Peer Gynt (trad. Prozor)/Acte 4
ACTE IV
(Sur la côte sud-ouest du Maroc. Un bois de palmiers. Tentes, nattes, table dressée. Plus loin, dans le bois, des hamacs. Près de la côte, un yacht à vapeur, battant pavillon norvégien et américain. Amarrée à la côte, une yole. Déclin du jour.)
(Peer Gynt, un bel homme entre les deux âges, élégamment vêtu d’un costume de touriste, un lorgnon d’or suspendu au cou, préside à la table et fait les honneurs à Master Cotton, à M. Ballon, à Herr von Eberkopf et à Herr Trompeterstrahle. Le dîner touche à sa fin.)
Buvez, Messieurs. Nous sommes faits pour jouir. Jouissons ! Ce qui est passé est passé. Le temps perdu ne revient pas. De quel vin faut-il vous servir ?
Frêre Gynt, vous êtes un amphitryon sans pareil !
La moitié de l’honneur revient à mon chef, à mon maître d’hôtel, à ma cassette.
Very well ! à la santé de tous les quatre !
Vous avez, Monsieur, un goût, un ton qu’on ne rencontre plus que rarement chez un homme menant, comme vous, une vie indépendante. Je vous trouve un je ne sais quoi…
Un souffle, une envolée qui, de votre âme affranchie, fait une citoyenne du monde, un coup d’œil qui, échappant aux vues étroites et mesquines, traverse les nues et s’en va vers l’au-delà, le sceau de la révélation imprimé sur une primordialité naturelle combinée avec l’expérience acquise et s’élevant avec elle jusqu’aux sommets augustes de la trilogie. N’est-ce pas là, Monsieur, ce que vous avez voulu dire ?
C’est bien possible ; mais, en français, l’idée ne se fait pas aussi bien valoir.
Ya, ya ! Votre langue manque de souplesse. Quoi qu’il en soit, si nous voulons rechercher les sources du phénomène…
Elles sont toutes trouvées. Tout cela tient à mon état de célibataire. Oui, Messieurs, c’est bien simple. Quel est le premier devoir de l’homme ? C’est d’être soi-même. Lui et ce qui est de lui, voilà sa préoccupation naturelle. Eh bien ! je vous le demande, comment s’y adonnerait-il, s’il se laisse charger comme un chameau de l’heur et du malheur d’autrui ?
Je jurerais bien que cette fuite en vous-même, cette concentration de votre moi, ne s’est pas faite sans luttes.
C’est vrai. J’ai eu, dans le temps, des combats à soutenir. Mais j’en suis sorti avec honneur. Une fois cependant, je l’ai échappé belle. J’étais un garçon déluré, de bonne mine. Mon cœur fut pris par une dame de sang royal.
De sang royal !
Oui, vous savez bien, elle était de cette catégorie de…
… d’infâmes aristocrates !
De grandeurs déchues qui mettent leur orgueil à émonder leur arbre généalogique de toute
pousse plébéienne.Affaire manquée ?
La famille refusa son consentement ?
Bien au contraire.
Ah ?
Vous comprenez, il y avait des raisons pour hâter le mariage. Mais, à dire vrai, l’affaire m’avait toujours inspiré quelque répugnance. Je suis de nature indépendante et, de plus, facilement dégoûté. Alors, quand le père vint, d’un air gourmé, exiger que je changeasse de nom et de condition sociale et me payasse des titres de noblesse, sans compter d’autres exigences déplaisantes, pour ne pas dire inacceptables, — je reculai dignement, rejetai l’ultimatum et renonçai à la jeune fille. (Tambourinant sur la table et prenant un air recueilli.) Oui, oui, on peut se fier à son destin. Ah ! c’est là une consolante pensée.
Oh ! non ! J’eus beaucoup de fil à retordre. Il s’éleva un terrible haro, où se distinguèrent surtout les plus jeunes membres de la famille. Je dus me battre avec sept d’entre eux. C’est une passe que je n’oublierai jamais, bien que j’en sois sorti sain et sauf. Il y eut du sang versé ; mais ce sang ne fit que donner plus de valeur à ma personnalité et affermir ma foi dans le destin.
Votre conception de la vie vous élève au rang des penseurs. Là où le vulgaire ne voit que des faits isolés parmi lesquels il tâtonne et s’égare, vous parvenez à vous faire une vue d’ensemble, Vous possédez une norme certaine que vous appliquez à toute chose. Vos jugements acérés, pénétrants, semblent autant de rayons émanant tous d’un même foyer. — Et vous n’avez jamais fait d’études ?
Je vous l’ai dit, je ne suis qu’un autodidacte. Je n’ai rien appris systématiquement, mais j’ai réfléchi, spéculé et lu un peu de tout. Ayant commencé tard, je n’avais pas le loisir de tout piocher à fond. Aussi ai-je été réduit à n’apprendre l’histoire que par fragments. Et comme, par le temps qui court, il nous faut quelques certitudes, j’y ai ajouté un peu de religion, également par bribes. C’est plus facile à avaler, et l’important, après tout, n’est pas d’absorber un tas de doctrines, mais de choisir celles qui peuvent nous servir à quelque chose.
Voilà qui s’appelle être pratique.
Au reste, mes amis, souvenez-vous de ma carrière. Où en étais-je quand je suis venu dans l’Ouest ? J’étais un pauvre diable sans sou ni maille, peinant cruellement pour gagner un morceau de pain. C’était dur, vous pouvez m’en croire. Mais on aime la vie malgré tout, et la mort est toujours amère. J’ai résisté ayant l’écorce dure, et comme vous voyez, mes amis, la fortune m’a été propice, le destin m’a souri. Dix ans plus tard on m’appelait le Crésus des armateurs de Charlestown, et mon nom courait de port en port. J’avais la chance à bord.
Quel était votre trafic ?
Fi donc !
Peste, l’ami Gynt !…
L’entreprise vous semble d’une morale hasardée ? Eh ! tel a bien été mon propre sentiment. Je la trouvais même absolument odieuse. Mais, voyez-vous, une fois le premier pas franchi, il en coûte de retirer son épingle du jeu. Il est difficile de couper court, tout d’un coup, à une affaire où des milliers d’intérêts se trouvent engagés. En général, il me répugne de couper court. J’avoue cependant n’avoir jamais été indifférent à ce qu’on appelle les conséquences finales. Chaque fois que j’ai passé les bornes du permis, je m’en suis senti quelque peu incommodé. Et puis je commençais à vieillir ; je frisais la cinquantaine et voyais mes cheveux grisonner peu à peu. Tout en jouissant d’une parfaite santé, j’étais, de temps en temps, obsédé par une idée pénible. « Qui sait, me demandai-je, quand doit sonner l’heure des grandes assises qui sépareront les boucs des agneaux ? » Que faire ? Je ne pouvais discontinuer mon trafic de Chine. Je cherchai donc un biais et nouai, avec ce pays, des relations d’une autre espèce. Tous les printemps, je continuai à lui fournir des idoles ; mais, quand venait l’automne, j’embarquai pour la côte chinoise une cargaison de prêtres munis de tout le nécessaire, tricots, bibles, riz et rhum.
Vous retiriez du profit de ce trafic ?
Bien entendu. La combinaison réussit. Ils firent leur métier à merveille. Pour chaque idole vendue, il y eut un couli baptisé, en sorte que les deux effets se neutralisaient mutuellement. La mission ne chôma jamais ; les dieux colportés étaient tenus en échec par les missionnaires.
Eh bien ! et la marchandise africaine ?
Là encore ma morale finit par triompher. Je compris qu’un tel commerce ne valait rien à des gens de mon âge. On ne connaît pas l’heure de sa mort, sans compter tous les pièges que nous tendaient nos philanthropes et les dangers de naufrages et d’avaries. Tout cela bien pesé, je me dis : « Peer, il est temps de carguer les voiles et de réparer ses torts. » Alors je m’achetai une propriété dans l’Amérique du Sud et gardai pour moi la dernière cargaison de chair humaine, qui se trouva être de la marchandise de première qualité. Ils se plurent à mon service et y devinrent gros et gras, en sorte que, eux et moi, tout le monde fut content. Je puis me vanter de les avoir traités en frères. J’y trouvai d’ailleurs mon profit. Je fis bâtir des écoles afin d’établir parmi eux un certain niveau de vertu et de veiller strictement à son maintien. Au surplus, j’ai fini par me retirer complètement de l’affaire, ayant vendu le plantage, corps et biens. Le jour des adieux, je fis distribuer gratis du grog à tous mes nègres, du plus grand au plus petit. Les vieilles reçurent, en outre, du tabac à priser. Hommes et femmes, tout le monde était gris. De la sorte, et s’il est vrai que quiconque ne fait pas de mal fait du bien, je puis croire effacées toutes les fautes de mon passé et mes péchés balancés par mes vertus.
