujours respecté la loi ; je n’ai jamais été sous les verrous. Il arrive cependant qu’on perde pied,

qu’on trébuche.
LE PERSONNAGE MAIGRE

Hélas ! ça arrive aux meilleurs.

PEER GYNT

Eh bien ! ces bagatelles…

LE PERSONNAGE MAIGRE

Ah ! ce ne sont que des bagatelles ?

PEER GYNT

Oui, je n’ai jamais pratiqué le péché en gros.

LE PERSONNAGE MAIGRE

En ce cas, mon ami, laissez-moi tranquille. Vous semblez me prendre pour un autre. Vous regardez mes mains. Qu’y remarquez-vous ?

PEER GYNT

Un développement d’ongles inaccoutumé.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Maintenant vous regardez mes pieds. Eh bien !

PEER GYNT (avec un geste)

Est-ce là un pied naturel ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Je m’en flatte.

PEER GYNT (ôtant son chapeau)

J’aurais juré que vous étiez prêtre. Et voici que j’ai l’honneur… Allons, tant mieux ! Quand on peut entrer par la grande porte, on ne prend pas le chemin de cuisine. Il vaut mieux parler au roi qu’à ses ministres.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Votre main ! Vous me paraissez libre de préjugés. Voyons, mon cher ! En quoi puis-je vous servir ? Il ne faut me demander ni argent ni pouvoir. Qu’on me pende si je puis vous en procurer. Vous ne sauriez croire comme les affaires vont mal. Plus de transactions, pas d’âmes à acquérir, si ce n’est, de temps en temps, quelque sujet isolé.

PEER GYNT

Ah ! La race est donc devenue meilleure ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Mais non, au contraire ! Elle a honteusement baissé. La plupart sont à jeter au moule.

PEER GYNT

Oui, on m’a déjà parlé de ce moule. À vrai dire, c’est même là ce qui m’amène.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Parlez sans crainte !

PEER GYNT

Si ce n’est pas indiscret, je voudrais bien…

LE PERSONNAGE MAIGRE
Être logé à part, hein ?
PEER GYNT

Vous avez deviné ma prière.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Un logement bien chauffé ?

PEER GYNT

Pas trop. Une entrée séparée si possible, et une libre sortie, une porte de derrière, que j’aurais peut-être la chance d’utiliser.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Mon cher ami, j’en suis vraiment désolé, mais vous ne sauriez croire combien j’ai de requêtes du même genre. Je reçois tous les jours des bonnes âmes prêtes à quitter ce bas monde.

PEER GYNT

Cependant, si l’on considère mes faits et gestes, j’ai quelque droit à une entrée séparée.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Puisque ce n’étaient que bagatelles !

PEER GYNT

Jusqu’à un certain point. Je me souviens toutefois avoir fait la traite des noirs.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Bah ! il y en a qui ont fait la traite des âmes et des volontés ; mais ils s’y sont sottement pris et n’ont pas obtenu leur entrée.

PEER GYNT

J’ai envoyé en Chine quelques idoles de Boudha.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Encore des vétilles. Nous nous soucions bien de ça. D’autres ont répandu de pires idoles à l’aide de la littérature et de la chaire sans réussir à se faire ouvrir.

PEER GYNT

Oui, mais vous savez bien que j’ai joué au prophète ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

À l’étranger ? La belle affaire ! Si vous n’avez pas de titres plus sérieux que ça, avec la meilleure volonté du monde, je ne puis vous loger.

PEER GYNT

Eh bien, écoutez ! Dans un naufrage, je m’étais réfugié sur une épave. Il est écrit : « Un naufragé s’accroche à un brin d’herbe. » Il est écrit aussi : « Personne ne t’est plus proche que toi-même. » Enfin j’ai été à moitié cause qu’un cuisinier a perdu la vie.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Ou qu’une cuisinière a perdu… autre chose. À moitié… ? À moitié… ? Balivernes que tout ça ! Vous croyez donc que, par le temps qui court, on a du combustible à perdre pour d’aussi pauvres sujets ? Allons, mon cher ami, ne vous faites pas de mauvais sang et résignez-vous tranquillement au moule. À quoi vous servirait-il que je vous hébergeasse ? Pensez-y. Vous êtes un homme raisonnable. Vous avez une bonne mémoire, je n’en disconviens pas. Mais elle ne vous offre au cœur et à l’esprit que des images ennuyeuses, un paysage plat et morne. Il n’y a là de quoi ni rire ni pleurer ; cela ne vous fait ni chaud ni froid, tout au plus un peu de dépit.

PEER GYNT

Il est écrit : « Tu ne peux savoir où le soulier te blesse quand tu marches pieds nus. »

LE PERSONNAGE MAIGRE

C’est vrai. En fait de souliers et grâce aux circonstances, je me contente d’une paire dépareillée. À propos ! ça me fait souvenir que je dois presser le pas. J’ai là un certain gigot dont j’espère un brillant régal. Ainsi, pas de temps à perdre en niaiseries !

PEER GYNT
Oserais-je demander quels péchés a pu commettre cet individu ?
LE PERSONNAGE MAIGRE

Il a, si je ne me trompe, réalisé la principale condition exigée par nous. Jour et nuit, il est toujours resté lui-même.

