Peaux-Rouges et Peaux-Blanches/Chapitre 17
CHAPITRE XVII
LES APÔTRES ET LES INDIENS
J’ai enfin retrouvé, mon cher Ernest, un moment favorable et les objets indispensables pour t’écrire, car on me garde toujours à vue, et je crois, je ne sais trop pourquoi, cependant, que le capitaine des Apôtres verrait avec le plus vif déplaisir que j’entretinsse une correspondance avec quelqu’un, surtout en France. Puisses-tu avoir reçu ma lettre du mois d’août ! Sans cela, tu ne comprendras guère celle-ci. Je l’ai furtivement remise à un Indien qui, pour quelque menue monnaie, s’est chargé de la faire passer au Sault-Sainte-Marie, où la poste doit alors en prendre soin. Mais à combien d’éventualités peut être soumis un chétif chiffon de papier durant ce voyage de près de deux cents lieues !
Ici, c’est, au reste, le seul moyen de faire circuler les missives. Et l’on assure que ceux qui acceptent cette commission, trappeurs blancs ou trappeurs rouges, s’en acquittent avec une fidélité qui ferait honneur à nos facteurs européens. C’est un trait de mœurs que j’aime à signaler en passant.
J’avais, s’il m’en souvient bien, interrompu mon histoire à l’inhumation de Cadieux.
Nous étions alors à vingt milles de Fond-du-Lac.
Quand je rentrai au camp, je remarquai qu’il s’était grossi d’une quantité considérable d’hommes, appartenant à la plupart des nations du globe. Les blancs et les métis portaient le costume de voyageurs nord-ouestiers, c’est à-dire un méchant chapeau d’écorce de cèdre ou de paille de riz sauvage, tout pavoisé de rubans aux vives nuances. Une chemise grossière leur couvrait les épaules. Elle était en laine, coton, ou toile ; des fanfreluches en ornaient le devant. Une ceinture écarlate, bleue ou verte, un pantalon, dont des bottes en cuir de bœuf ou des mocassins recouvrent le bas, complètent l’ajustement, bigarré, chez plusieurs, de verroteries et de dessins en piquants de porc-épic.
Pour armes, les voyageurs avaient, en général, une longue carabine à la main et une hache, un couteau, parfois un ou deux pistolets passés dans la ceinture.
Leur teint était bronzé, leur face osseuse, leur front bas, souvent déprimé, leur mine audacieuse. Des cheveux raides, hérissés, des barbes incultes ajoutaient encore à la dureté de leurs traits.
Au cou de plusieurs pendait un scapulaire ou quelque amulette indienne.
Quant aux Peaux-Rouges, leur vêtement se recommandait par une simplicité vraiment adamique : c’était, en tout et partout, l’auzeum, sorte de ceinture en écorce qui ceignait les reins et descendait à mi-cuisses. Ce qui ne les empêchait pas d’être supérieurement hideux ; car ils avaient une touffe de cheveux empanachée, dressée sur la tête, le visage couturé de balafres et peint des couleurs les plus étranges que tu te puisses imaginer, et la peau semblable à du vieux parchemin, quand elle n’était pas, elle aussi, bariolée de peintures bizarres.
Des casse-têtes, des tomahawks, espèce de pipe qui sert en même temps de hachette, des fusils, des couteaux des sabres et jusqu’à des baïonnettes annonçaient leurs intentions belliqueuses.
Tout cela avait piqué ses tentes près des nôtres, — tentes en peaux de bison, — et passa la nuit à boire et à chanter, car le Mangeux-d’Hommes avait fait donner d’abondantes rations de whiskey, ou sirop d’avoine, comme les Canadiens-Français ont baptisé cette détestable liqueur.
De toute la nuit je ne pus fermer l’œil, si grand fut le vacarme que fit cette bande alcoolisée. Ce fut un train d’enfer. On échangea des coups de couteau et des coups de fusil. Le lendemain, j’appris que quatre hommes avaient été tués, cinq ou six blessés. Mais la chose paraissait si naturelle que nul n’en prenait souci. On me montra les meurtriers qui, loin d’être intimidés, portaient la tête plus haut que la veille.