Quel spectacle réconfortant que celui d’un principe vital sortant ainsi de la nuit des théories pour se dresser, ferme et inébranlable, et défier les contingences extérieures.
Nous autres gens du Nord, nous savons guider
notre barque ! En somme, tout l’art de vivre consiste à fermer son oreille aux insinuations de certain petit reptile.Quel petit reptile, mon ami
Une vilaine bête, toute petite, mais très dangereuse, en ce qu’elle nous entraîne vers l’irrévocable. (Il boit encore.) Or l’art d’oser et le secret du courage tiennent tout entiers dans le précepte suivant : ne jamais faire un pas décisif, avancer prudemment au milieu des embûches de la vie, se souvenir qu’elle ne se borne pas au combat du moment, et avoir derrière soi une ligne de retraite assurée. Cette théorie, qui m’a toujours été d’un grand soutien et a marqué ma carrière à son coin, cette théorie est un héritage de race et de famille.
Vous êtes norvégien, n’est-ce pas ?
D’origine, oui, mais cosmopolite de nature. Je dois ma fortune à l’Amérique, ma bibliothèque aux jeunes écoles allemandes, à la France mes habits, mes manières et ma tournure d’esprit, à l’Angleterre des mains aptes au travail et l’instinct du profit personnel. Les Juifs m’ont enseigné la patience, d’Italie j’ai rapporté un léger goût pour le far niente, et un jour l’acier suédois m’a fait
faire vers mon but un pas inespéré.Vive l’acier suédois !
Honneur à celui qui sait le manier !
(Ils trinquent avec Peer Gynt, dont la tête commence à s’échauffer.)
Tout cela est très bien. Mais je voudrais savoir, Sir, ce que vous comptez faire de tout votre or.
Hem ! Ce que je compte…
Oui, oui, dites-nous cela.
Dame, avant tout, je compte voyager. À Gibraltar, je vous ai pris à bord, pour m’accompagner ; je rêvais d’un chœur d’amis dansant autour de mon veau d’or.
Très spirituellement dit !
Voyons ! on ne tend pas ses voiles pour le seul plaisir de les tendre. Vous devez sans doute avoir
un but. Quel est ce but ?Je veux être empereur.
Vous dites… ?
Empereur !
De quoi ?
Du monde.
Comment cela, mon ami.
Par la toute-puissance de l’or ! Cette idée ne date pas d’aujourd’hui. Elle m’a soutenu, dans toutes mes entreprises. Enfant, mes rêves m’emportaient sur un nuage, et je planais au-dessus des mers. Avant de pouvoir me tenir sur mes jambes, je rêvais déjà de sceptres et de manteaux. Je trébuchais, mais l’idée tenait ferme. N’est-il pas écrit quelque part, je ne sais plus où : « Si tu as conquis le monde, mais que tu te perdes toi-même, ton gain n’est qu’un laurier couronnant un crâne vide ? » C’est bien cela, ou à peu près, et ce ne
sont point là de vaines paroles.Mais qu’est-ce donc, à vrai dire, que ce soi-même dont vous nous parlez, le soi-même gyntien ?
C’est le monde que je porte sous mon crâne et qui fait que je ne suis pas un autre, tout comme Dieu n’est pas le diable.
Ah ! je vois où vous vous voulez en venir !
Quel sublime penseur !
Et quel grand poète !
Le soi-même gyntien, c’est la foule armée des convoitises, des désirs, des passions, — le soi-même gyntien c’est le flot des fantaisies, des exigences, des droits, — c’est tout ce qui gonfle ma poitrine et me fait vivre de ma vie à moi. Et comme Dieu a eu besoin de limon pour devenir maître du monde, j’ai besoin d’or pour devenir empereur.
Pas assez. Ce que j’ai me suffirait à peine pour régner à Lippe-Detmold. Non ! je veux être moi dans toute l’acception du terme, Gynt pour l’univers entier, Sir Peter Gynt de pied en cap !
Posséder toutes les beautés du monde !
Du Johannisberger centenaire !
Tout l’arsenal de Charles XII !
Il s’agit seulement de trouver quelque occasion à exploiter.
Elle est toute trouvée. Et c’est sur elle que nous portons le cap. Ce soir, nous cinglons vers le nord. Les journaux m’ont apporté une grande nouvelle. (Il se lève, le verre en main.) Décidément la fortune est aux audacieux.
Allons ! dites ! Qu’est-il arrivé ?
Comment ! Les Grecs… ?
… sont en pleine révolte.
Hourrah !
Et les Turcs dans de mauvais draps. (Il vide son verre.)
En Grèce ! La gloire nous tend les bras ! Je lui porte le secours des armes françaises !
Je l’encouragerai… à distance.
Je lui ferai des fournitures !
En avant ! J’irai à Bender ramasser les éperons de Charles XII !
Pardonnez-moi, mon ami, de vous avoir un instant méconnu !
Imbécile que j’étais, je vous prenais presque
pour un drôle !C’est trop dire, tout au plus pour un farceur.
Et moi, mon vieux, pour un exemplaire de la pire racaille yankee ! — Pardonnez-moi !
Nous nous sommes tous trompés.
Ah ça ? Que me chantez-vous là !
La voici, dans toute sa splendeur, l’armée gyntienne des convoitises, des désirs, des passions !
Voilà donc, monsieur Gynt, ce que vous appelez être !
Être un Gynt et faire honneur à son nom !
Voyons… m’apprendrez-vous… !
Comment ? Vous ne comprenez pas ?
Qu’on me pende si je sais ce que vous voulez
dire !Allons donc ! N’allez-vous pas, avec armes et bagages, porter secours aux Grecs ?
Moi ? Ah ! non, par exemple ! Je suis du côté des forts, et c’est aux Turcs que je prêterai mon argent.
Impossible !
Quelle agréable plaisanterie !
Écoutez, Messieurs, il vaut mieux que nous nous
séparions avant que le dernier reste de notre amitié s’évanouisse en fumée. Quand on n’a rien, on
ne craint pas les risques, et il n’est meilleure chair
à canon que les gens ne possédant pour tout bien
que le peu de terre collée à leurs chaussures. Mais
quand on est en rade comme moi, on n’aventure
pas ainsi sa mise. Allez en Grèce, si vous voulez.
Je vous armerai gratis et vous enverrai à terre.
Plus vous activerez l’incendie, plus je pourrai
tendre mon arc. Luttez bravement pour la liberté
et le droit ! Allez-y ! Faites pleuvoir sur les Turcs
tous les feux de l’enfer et trouvez une noble fin au
bout d’une lance de janissaire. Mais permettez-moi de ne pas vous accompagner. (La main sur sa poche.)
J’ai de l’or et je suis moi-même, Sir Peter Gynt.
(Il ouvre son parasol et entre dans le bois, où l’on voit des hamacs suspendus.)
Quel cochon !
Faut-il manquer d’honneur…
Passe encore pour l’honneur. Mais songez un peu à ce que nous gagnerions si le pays s’affranchissait !
Je me voyais déjà couronné de lauriers par de belles femmes grecques !
Je me voyais, de mes mains suédoises, ramassant les grands éperons du héros !
Moi, je voyais, régnant sur des terres et des mers lointaines, la culture de ma grande patrie !
Et le positif donc ! C’est encore là la plus dure des pertes. Goddam ! J’en pleurerais pour un peu ! Je me voyais propriétaire de l’Olympe, dont les flancs, s’il faut en croire la tradition, recèlent des mines de cuivre. On pourrait reprendre l’exploitation. Et cette fameuse fontaine de Castalie ! Ne peut-on pas, en comptant toutes les cascades, l’évaluer, au bas mot, à mille chevaux-vapeur ?
J’irai quand même. Mon acier suédois vaut tout l’or des Yankees !
C’est possible. Mais nous nous fondrons dans les rangs, nous disparaîtrons dans la masse. Et dès lors où sera le profit ?
Tudieu ! échouer ainsi en vue du port !
Et dire que cette maudite boîte contient tout l’or que ce nabab a fait suer à ses nègres !
Une grande idée ! Partons ! En mer ! Son empire a vécu ! Hourrah !
Que comptez-vous faire ?
M’emparer du pouvoir ! L’équipage est facile à
gagner. En avant ! J’annexe le yacht !Comment… ? vous… ?
Je raffle tout ! (Il se dirige vers le yacht.)
Mon intérêt m’ordonne d’en prendre ma part. (Il le suit.)
Ah ! le gueux !
Une vraie canaille ! Mais enfin… (Il suit les deux autres.)
Il faut bien que je les suive. Mais je proteste en face du monde entier ! (Il se dirige du même côté.)
(Un autre point de la côte. Clair de lune. Des nuages traversent le firmament. Au loin, le yacht marche à toute vapeur.)