PEER GYNT

Lui-même ? C’est donc là ce qu’il faut pour entrer chez vous ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Cela dépend. Souvenez-vous qu’il y a deux manières d’être soi-même, l’envers et l’endroit. Vous connaissez la nouvelle découverte qui nous vient de Paris, l’art de se faire portraicturer par le soleil. Il résulte deux sortes d’épreuves, la positive et la négative. Celle-ci montre des ombres en place de lumière, et vice versa. L’œil profane la juge ratée. Eh bien, non ! la figure y est, seulement il faut savoir la faire ressortir. Ainsi des âmes. Il y en a dont la vie a produit des épreuves négatives. Ce n’est pas une raison pour détruire le cliché, — il suffit de me l’envoyer, et je continue l’opération. Je connais les réactifs, soufre et autres substances, dont il faut se servir. Je baigne, brûle, vaporise, et bientôt la transfiguration s’opère ; l’image paraît telle qu’elle doit être. De négative elle devient positive, à moins qu’elle ne soit, comme chez vous, à moitié effacée. En ce

cas, rien ne sert, ni soufre, ni potasse.
PEER GYNT

Et de qui donc est le portrait dont vous allez manipuler l’épreuve négative ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

C’est celui d’un certain Peer Gynt.

PEER GYNT

Peer Gynt ? Tiens, liens ! Il est donc lui-même, ce monsieur Gynt ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Ah ! ça, j’en réponds !

PEER GYNT

Et c’est un homme digne de foi, ce monsieur Peer ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Vous le connaissez peut-être ?

PEER GYNT

Hem… un peu. On connaît tant de monde.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Mon temps est compté. Où était-il, la dernière fois que vous l’avez rencontré ?

PEER GYNT

Très loin, au Cap…

LE PERSONNAGE MAIGRE
De Bonne-Espérance ?
PEER GYNT

Oui. Mais il devait, si je ne me trompe, s’embarquer sur le premier bateau en partance.

LE PERSONNAGE MAIGRE

J’y cours de ce pas. Pourvu que je n’arrive pas trop tard ! Ah ! ce Cap, ce Cap ! il m’a toujours répugné. Il est infesté de missionnaires norvégiens.

(Il s’en va rapidement vers le sud.)

PEER GYNT

L’imbécile ! Le voici qui prend ses jambes à son cou. Il sera joliment attrapé. C’est un vrai plaisir que d’avoir mis cette brute dedans. Et il fait l’important ! Il y a vraiment de quoi ! Ce n’est pas son métier qui l’enrichira. Il court au-devant d’un krach complet. — Hem ! Cela ne veut pas dire que je sois ferme en selle. Me voici, pour ainsi dire, expulsé de la noble tribu des moi. (une étoile file.) Bien des choses à Peer Gynt, sœur étoile ! Ah ! briller, s’éteindre, disparaître ainsi… (Il fait un soubresaut d’angoisse et s’enfonce plus profondément dans le brouillard. un instant de silence. Puis il s’écrie.) Lamentable pauvreté de l’âme qui retourne au néant et se perd dans le gris ! Terre verdoyante, pardonne-moi d’avoir foulé pour rien l’herbe de tes prairies ! Adorable soleil qui versa tes rayons dans une chambre vide, où il n’y avait personne pour recevoir de toi lumière, chaleur et vie ! Le maître du logis était toujours absent. Ah ! terre verdoyante, adorable soleil, que vous fûtes bêtes de nourrir et d’éclairer ma mère ! La nature est prodigue et l’esprit avare. Il est dur de payer de sa vie la faute d’être né. — Je veux, encore une fois, grimper sur les cimes rocheuses, voir le soleil se lever, m’épuiser les yeux à regarder la terre promise.

Après cela, que la neige s’amoncelle sur moi et qu’on trace ces mots sur ma tombe : « Ci-gît personne. » Et ensuite — ensuite ! — Advienne que pourra !

CHANT DES FIDÈLES (sur la route qui mène à l’église à travers bois)

C’est le jour radieux
Où les langues de flamme,
Apportant l’Esprit du Seigneur,
Descendirent des cieux.
Élevons-y notre âme,
Nos yeux et notre cœur.

PEER GYNT (se courbant, effrayé)

Non, non, je ne veux pas les regarder ! Ils sont vides et déserts. Ah ! je crains d’être mort bien avant mon trépas. (En cherchant à se glisser dans les broussailles, il arrive tout à coup au carrefour.)

LE FONDEUR
Bonjour, Peer Gynt, où est ton billet de confession ?
PEER GYNT

Tu me croiras, si je te dis que j’ai cherché un confesseur tant que j’ai pu.

LE FONDEUR

Et tu n’en as pas trouvé ?

PEER GYNT

Je n’ai rencontré qu’un photographe ambulant.

LE FONDEUR

Tant pis ! Le délai est expiré.

PEER GYNT

Tout est fini ! Ça sent la mort. Entends-tu hululer la chouette ?

LE FONDEUR

Mais non. C’est la cloche des matines.