(Peer Gynt longe la côte en courant. Tantôt il se pince le bras, tantôt il fixe ses regards sur la mer et l’horizon.)
C’est une vision, un cauchemar ! Je vais me réveiller ! Il marche comme une flèche vers le large ! Mais non, je rêve, je dors, je suis ivre ! (Se tordant les mains.) Il est impossible que je meure ainsi ! (S’arrachant les cheveux.) Un rêve ! Je veux que ce soit un rêve ! Ah ! c’est épouvantable ! Brrr : Et pourtant c’est vrai ! Coquins d’amis ! Écoute-moi, Seigneur ! Tu es la sagesse, la justice même ! J’en appelle à toi ! (Tendant les bras au ciel.) C’est moi, Peer Gynt ! Regarde-moi, Seigneur ! Père, prends-moi sous ton aile, ou je périrai ! Fais couler la machine, fais affaler le yacht ! Arrête les voleurs. Embrouille le gréement. Écoute-moi ! suspends toutes les autres affaires ! Le monde marchera bien tout seul un moment !… Dieu de Dieu ! Il ne m’entend pas ! Sourd comme toujours ! C’est raide, ça ! Un Dieu à bout de ressources ! (Faisant un signe vers le ciel.) Psst ! J’ai lâché le plantage, le commerce des noirs, j’ai envoyé des missionnaires en Chine ! Service pour service ! Viens à mon aide !
(Un jet de flamme jaillit de la cheminée du yacht ; une épaisse fumée l’enveloppe ; on entend une sourde détonation. Peer Gynt pousse un cri et s’affaisse sur le sable. Au bout d’un instant, la fumée se dissipe. Le yacht a disparu.)
Le châtiment ! Tout a sombré ! Plus un chat ! Béni soit le coup du sort ! (Ému.) Un coup du sort ? Non. C’est plus que cela. Ils périssent et je suis sauvé. Ô grâces te soient rendues de m’avoir protégé, d’avoir tenu pour moi en dépit de mes torts. (Il respire profondément.) Quel bien cela fait et quelle consolation de se sentir en sûreté, objet d’une protection spéciale. Mais je suis au désert ! Où trouver à manger et à boire ? Bah ! je découvrirai bien quelque chose. Pas de danger ! Il doit y avoir pensé. (Haut, d’un ton insinuant.) Il ne voudrait pas la perte d’un pauvre petit passereau comme moi ! Soyons humble et donnons-lui le temps. Abandonnons-nous au Seigneur et faisons bonne contenance. (Bondissant sur ses jambes avec terreur.) Quel est ce grognement dans les roseaux ? Un lion peut-être ! (Claquant des dents.) Non ; ce n’était pas un lion. (Se remettant.) Mais si, c’est un lion ! Ces bêtes se tiennent à l’écart. C’est qu’il ne fait pas bon de s’attaquer à son Seigneur et maître ! Elles ont de l’instinct et sentent bien qu’il ne faut pas jouer avec le feu… N’importe ! Cherchons un arbre. Je vois là-bas des palmiers, des acacias. En grimpant sur l’un d’eux, je serai en sûreté. Si seulement je savais quelques cantiques… ! (Il grimpe sur un arbre.) « Le soir ne ressemble pas au matin. » On a souvent médité sur cette profonde sentence. (Se mettant à l’aise.) Qu’il fait bon de se sentir ainsi l’âme haute ! Une noble pensée vaut mieux que toutes les richesses du monde. Fions-nous à Lui. S’il me tend le calice des douleurs, Il sait ce que je suis capable d’absorber et n’exigera pas davantage. Il a pour moi un cœur de père. (Bas avec un soupir et un regard de regret vers la mer.) Mais, hélas ! Il n’est guère économe !
(Il fait nuit. Un camp marocain sur les confins du désert. Des guerriers sont couchés autour d’un feu de bivouac.)
Parti, le cheval blanc de l’empereur !
Volé, le costume sacré de l’empereur !
Cent coups de triques aux talons pour chacun de vous, si le voleur échappe !
(Les guerriers sautent à cheval et partent au galop dans toutes les directions.)
(L’aube. Bouquets d’acacias et de palmiers.)
(Peer Gynt, grimpé sur un arbre, dont il a cassé une branche, s’en sert pour se défendre contre une bande de singes.)
Grand Dieu ! quelle nuit ! (Faisant le moulinet.) Tu es encore là, toi ! Malédiction ! Voici qu’ils me lancent des noix de coco. Non, c’est autre chose. Quelles dégoûtantes bêtes que ces singes ! il est écrit : « Ose et combats ! » Mais je n’en puis plus. Je suis las, accablé. (Se secouant avec impatience.) Il faut en finir ! Je vais attraper un de ces gaillards, le pendre et l’écorcher pour entrer dans sa peau. Les autres me prendront alors pour un des leurs. Un homme, après tout, est bien peu de chose, et il faut savoir se plier aux situations. Encore un essaim ! Il en fourmille ! Racaille, va ! Hou, hou ! Ils se démènent comme des enragés. Ah ! que n’ai-je sous la main ne fût-ce qu’une queue ou quoi que ce soit qui me donne un faux air d’animal. Bon ! qu’est-ce qui remue là au-dessus de ma tête ? (Il regarde.) Oh ! ce vieux, les pattes pleines de Crotte ! (Il se pelotonne anxieusement et se tient coi un instant. Le singe fait un mouvement. Peer Gynt se met à le flatter, comme un chien.) Eh ! c’est toi, mon vieux toutou ! Il est gentil tout plein ! Il n’y a qu’à le prendre par la douceur. Il ne va pas me jeter tout cela. Fi donc ! C’est moi, turlu, tu, tu ! Nous sommes bons amis ! Hé, hé ! tu vois, je sais ta langue. Toutou et moi, nous sommes cousins. Toutou aura du sucre demain ! Ah ! canaille ! J’ai attrapé tout le paquet ! Pouah ! c’est écœurant !… Ou peut-être était-ce du manger ? Cela avait un goût indécis. Le goût, d’ailleurs, est affaire d’habitude. Je ne sais quel sage l’a dit : « On mange, on crache, et l’on espère qu’on s’y fera. » Voici la marmaille maintenant ! (Il se défend.) C’est tout de même vexant pour l’homme, ce roi de la création… Au secours, au secours ! Le vieux était odieux, mais les petits sont pires !
(Heure très matinale. Une plaine rocheuse d’où l’on aperçoit le désert. D’un côté, une crevasse profonde conduisant à un antre.)
(Un voleur et un receleur se tiennent à l’entrée de la crevasse, avec le cheval et le costume de l’empereur. Le cheval, richement harnaché, est attaché à un roc. Au loin, on aperçoit des cavaliers.)
Des fusils, des lances !
Sauvons-nous ! Mais où ?
Ça sent les potences
Et la corde au cou.
Graine de voleur
Pour le vol est née.
Fils de receleur
Suit sa destinée.
Ton chemin suivras,
Toi-même, seras.
Gare à notre tête !
Chut ! j’entends des pas !
Cachons-nous là-bas,
Et gloire au Prophète !
(Ils disparaissent dans l’antre, en abandonnant leur butin. On perd de vue les cavaliers.)
Oh ! la radieuse matinée ! Le scarabée roule ses œufs, et le colimaçon montre ses cornes. Le matin arrive chargé d’espoirs dorés. De quelle merveilleuse puissance la nature n’a-t-elle pas doté les rayons du jour levant ! On se sent, tout à coup, si sûr de soi. Le courage vous vient ; on affronterait un taureau furieux. Autour de moi, quel silence ! Ah ! ces joies agrestes, comment ai-je pu les méconnaître si longtemps ? S’enfermer dans les grandes villes, s’y faire bousculer par la canaille ! Voici des lézards qui zigzaguent au soleil et hument l’air sans penser à rien. L’innocence règne partout jusque dans la vie des bêtes. Chacune suit les lois faites par le Créateur et conserve le sceau qu’il lui a imprimé. Chacune est elle-même, dans ses jeux comme dans ses luttes, elle-même, telle qu’au premier jour de la création. (Prenant son binocle.) Un crapaud. Il semble emmuré dans le roc, avec un petit trou pour y passer la tête. Par cette fenêtre, il regarde le monde et se suffit à lui-même (Il réfléchit.) Se suffire à soi-même ? Où donc ai-je lu cela ? Comme enfant, je crois, dans un vieux grimoire. Était-ce le Livre de famille ? ou la Clavicule de Salomon ? C’est vexant ! Je remarque qu’en vieillissant je perds peu à peu la mémoire des temps et des lieux. (Il se met à l’ombre et s’assied.) Il fait frais ici. On peut se détendre. Voici des fougères à racine comestible. (Il en goûte une.) C’est bon pour les bêtes. Mais n’est-il pas écrit : « Tu vaincras ta nature. » Et plus loin : « Qui s’élève sera abaissé et qui s’abaisse sera élevé. » (Inquiet.) Élevé ? C’est ce qui m’attend : il ne peut en être autrement. Le destin m’aidera à sortir d’ici et à retrouver mon chemin. Ceci n’est qu’une épreuve. Après elle, viendra le salut, si seulement le Seigneur me donne des forces. (Il tâche d’éloigner ses pensées, allume un cigare, s’étend par terre et contemple le désert.) Quelle solitude immense, illimitée ! Une autruche que j’aperçois là-bas, et c’est tout. Quel dessein Dieu pouvait-il bien avoir en créant cet espace vide et inanimé ? Cette étendue sans bornes ou pas une source de vie ne jaillit, où tout est brûlé, aride, inutile, ce morceau de globe à jamais inculte, — ce cadavre qui, depuis que le monde est né, n’a rien rapporté au Créateur, pas même un simple merci. Pourquoi tout cela ? La nature n’est que gaspillage. Là-bas, à l’est, cette surface étincelante, est-ce la mer ? Impossible ! C’est un mirage. La mer est à l’ouest. Elle déferle contre une digue de collines qui la sépare du désert. (Frappé d’une idée.) Une digue ? Mais alors je pourrais… ? La chaîne est étroite. Une digue ! Il suffirait de la rompre en creusant un canal pour qu’un flot de vie vint inonder le désert ! Et bientôt tout ce bassin incandescent ne sera plus qu’une vaste mer d’où émergeront les oasis transformés en îles fécondes. Au nord, l’Atlas verdoyant s’élèvera en falaise et, vers le sud, là où passent aujourd’hui les caravanes, des embarcations aux voiles éployées traceront leurs sillons. Une brise vivifiante chassera les miasmes torrides, une fraîche pluie descendra des nuages, et les palmiers se balanceront autour des villages populeux. Plus loin, au sud du Sahara, s’étendront des provinces maritimes, berceau d’une nouvelle culture. La vapeur animera les usines de Tombouctou. Bornou sera colonisé du jour au lendemain, sans risque aucun ; l’explorateur montera en wagon et se laissera emporter vers le haut Nil, à travers le pays de Gabés. Sur un riche oasis, au milieu de mon Océan, j’introduirai la race norvégienne. Le peuple d’Hallingdal est presque de sang royal ; un croisement arabe fera le reste. En amphithéâtre, au-dessus d’une baie, je bâtirai Peeropolis, ma capitale. Le monde a fait son temps : une nouvelle ère commence : celle de la Gyntianie, de ma terre naissante ! (Bondissant.) Des capitaux, et la chose est faite ! Il me faut une clef d’or pour ouvrir les écluses ! En guerre contre la mort ! Forçons l’infâme grippe-sou à livrer le trésor captif ! Un souffle de liberté traverse tous les peuples. Comme l’âne dans l’arche, je pousserai un braiement qui retentira dans le monde entier. Et j’apporterai le baptême de leur affranchissement à ces côtes superbes arrachées au néant qui les emprisonne. En avant ! À moi les capitaux de l’Orient et de l’Occident ! Mon royaume, — ou plutôt la moitié de mon royaume pour un cheval ! (Le cheval hennit.) Un cheval ! Des habits ! Des parures ! Des armes ! (S’approchant.) Impossible ! Et pourtant vrai ! Eh bien, non ! j’ai lu quelque part que la foi transportait les montagnes, — mais qu’elle transportât les chevaux !… Suis-je sot ! En voici un : le fait est positif. Ab esse ad posse, et coetera, ma foi ! (Il endosse le costume par-dessus ses habits et se contemple.) Sir Peer, — et Turc par-dessus le marché ! Vrai ! on ne sait jamais ce qui peut arriver. Hardi ! mon beau coursier ! (Il monte en selle.) Des étriers d’or pour y passer mon pied ! Ferme en selle, c’est la marque des gens de race ! (Il disparaît au galop du côté du désert.)
(Dans une oasis, sous une tente de scheïk arabe, Peer Gynt, en habits orientaux, étendu sur un moelleux divan, prend du café en fumant un chibouque. Devant lui, dansent et chantent Anitra et un chœur de jeunes filles.)
Gloire, gloire au Prophète,
Maître du temps, Seigneur de l’inconnu,
Qui vers notre douce retraite
Par la mer de sable est venu.
Gloire au Prophète, au Seigneur infaillible !
Poussé par le Ciel et les vents,
Il vient vers notre ombre paisible,
Sur la mer des sables mouvants.
Flûtes, chantez vos airs de fête,
En l’honneur du divin Prophète !
Il vient, monté sur sa cavale
Blanche comme un fleuve de lait.
Baissez votre front dévoilé !
Son œil de flamme est doux comme une étoile ;
Mais nul mortel ne put jamais
En supporter les rayons enflammés.
Par le désert aride,
Il vient et tout s’épanouit,
Lorsque sa robe d’or reluit ;
Il tourne bride :
Le jour s’éteint, et, dans la nuit,
Le simoun se lève, torride,
Sur le désert aride.
De la Kaaba vide
Il ne reste plus rien,
Car c’est à nous qu’il vient.
Flûtes, chantez vos airs de fête,
En l’honneur du divin Prophète !
(Les jeunes filles dansent sur un air joué en sourdine.)
Il est écrit : « Nul n’est prophète en son pays », et c’est bien vrai. Comme je me plais mieux ici qu’au milieu des armateurs de Charlestown ! Il y avait, là-bas, quelque chose qui sonnait faux, quelque chose d’étranger à ma nature, d’obscur au fond. Je m’y suis toujours senti dépaysé, étranger à mon métier. Aussi qu’allais-je faire dans cette galère ? Pourquoi m’entêter dans cette fourmilière ? Quand j’y pense maintenant, je n’y comprends rien. Ça s’est trouvé ainsi, voilà tout.
Être soi-même par la puissance de l’or, c’est bâtir sa maison sur le sable. Le vulgaire rampe et remue la queue devant votre montre et vos bagues, tire de grands coups de chapeau à votre épingle de cravate ; mais épingle, montre et bagues, ce n’est pas vous. — Prophète, voilà qui est clair, au moins ! C’est une position, ça ! On sait où l’on en est. Si l’on est fêté, c’est pour soi-même et pas pour ses guinées. On est ce qu’on est, tout simplement ; on ne doit rien à la chance, au hasard ; on n’a que faire de concessions ni de patentes. — Prophète ! Ma foi ! ça me convient. Et cela m’est venu d’une façon si imprévue, rien qu’en traversant le désert. On avait volé le cheval et les habits de l’empereur du Maroc. Les voleurs, poursuivis, les ont abandonnés. J’ai ramassé les habits, enfourché la monture, et me voici, paré de mes nouveaux atours, au milieu de ces enfants de la nature. « C’est le Prophète ! » Pour eux la chose est claire. Mon intention n’était certes pas de les tromper. Mentir et prophétiser, ça fait deux. Et puis, je peux toujours me retirer à temps. Ce n’est pas dangereux. Je ne suis lié par rien. L’affaire a, pour ainsi dire, un caractère privé. Je puis m’en aller comme je suis venu. Mon cheval est prêt. En
un mot, je suis maître de la situation.Prophète et maître !
Que veut mon esclave ?
Des fils du désert sont là, devant la tente, demandant à contempler ta face.
Halte ! Dis-leur de se tenir à distance. Je ne veux entendre leurs prières que de loin. Dis-leur encore que je ne souffrirai pas d’hommes sous ma tente ! — Les hommes, mon enfant, c’est une misérable espèce, un rebut immonde ! Ô Anitra ! Tu ne sais pas combien ils ont chipé… hem ! je veux dire péché, mon enfant ! Allons ! en voilà assez ! Dansez, ô femmes ! Le Prophète veut chasser les souvenirs pénibles.
Le Prophète très bon pleure et se désespère
Sur les péchés commis par les fils de la terre.
Le doux Prophète aux cœurs par le mal engourdis
Rendra vie et chaleur au sein du Paradis.
Ses jambes remuent, remuent comme baguettes de tambour. Eh, eh ! elle est apétissante, la petite drôlesse. Des formes quelque peu extravagantes, en désaccord avec les règles du beau. Mais qu’est-ce que la beauté ? Une convention, une monnaie qui n’a cours qu’en temps et lieu. Il faut de l’extravagance à qui est blasé sur la règle. Les pieds ne sont pas très propres, les bras non plus. Mais ce n’est pas un défaut, à vrai dire. Cela tient au genre. — Écoute, Anitra !
Ton esclave t’écoute !
Tu es séduisante, mon enfant. Le Prophète est ému. T’en faut-il une preuve ? Je te fais houri en mon paradis !