PEER GYNT (indiquant du doigt)

Quelle est cette lumière ?

LE FONDEUR

Une simple bougie qui brûle dans une cabane.

PEER GYNT

D’où vient ce son ?

LE FONDEUR
Ce n’est qu’une femme qui chante.
PEER GYNT

Voilà où je me ferai délivrer un billet de confession.

LE FONDEUR (lui saisissant le bras)

Allons ! règle tes affaires !

(Ils sont sortis des broussailles et se trouvent devant une cabane. Le jour commence à poindre.)

PEER GYNT

Mes affaires, c’est là que je les réglerai. Je suis chez moi ! Va-t-en ! Décampe ! Ton monde fût-il cent fois plus grand qu’il ne l’est, il ne pourrait nous contenir, moi et les péchés que tu verras, inscrit sur mon billet.

LE FONDEUR

Allons, Peer, je t’attendrai au troisième carrefour. Mais alors !…

(Il s’écarte et s’éloigne.)

PEER GYNT (s’approchant de la cabane)

De quelque côté qu’on se tourne, c’est toujours la même chose. (Il s’arrête.) Non ! C’est trop de misère, trop de désolation que de rentrer chez soi pour en ressortir ainsi ! (Il fait quelques pas et s’arrête de nonveau.) Fais le tour, disait le Courbe ! (Il écoute le chant qui reprend dans la cabane.) Non. Cette fois-ci, j’irai tout droit, quel que soit le chemin ! (Il se précipite vers la maison. Au même moment Solveig en sort, en habit de dimanche, tenant un livre de cantiques enveloppé d’un mouchoir. Un bâton à la main, elle se dresse svelte et douce.)

PEER GYNT (se laissant tomber sur le seuil de la maison)

Parle et prononce la sentence du pécheur !

SOLVEIG

C’est lui ! c’est lui ! Béni soit le Seigneur ! (Elle tâtonne dans les demi-ténèbres, pour le trouver.)

PEER GYNT

Plains-toi ! Reproche-moi mes torts et mes péchés !

SOLVEIG

Je ne te connais aucun tort, ô mon unique amour !

(Elle tâtonne encore et finit par le trouver.)

LE FONDEUR (derrière la maison)

Allons, Peer ! ton billet !

PEER GYNT

Ah ! crie bien haut tous mes forfaits !

SOLVEIG (s’asseyant près de lui)

Ô toi qui de ma vie as fait un chant d’amour ! sois béni d’être revenu près de moi. Et béni soit Pâques-aux-Roses qui te ramène ici !

PEER GYNT

Ah ! je suis perdu !

SOLVEIG

Il en est un qui te viendra en aide.

PEER GYNT (se ravisant avec un petit rire)

Oui, perdu, à moins toutefois que tu ne saches deviner les énigmes !

SOLVEIG

Parle.

PEER GYNT

Eh ! oui ! je vais parler ! Écoute ! Peux-tu me dire où a été Peer Gynt depuis que tu ne l’as vu ?

SOLVEIG

Où il a été ?

PEER GYNT

Oui, où était-il, tel que Dieu l’a marqué du sceau de la prédestination, tel qu’il est éclos de la pensée divine ? Peux-tu me le dire ? Sinon il me faut rentrer d’où je suis sorti, disparaître dans le pays des brumes.

SOLVEIG (souriant)

Oh ! l’énigme est facile à résoudre.

PEER GYNT

Allons ! dis ce que tu penses ! Où étais-je moi-même, dans ma plénitude et dans ma vérité ? Où

étais-je, tel que je fus marqué du sceau divin ?
SOLVEIG

Dans ma foi, dans mon espérance, dans mon amour.

PEER GYNT (reculant avec un sursaut)

Que dis-tu ? Ah ! tais-toi ! Ce ne sont là que paroles enjôleuses. Tu parles d’un enfant qui ne vit qu’en toi, qui par toi seule existe, qui n’a qu’une mère.

SOLVEIG

Mais oui, c’est bien mon enfant. Mais n’a-t-il donc pas de père ? Si ! son père est celui qui pardonne, cédant aux instances de la mère.

PEER GYNT (qu’un rayon illumine s’écrie)

Ma mère ! mon épouse ! ô Vierge sans tache ! Cache-moi, cache-moi sur ton sein !

(Il s’attache à elle et se cache la figure dans le sein de Solveig. Un long silence. Le soleil se lève.)

SOLVEIG (chante doucement)

Dors en paix, mon petit enfant,
Je vais te bercer doucement.
L’enfant rit et joue au bras de sa mère.
Ils passent ensemble une vie entière,
L’enfant sur mon sein sourit et s’endort.
Que la vie est bonne, ô mon doux trésor !
L’enfant a penché sa tête lassée
Sur mon cœur. Ainsi la vie est passée.

VOIX DU FONDEUR (derrière la cabane)

Nous nous rencontrerons au prochain carrefour, Peer. On verra bien. Je ne te dis que ça.

SOLVEIG (chante plus haut, inondée de soleil)

Je te bercerai, mon enfant ;
Sur mon cœur repose en rêvant.


FIN