C’est impossible, ô maître !
Ah ! ça !… Penses-tu que je mens ? Sur ma tête, c’est très sérieux !
Mais je n’ai pas d’âme.
Tu en auras une.
C’est mon affaire. Je ferai ton éducation. Pas d’âme ? Assurément tu es ce qui s’appelle une brute ; je l’ai remarqué avec peine. Mais, bast ! il y a toujours en toi assez de place pour une âme. Viens ici, que je te mesure le crâne. Mais oui, il y a assez de place. Je le savais d’avance. Tu n’arriveras jamais bien loin. Je ne te promets pas une âme très profonde. Mais qu’est-ce que ça fait ? Tu en auras toujours assez pour ton usage personnel.
Le Prophète est bon.
Tu hésites ? Parle !
C’est que j’aimerais mieux…
Allons, dis tout, sans crainte !
Je ne me soucie pas trop d’avoir une âme. Donne-moi plutôt…
Quoi ?
Anitra ! Vraie fille d’Ève ! Je subis ton charme magnétique. Car je suis homme, après tout, et, comme dit un auteur estimé, « l’éternel féminin m’attire ».
(Clair de lune. Un bois de palmiers devant la tente d’Anitra.)
(Peer Gynt est assis sous un arbre, un luth arabe à la main. Il s’est fait couper les cheveux, tailler la barbe et semble considérablement rajeuni.)
Quand je quittai mon temple, un jour,
Et m’en allai, l’âme volage,
Fermant ma porte à double tour,
En quête d’un nouvel amour,
Des belles pleuraient sur la plage.
Moi, je m’en fus, la voile au vent,
Bravant les flots et la distance,
Au pays du sable mouvant,
Et du mirage décevant,
Et du palmier qui se balance.
Lorsqu’enfin j’eus touché le port,
Je brûlai mon vaisseau rapide
Et m’élançai plus vite encor
Sur une bête au libre essor
À qui j’avais lâché la bride.
Anitra ! je te trouve enfin,
Fille au corps souple, au pied agile,
Mets exquis, breuvage divin,
Plus capiteuse que le vin
Qui de la palme se distille !
(Il met le luth en bandoulière et s’avance de quelques pas.)
Tout se tait ! Sans doute, la belle tend l’oreille, écoutant ma chanson ? Peut-être, sans voile et sans atours, m’observe-t-elle, cachée derrière ce rideau Chut ! j’entends comme le bruit d’un bouchon qui saute. Encore ! encore ! Serait-ce un soupir d’amour ? ou plutôt un chant ? Non ! c’est un ronflement très distinct. Quelle musique ! Anitra dort ; rossignol suspends tes trilles ! Il t’en coûterait cher si tes vocalises… Eh bien, non ! va toujours, comme dit le livre ! Le rossignol est un chanteur. N’en suis-je pas un aussi ? L’un et l’autre, à l’appât de nos sons harmonieux, nous prenons les petits cœurs délicats et tendres. La nuit sereine est faite pour le chant. Le chant est notre élément commun. Pour Peer Gynt comme pour le rossignol, chanter c’est être soi-même. Qu’elle dorme, la charmante fille, n’est-ce pas le comble du bonheur pour un amoureux de ma trempe ? La suprême félicité n’est-elle pas de tendre la lèvre sans toucher au calice ? Mais la voici : c’est elle ! Eh bien ! ma foi, j’aime mieux
cela !Tu m’appelles dans la nuit, ô maître ?
Mais oui ! le Prophète t’appelle. Je ne sais quel bruit d’enfer m’a réveillé en sursaut. On aurait dit un hallali. À moins que ce ne fût un concert de chats.
Non, seigneur, ce n’était pas un hallali. C’était bien autre chose.
Quoi donc ?
Épargne-moi, je t’en supplie !
Parle !
Ne me fais pas rougir.
Était-ce peut-être ce qui me remplissait tout entier au moment où je te donnai mon opale.
Fi, seigneur ! Te comparer, ô lumière du monde,
à un affreux chat, à une bête dégoûtante !Eh ! mon enfant, en matière d’amour, un matou peut valoir un Prophète.
Le miel d’un fin badinage coule de tes lèvres, ô maître.
Petite amie, tu es comme toutes les femmes, prête à juger les grands hommes sur leur apparence. Je suis badin, au fond, surtout dans le tête-à-tête. Ma situation m’impose un masque ; je subis la contrainte de mes devoirs professionnels. En vrai prophète, je suis parfois abrupt, mais en paroles seulement. Trêve de cette comédie ! Je le répète, dans l’a parte, je suis Peer, celui que je suis. Allons ! foin du Prophète, et prends ce moi-même que je t’offre ! (Il s’assied sous un arbre et l’attire sur ses genoux.) Viens, Anitra ! délassons-nous sous l’éventail des palmes verdoyantes. Tu souriras aux paroles que je te chuchoterai. Puis nous changerons les rôles, et ce sera à moi de sourire, tandis que tes lèvres vermeilles chuchoteront l’amour.
Chacune de tes paroles est douce comme un
chant, quoique je ne les comprenne guère. Dis-moi, Seigneur, est-ce en t’écoutant que je trouverai une âme ?L’âme, souffle et lumière du verbe, te viendra plus tard, ma fille. Quand, en lettres d’or, sur le fond rose de l’Orient, apparaîtront ces mots : Voici le jour, alors commenceront les leçons ; ne crains rien, tu seras instruite. Mais je serais un sot de vouloir, dans le calme de cette tiède nuit, me parer de quelques haillons d’un vieux savoir usé, pour te traiter en maître d’école. Après tout, le principal, quand on y réfléchit, ce n’est point l’âme, c’est le cœur.
Parle seigneur. Quand tu parles, il me semble voir comme des lueurs d’opale.
La raison poussée à l’excès est de la bêtise. La poltronnerie s’épanouit en cruauté. L’exagération de la vérité, c’est de la sagesse à l’envers. Oui, mon enfant, le diable m’emporte s’il n’y a pas de par le monde des êtres gavés d’âme qui n’en ont que plus de peine à voir clair. J’ai connu un individu de cette sorte, une vraie perle pourtant, qui a manqué son but et perdu la boussole. Vois-tu ce désert qui entoure l’oasis ? Je n’aurais qu’à agiter mon turban pour que les flots de l’Océan en comblassent toute l’étendue. Mais je serais un imbécile de créer ainsi des continents et des mers nouvelles. Sais-tu ce que c’est que de vivre ?
Enseigne-le-moi.
C’est planer au-dessus du temps qui coule, en descendre le courant sans se mouiller les pieds, et sans jamais rien perdre de soi-même. Pour être celui qu’on est, ma petite amie, il faut la force de l’âge ! Un vieil aigle perd son plumage, une vieille rosse son allure, une vieille commère ses dents. La peau se ride, et l’âme aussi. Jeunesse ! jeunesse ! Par toi je veux régner non sur les palmes et les vignes de quelque Gyntiana, mais sur la pensée vierge d’une femme dont je serai le sultan ardent et vigoureux.
Je t’ai fait, ma petite, la grâce de te séduire, d’élire ton cœur pour y fonder un kalifat nouveau. Je veux être le maître de tes soupirs. Dans mon royaume, j’introduirai le régime absolu. Nous séparer sera la mort… pour toi, s’entend. Pas une fibre, pas une parcelle de toi qui ne m’appartienne. Ni oui, ni non, tu n’auras d’autre volonté que la mienne. Ta chevelure, noire comme la nuit, et tout ce qui, chez toi, est doux à nommer, s’inclinera devant mon pouvoir souverain. Ce seront mes jardins de Babylone. Aussi ne suis-je pas fâché, au fond, que tu n’aies rien sous le crâne. Avoir une âme, cela engage à se contempler soi-même. À ce propos, écoute-moi : si tu veux, je consens, ma foi, à te passer un anneau à la cheville. Cela vaudra mieux pour nous deux. Je te tiendrai lieu d’âme. D’ailleurs, rien ne sera changé. (Anitra ronfle.)
Quoi ? Elle dort ! Mes paroles auraient-elles glissé sur elle sans la toucher ? Non ! Tel est le pouvoir de mes discours amoureux qu’ils l’ont, comme un courant rapide, emportée au loin, jusqu’au pays des rêves.
(Il se lève et couvre de bijoux le sein d’Anitra.)
Voici des colliers ! En voici encore. Dors, Anitra, et pense à Peer !… Dors ! En dormant, tu as conquis une couronne impériale. Cette nuit, Peer Gynt a triomphé par la seule vertu de son moi.
(Le chemin des caravanes. L’oasis se perd dans le lointain.)
(Peer Gynt galope sur son cheval blanc, tenant Anitra devant lui.)
Lâche-moi ou je mords !
Petite folle !
Ce que je veux ? Jouer à l’aigle et à la colombe ! T’enlever ! Faire des folies !
N’as-tu pas honte ? Un vieux Prophète !…
Ah ! bast ! il n’est pas vieux, le Prophète, et tu n’es qu’une sotte. Est-ce là un signe de vieillesse ?
Lâche-moi ! Je veux rentrer !
Coquette ! Tu veux rentrer ? Vraiment ? Chez qui ? Chez papa ? De libres oiseaux comme nous, échappés de leur cage, n’y rentrent jamais. Et puis, mon enfant, il ne faut pas s’éterniser dans un endroit. On finit par perdre en estime ce qu’on gagne en relations, surtout si l’on se présente en prophète. Il était vraiment temps que cela finît. Ces fils du désert ont des âmes vaillantes. Encens et prières commençaient à manquer.
Oui, mais est-ce vrai que tu sois prophète ?
Je suis ton empereur ! (Il veut l’embrasser.) Eh ! eh !
voyez comme elle se rengorge, la petite linotte !Donne-moi la bague que tu as au doigt.
Prends donc toutes ces babioles, chère Anitra !
Tes paroles sont des chants joyeux !
Quelle ivresse que de se savoir aimé ainsi ! Je veux descendre ! Je veux tenir, comme un esclave, la bride du cheval que tu montes !
(Il lui donne sa cravache et descend de cheval.)
Tu vois, ma rose, ma fleur charmante : je marche dans le sable, dans la poussière, jusqu’à ce qu’un coup de soleil m’étende à tes pieds. Je suis jeune, Anitra, sache-le bien ! Il ne faut pas trop peser mes faits et gestes. Les jeux et les farces sont des traits de jeunesse. Et si ton esprit était moins épais, tu te dirais, ô mon laurier rose, que ton amant est jeune puisqu’il fait des folies.
Oui, tu es jeune. As-tu encore des bagues ?
N’est-ce pas ? Tiens ! tu vois : je saute comme un bouc ! Si j’avais du pampre sous la main, je m’en ferais une couronne. Ma foi, oui, je suis jeune ! Hope-là ! Je veux danser. (Il danse et chante.)
Gentille poulette,
Qui me rends heureux,
Ton coq amoureux
Veut qu’on le becquette.
Tu es tout en sueur, mon Prophète. Tu vas fondre, j’en ai peur. Donne-moi ce lourd paquet qui pend à ta ceinture.
Tendres soucis ! À l’avenir, tu porteras ma sacoche ; les cœurs aimants n’ont pas besoin d’or pour être heureux ! (Il recommence à danser et à chanter.)
Peer Gynt, tête folle,
N’est pas un barbon :
Regarde ce bond,
Cette cabriole !
C’est un plaisir que de voir danser le Prophète.
Ah ! foin du prophète ! Changeons de costume ! Allons ! Ôte ton vêtement !
Ton caftan est trop long, ta ceinture trop large
et tes bas trop étroits.Eh bien !… (Il s’agenouille.) Voyons : fais-moi quelque gros chagrin. Pour tout cœur aimant, il est doux de souffrir. Écoute-moi : quand nous serons dans mon château…
Dans ton paradis… Est-ce bien loin encore ?
Oh ! mille lieues, peut-être…
C’est trop !
Écoute ! je te donnerai l’âme que je t’ai promise.
Merci ! je me passe fort bien d’âme. Mais tu me demandais de te faire un chagrin…
Eh oui ! mort de mon âme : un chagrin violent, mais court. Deux ou trois jours seulement !
Anitra obéit au Prophète ! Bonjour !
(Elle lui donne un fort coup de cravache sur les doigts, tourne bride et part au galop.)
Ah ! de par tous les…
(Même décor. Une heure plus tard.)
(Peer Gynt, avec des mouvements calmes et réfléchis se dépouille pièce à pièce, de ses habits orientaux. Cela fait, il tire de sa poche une petite casquette de voyage, s’en coiffe et reparaît dans son costume européen.)
Voilà le Turc, et me voici moi-même ! Tout ce paganisme ne me valait rien. Heureusement il ne m’a pas, comme on dit, passé dans le sang. Aussi qu’allais-je chercher dans cette galère ? Comme si l’on ne se trouvait pas mieux de vivre en chrétien, de dédaigner les plumes de paon, de ne jamais perdre de vue la loi et la morale, d’être soi-même, enfin, et de mériter, après sa mort, un discours sur sa tombe et des couronnes sur son cercueil. (Il fait quelques pas.) La drôlesse ! Il s’en est fallu de peu qu’elle ne m’eût tourné la tête. Du diable si je sais ce qui me grisait en elle. Heureusement la farce est jouée. Un instant de plus, et j’étais ridicule. J’ai erré, c’est vrai, mais ce qui me calme, c’est que mon erreur tenait à ma situation, et non à ma personne même. C’était un résultat de la vie de prophète, une vie nauséabonde, sans action, sans sel et sans goût. Mauvais métier que celui de prophète ! — Je suis volé, oui, sans doute. Cependant il me reste quelque épargne, un peu d’argent de poche, un dépôt en Amérique. Enfin je ne suis pas sur la paille. Et cette médiocrité est peut-être ce qu’il y a de mieux. Je ne suis plus l’esclave d’un cheval ou d’un cocher. Je ne suis plus chargé de bagages. En un mot, me voici, comme on dit, maître de la situation. Quel chemin vais-je prendre ? Il y en a plusieurs qui s’ouvrent devant moi. Et c’est au choix d’un chemin qu’on distingue les sages des imbéciles. — Je sais ce que je ferai ! Je tâcherai de trouver un volume de Becker, et j’entreprendrai un voyage chronologique. — Il est vrai que mon instruction pèche par la basse, et le mécanisme de l’histoire est chose compliquée. Qu’importe ! C’est en partant au hasard qu’on arrive aux résultats les plus originaux. — Et puis, ça vous élève l’âme de nous poser un but et d’y marcher avec une volonté d’acier ! (Avec émotion.) Briser tous les liens, rompre avec son pays, avec ses amis, jeter ses trésors au vent, dire adieu au doux bonheur d’aimer, tout cela pour arriver aux arcanes du vrai. (Essuyant une larme.) C’est à ce signe qu’on reconnaît le chercheur ! Je suis heureux au-delà de toute expression, car je viens de résoudre l’énigme de ma destinée. Je déserte les sentiers de la vie et m’enfonce dans le passé. À moi les faits et les êtres anciens ! Le présent ne vaut pas un liard. Les hommes sont sans moelle et sans foi. Leurs actes sont veules et leur esprit rampant. Quant aux femmes (haussant les épaules), c’est une bien pauvre engeance. (Il s’en va.)
(Un Jour d’été à l’extrême nord. Une cabane dans la forêt. La porte, ouverte, est pourvue d’une grande serrure et surmontée de bois de cerf. Des chèvres paissent à l’abri de la maisonnette.)
(Devant la cabane, une femme mûre blonde et bien prise, file, assise au soleil.)
Tout un automne encor, tout un hiver aussi,
Un printemps, un été, je vais t’attendre ici.
Tu reviendras enfin quelque jour de l’année,
Et je t’aurai gardé la promesse donnée.
(Elle rassemble les chèvres, puis se remet à son rouet et chante.)
Dieu te garde partout sur ton chemin,
Dieu dirige tes pas, Dieu bénisse ta main !
Si tu reviens ici, j’attendrai sans me plaindre,
Si tu m’attends là-haut, je viendrai t’y rejoindre !
(En Égypte. À l’aube. La statue de Memnon se dresse sur le sable.)
(Peer Gynt arrive en cheminant tranquillement et regarde un instant autour de lui.)
Je pourrais très bien commencer par ici. Me voici donc Égyptien, pour changer, et sans abandonner un seul instant le principe du soi-même gyntien. Après cela, je vais gagner l’Assyrie. En voulant remonter à la création, je me serais perdu. D’ailleurs, je veux me tenir tout à fait en dehors de l’histoire biblique dont je retrouverai ailleurs la trace positive. En examiner, comme on dit, toutes les coutures, cela dépasse mon programme et mes forces. (Il s’assied sur une pierre.) Je me reposerai ici, en attendant patiemment le chant matinal du colosse. Puis, mon déjeuner fini, je ferai l’ascension de la pyramide et, si j’ai le temps, j’en étudierai aussi l’intérieur. Ensuite je ferai à pied le tour de la mer Rouge. Peut-être découvrirai-je sur ses côtes le tombeau du roi Putiphar. Et me voici transformé en un fils de l’Asie. À Babylone, je chercherai les vestiges de ses jardins suspendus et de ses prostituées, glorieux témoignages de sa culture ancienne. Puis, d’un bond, je gagnerai les murs de Troie. De Troie, une ligne maritime conduit directement à la vieille et superbe Athènes. Là, je visiterai en détail le défilé que défendit Léonidas et m’initierai aux grandes écoles de philosophie. Je retrouverai la prison où périt Socrate, cette noble victime… Mais non ! c’est vrai ! le pays est en feu ! Eh bien, ce sera pour plus tard. L’hellénisme attendra. (Il regarde sa montre.) Oh ! mais le soleil se fait bien attendre et le temps presse. Je reviens donc à Troie. C’est là que je m’étais arrêté… (Il se lève et écoute.) Quel est ce murmure étrange ?
(Le soleil se lève.)
(La statue de Memnon chante.)
De la cendre des dieux sont nés avec le temps
Des oiseaux chantants.
Ammon, l’autocrate,
Veut que l’on combatte
Pour rechercher
Le mystère caché,
L’esprit que leur chant récèle,
L’erreur est mortelle !
En vérité ! il me semble que la statue a produit un son ! C’est la musique du passé. J’en ai saisi les ondulations et vais noter le fait, pour l’offrir aux réflexions des savants. (Il note sur son calepin.) « La statue a chanté. J’ai clairement distingué la musique, mais n’ai pas bien compris les paroles. Le tout, d’ailleurs, n’était évidemment qu’une hallucination. À part cela, rien d’important à noter aujourd’hui. » (Il poursuit son chemin.)
(Aux environs de Gizeh. On aperçoit le grand Sphinx taillé dans le roc. Au loin les flèches et les minarets du Caire.)
(Peer Gynt arrive et regarde attentivement le Sphinx, tantôt à travers sa lorgnette, tantôt en s’en faisant une de la main.)
Où diable ai-je déjà aperçu quelque chose qui ressemble à ce type. J’en ai comme un souvenir obscur. Était-ce un être humain ? Et qui cela, en ce cas ? Car il faut que je l’aie rencontré quelque part, au nord ou au midi. Memnon m’a rappelé les Vieux de Dovre, comme on les appelle chez nous. C’est la même attitude raide et compassée, le derrière planté sur un bloc de pierre. Mais la drôle de bête que voici, cet être bâtard, à la fois femme et lion, est-ce aussi une figure de conte ? ou n’est-ce pas une réminiscence ? Une figure de conte ? Eh oui, je le tiens mon bonhomme, tu es le Courbe, celui à qui j’ai asséné un coup de bâton, — en rêve, s’entend ; — j’étais au lit, avec une fièvre. — (Il s’approche.) Les mêmes yeux, les mêmes lèvres, — l’air un peu moins indolent, un peu plus rusé. Tiens, tiens, Courbe, tu as donc l’air d’un lion quand on te voit par derrière, le jour. Sais-tu encore quelques énigmes ? Nous allons voir. Me répondras-tu encore comme la dernière fois ? (Élevant la voix.) Eh ! Courbe, qui es-tu ?
Ach, Sphinx, wer bist du ?
Tiens ! Un écho qui parle allemand ! C’est étrange !
Wer bist du ?
Du pur allemand, ma foi. Je serai le premier à noter une observation si inédite. (Il inscrit dans son calepin.) « Écho allemand. Dialecte berlinois. »
(Begriffenfeld[1] sort de derrière le Sphinx.)Un homme !
Bon ! voilà d’où venait la voix. (Il note.) « Modifié plus tard mes premières conclusions ».
Pardonnez-moi, Monsieur ! Une question vitale ! Qu’est-ce qui vous amène ici ?
Une visite à faire. Je viens voir un ami de jeunesse,
Comment ? Le Sphinx ?
Je le connais d’ancienne date.
Quel bonheur ! Et cela après une nuit comme celle que j’ai passée ! Ah ! mes tempes battent ! La tête va m’éclater ! Ainsi, vous le connaissez ? Répondez ! Mais parlez donc ! Dites-moi ce qu’il est !
Ah ! quel éclair ! J’entrevois l’énigme de la vie. Lui-même, dites-vous ! En êtes-vous sûr ?
Oui. Du moins l’affirme-t-il.
Lui-même ! La grande évolution est proche ! (ôtant son chapeau.) Votre nom, Monsieur ?
Je m’appelle Peer Gynt.
Peer Gynt ! C’est symbolique ! J’aurais pu m’en douter. Peer Gynt ? Cela veut dire l’inconnu, ce qui va venir, ce qui m’a été prédit.
Vraiment ? Vraiment ? Et vous venez me chercher, peut-être ?
Peer Gynt ! Il y a là un mystère, un abîme ! Et, en même temps, quelque chose d’incisif ! Chaque mot est un enseignement profond ! Qui êtes-vous ?
J’ai toujours tâché d’être moi-même. D’ailleurs,
voici mon passeport.Encore un mot énigmatique. (Lui saisissant le poignet.) Au Caire ! J’ai trouvé l’empereur des exégètes !
L’empereur ?
Venez !
Serais-je vraiment connu ?
L’empereur d’une exégèse fondée sur le soi-même !
(Au Caire. Une vaste cour entourée de bâtiments et de hautes murailles. Fenêtres grillées. Cages de fer.)
(Dans la cour trois gardiens. Arrive un quatrième.)
Eh ! Schaffmann ! Où est le directeur ?
Il est parti ce matin avant l’aube.
Je crois qu’il lui est arrivé un désagrément, cette nuit.
Sst ! Le voici !
(Begriffenfeld introduit Peer Gynt, referme la porte et met la clef dans sa poche.)En vérité, voila un homme bien instruit. Presque tout ce qu’il dit dépasse l’entendement. (Regardant autour de lui.) C’est donc là le club des savants ?
Vous les trouverez tous, au grand complet. Le Cercle des Septante, récemment accru de cent trois nouveaux membres. (Il appelle les gardiens.) Michel, Schlingemberg, Schafmann, Fuchs, dans les cages, et plus vite que ça !
Nous ?
Et qui donc, croyez-vous ? Vite, vite ! Puisque le monde tourne, nous tournerons avec lui. (Il les force à entrer dans une cage.) Peer le Grand a fait son entrée, — vous n’avez plus qu’à rejoindre les autres. Je ne vous en dirai pas plus. (Il ferme la cage et jette la clef dans un puits.)
Voyons, mon cher directeur, mon cher docteur…
Ni l’un ni l’autre. Je l’ai été jusqu’à présent.
— Monsieur Peer Gynt, savez-vous vous taire ?
Il faut que je me soulage.Qu’est-ce à dire ?
Promettez-moi de ne pas trembler.
Je tâcherai.
La raison absolue a expiré hier soir à onze heures.
Que Dieu nous vienne en aide !…
C’est très triste, en vérité, et ma situation me rend cet événement particulièrement désagréable. Jusqu’à présent, en effet, cet établissement était considéré comme un hospice d’aliénés.
Un hospice d’aliénés !
C’est fini, vous comprenez !
Je comprends maintenant ? Cet homme est fou !
et personne ne s’en doute ! (Il s’écarte.)Vous comprenez, quand je dis expiré, j’invente. Elle est sortie d’elle-même, sortie de sa peau, comme le renard de mon compatriote Munchausen.
Un instant, s’il vous plaît…
Ou plutôt non, — pas comme un renard, — comme une anguille. Une épingle dans l’œil, — clouée au mur, — elle a gigoté un instant…
Comment me sauver ?
Une incision autour du cou et, hope ! Elle était hors de sa peau !
Fou à lier ! Il a perdu le sens !
Il est clair maintenant que cette fuite sera suivie de toute une révolution sur terre et sur mer. Les gens réputés fous jusque-là se trouvent être, à partir d’hier soir, onze heures, dans un état normal, en pleine possession de la raison, telle qu’elle apparaît dans sa nouvelle phase. Et si nous allons plus loin nous trouverons qu’au même moment tous les gens soi-disant raisonnables sont devenus fous.
Vous parlez d’heure. Cela me rappelle que mon temps est pris.
Votre temps ? Vous m’y faites songer ! (Il ouvre une porte et appelle.) Sortez ! Les temps sont venus ! La raison est morte. Vive Peer Gynt !
Voyons, mon ami !…
(L’un après l’autre, les aliénés viennent dans la cour.)
Bonjour. Saluez l’aurore de votre délivrance. Voici votre roi, votre empereur !
Empereur !
Assurément !
L’honneur est si grand, il dépasse tellement les bornes.
Au moins, donnez-moi un instant de répit !… Je ne suis bon à rien, je suis absolument abruti !
Un homme qui a deviné l’énigme du Sphinx ? Un homme qui est lui-même ?
Eh ! c’est là justement que gît la difficulté. Oui, je suis moi-même, je le suis des pieds à la tête. Mais, ici, si je ne me trompe, on est plutôt hors de soi.
Hors de soi ? Vous vous trompez du tout au tout. On est au contraire diablement soi-même ici. Soi-même et rien que cela. On lance son moi à toutes voiles. Chacun s’enferme en soi-même comme dans un tonneau, c’est dans le puits du soi-même qu’on en durcit le bois, c’est avec le bouchon du soi-même qu’on le ferme hermétiquement, c’est le soi-même qu’on y fait fermenter. Personne n’a de larmes pour les maux d’autrui. Nous-mêmes, mais nous le sommes des pieds à la tête, jusqu’au bout des ongles. Il en résulte que, si nous devons avoir un empereur, vous êtes
l’homme qu’il nous faut. C’est bien clair.Ah ! je voudrais que le diable !…
Allons, courage ! On commence presque toujours par se sentir dépaysé. « Soi-même… » Tenez : je vais vous donner un exemple. Prenons le premier venu de la bande, (À un personnage d’aspect sombre.) Bonjour, Huhu ! Quoi, toujours l’air chagrin, mon garçon ?
Comment être gai quand tant de générations disparaissent incomprises ? (À Peer Gynt.) Tu es étranger. Veux-tu m’entendre ?
Certainement.
Écoute. Là, vers l’est, au loin, s’étend la côte du Malabar ; Hollandais et Portugais y sèment leur culture, au milieu des tribus de vrais Malabarais. Ces tribus ont confondu leurs langues. Elles règnent sans conteste sur le pays entier. Mais, dans les temps anciens, c’est le babouin qui en était le maître. À lui étaient les forêts profondes, où il pouvait se battre, grimacer et brailler à son aise, s’égosillant tant que ça lui plaisait, puisqu’il était chez lui. — Vinrent, hélas ! les hordes étrangères, et c’en fut fait de la langue des bois ; une nuit quatre fois séculaire s’étendit sur le singe infortuné et l’arrêta dans son développement. On sait ce qu’il en advient des peuples ainsi atteints. L’idiome ancien ne résonne plus dans la forêt. On n’y entend plus le grognement primitif. S’agit-il d’exprimer nos pensées, c’est à la parole qu’il nous faut recourir. J’ai tâché de lutter pour la pureté de notre langue sylvestre, de galvaniser le cadavre. J’ai soutenu le droit au cri. J’ai crié moi-même. J’ai démontré le besoin du cri dans les chants populaires. Mais on a bien mal récompensé mes efforts. Maintenant tu dois comprendre ce qui me travaille. Merci de m’avoir prêté l’oreille ! Si tu sais son remède, dis-le-moi !
Il faut, dit-on, hurler avec les loups. (Haut.) Mon cher ami, je crois me souvenir qu’au Maroc vit toute une peuplade de babouins manquant de grammairiens et de poètes. Leur langage ressemble au Malabarais. Vous feriez une belle action et donneriez un noble exemple si, à l’instar de quelques hommes distingués, vous consentiez à vous expatrier pour le plus grand bien de vos compatriotes.
Merci de me prêter l’oreille. Je ferai ce qu’on me conseille. (Avec un geste noble.) L’Orient a repoussé son poète ; il va vers les babouins d’Occident ! (Il s’éloigne.)
Eh bien ! était-il assez lui-même ?
Oui, n’est-ce pas ? Lui, toujours lui ; il en est plein, il ne s’occupe pas d’autre chose. Lui-même dans tout ce qu’il émet. Lui-même justement en ce qu’il est hors de soi. Venez ! Je vous en montrerai un autre, depuis hier soir aussi conforme que le premier aux règles de la raison normale. (À un fellah qui porte une momie sur son dos.) Roi Apis, comment va votre Seigneurie ?
Suis-je donc le roi Apis ?
Je suis incompétent, je l’avoue… Mais, à en juger par le ton…
Tu mens aussi, toi !
Que Votre Seigneurie daigne lui exposer l’affaire.
Très bien. (Il se tourne vers Peer Gynt.) Tu vois celui que je porte sur le dos ? Il se nommait le roi Apis, maintenant il s’appelle momie, et, par surcroît, il est mort. C’est lui qui a bâti toutes les Pyramides, et taillé dans le roc le grand Sphinx, et fait la guerre aux Turcs. Aussi Égypte en a-t-elle fait un dieu qu’elle adorait dans un temple sous la forme d’un bœuf. Eh bien ! le roi Apis, c’est moi ; je vois ça clair comme le jour. Si tu en doutes, je te le prouverai. Un jour que le roi Apis était à la chasse, il descendit de son cheval pour se retirer à l’écart. Le terrain ainsi fertilisé par le grand roi appartenait à mon grand-père. Or ce terrain m’a nourri de son blé. Te faut-il une autre preuve ? J’ai sur la tête d’invisibles cornes. N’est-ce pas une malédiction que personne ne reconnaisse mes titres ? Apis de par ma naissance, aux yeux du monde je ne suis qu’un fellah. As-tu un conseil à me donner ? Donne-le-moi en toute franchise. Mon ambition est de ressembler au grand roi Apis.
Votre Seigneurie n’a qu’à bâtir des pyramides, qu’à tailler un grand Sphinx et qu’à faire la guerre aux Turcs.
Tout cela est bon à dire. Moi, un fellah, un misérable crève-faim ! J’ai bien assez de défendre ma cabane contre les rats et les souris. Allons, trouve quelque chose de mieux, qui me fasse grand sans danger et me donne l’aspect du roi Apis que je porte sur mon dos !
Si Votre Seigneurie essayait de se pendre et si ensuite elle allait sous terre faire le mort, protégée par les limites naturelles d’un bon cercueil ?
C’est parfait ! Ma vie pour une corde ! Vive la potence ! Ce ne sera pas tout à fait ça, pour commencer, mais le temps égalise tout. (Il s’éloigne et se dispose à se pendre.)
En voilà un qui a de l’individualité ! N’est-ce pas, monsieur Peer ? Un homme de méthode !
Oui, oui, mais… Dieu me pardonne ! il se pend pour de bon. La tête me tourne ! J’en serai malade !
Un état de transition. Ça passera vite.
De transition ? Pour en venir où ? Excusez-moi, il faut que je m’en aille.
Êtes-vous fou ?
Pas encore… Fou ? Allons donc !
(Tumulte. Le ministre Hussein, perçant la foule, s’approche d’eux.)
On m’a annoncé qu’un empereur venait d’arriver ici. (À Peer Gynt.) Est-ce vous ?
Il paraît que oui !
C’est bien. Voici des notes auxquelles il faut répondre.
Très bien. Haïe donc ! Allez-y, allez-y toujours !
Voulez-vous me faire l’honneur de me tremper ? (Il s’incline profondément.) Je suis une plume.
Et moi un vieux parchemin impérial.
Mon histoire, seigneur, est bien simple : on me prend pour un sablier, et je suis une plume.
Et la mienne, ô plume, peut se dire en deux mots : je suis une feuille de papier destinée à toujours rester blanche.
Les gens ignorent le parti qu’on peut tirer de moi. Ils veulent tous m’employer à répandre du sable.
J’ai été un livre doré sur tranches dans la main d’une femme. La sagesse et la folie ne sont que des fautes d’impression !
Pensez un peu combien il est désolant pour une plume de ne jamais sentir le fer d’un canif !
Représentez-vous un bouquetin sautant de haut en bas sans jamais s’arrêter, sans jamais toucher terre !
Un canif ! Je suis émoussé, — il faut qu’on me taille, qu’on me racle ! Le monde va périr si l’on ne me fait pas une pointe !
Quel malheur pour le monde que Dieu, en sa
qualité d’auteur, l’ait trouvé si bien fait !Vous voulez un couteau ? En voici un.
Ah ! comme je vais boire de l’encre, et quel bonheur que de se tailler ! (Il se passe le couteau sur la gorge.)
La plume va cracher.
Saisissez-le !
Vous l’avez dit ! Saisissez-moi ! Prenez la plume ! Prenez ! Du papier ! Du papier ! (Il tombe). Je suis émoussé. N’oubliez pas l’épitaphe : « Toute sa vie et jusqu’à sa mort, ce fut une plume usée. »
Que deviendrai-je ? Que suis-je ? O toi, grand ?… viens à moi ! Je suis tout ce que tu voudras, un Turc… un troll… un pêcheur… Mais viens à moi ! J’ai quelque chose de rompu ! (Riant.) Je ne puis pas retrouver ton nom. Viens à moi, ô toi, tuteur de toutes les brutes ! (Il s’évanouit.)
Ah ! voyez comme il brille au soleil !… Il est hors de soi ! C’est le moment de le couronner ! (Il dépose la couronne sur Peer Gynt et s’écrie.) Vive l’empereur du soi-même !
Es lebe hoch der grosse Peer !
- ↑ De begrîff, conception. On pourrait peut-être, sur la scène française, remplacer ce nom par celui de Conceptionarius.