On enterra dans le sable deux des cadavres qui appartenaient aux blancs ; sur des échafauds formés de quatre pieux et d’une claie en branchages de cèdre, on plaça les deux autres, roulés, cousus dans leurs robes de buffle, avec quelques provisions et leurs armes aux côtés ; puis, nous nous embarquâmes.
Le soir, nous touchâmes à Fond-du-Lac, qui n’est autre que l’extrémité occidentale du lac Supérieur. Je connaissais alors le but et le motif de notre expédition : un Canadien-Français, des nouveaux arrivés, m’en avait informé.
À vingt-quatre milles de Fond-du-Lac, sur la rivière Saint-Louis, qui débouche dans la baie de ce nom, les Américains ont fondé un important établissement pour la traite de la pelleterie. Jésus en était inquiet ; car, outre que ce poste avait un personnel de plus de cent employés, on parlait d’y installer quelques troupes régulières, lesquelles n’auraient pas manqué de faire aux Apôtres une guerre acharnée. Il importait donc de s’emparer du fort avant l’arrivée de ces troupes.
Le Mangeux-d’Hommes fit appel à cette tourbe malfaisante qui vit de pillages et de rapines sur les frontières du désert, et assigna un rendez-vous général à la Grande-Rivière Brûlée. Le féroce capitaine était bien connu. Pas un, parmi les brigands du Nord-Ouest, visage pâle ou visage rouge, qui ne désirât servir sous les ordres d’un chef aussi fameux. Ils répondirent en masse à son appel.
Quand nous eûmes atterri, Jésus distribua son monde en quatre détachements.
L’un devait suivre la rive droite de la rivière Saint-Louis, l’autre la rive gauche, un troisième prendre par les bois, et le quatrième, formé par les Apôtres dont je faisais forcément partie, se proposait de remonter la rivière.
Il avait été ordonné que l’attaque serait simultanée, et qu’elle aurait lieu à deux heures du matin.
Au moment convenu, nous débarquions sans bruit, dans une petite île, vis à vis de laquelle les étoiles me permirent de voir huit à dix log houses (maisons en troncs d’arbres), dont l’une surmontée du drapeau de l’Union américaine.
Une clôture de piquets enfermait un champ d’une certaine étendue derrière ces maisons. Des tentes de toile, de cuir ou d’écorce étaient disséminées alentour. Une flottille de canots se balançait dans la rivière, au pied de la factorerie.
Cet endroit me sembla charmant, et il l’est en effet ; car dans le fond des collines onduleuses, plantées de beaux arbres, l’abritent contre les souffles trop violents, et le terrain jouit d’une fécondité admirable.
Jésus commanda aux Apôtres de se cacher dans une oseraie bordant le rivage. Pour moi, je restai dans un canot sous la garde de deux chefs Indiens qui avaient fait la navigation de la rivière avec nous.
Je contemplais avec une noire mélancolie ce délicieux paysage qui, dans un moment, serait le théâtre des plus exécrables forfaits, et je m’apitoyais profondément sur le sort de ces malheureux, maintenant plongés dans le sommeil et faisant peut-être des rêves de bonheur à l’instant où la mort planait sur eux, — quand un hurlement strident, inqualifiable, comme je n’en avais jamais entendu, comme je souhaite n’en entendre plus jamais, vint déchirer mes oreilles.
Et, telle qu’une fourmilière, je vis alors une multitude d’êtres animés se presser sur la berge en face de nous, assaillir le fort et l’investir de toutes parts.
Les cris ne discontinuaient pas. J’en étais étourdi.
Bientôt des lumières se montrèrent aux fenêtres de la factorerie ; une vive fusillade commença.
Mon sang bouillait dans mes veines ; ce spectacle acheva de m’enflammer. Sans trop savoir ce que je faisais, mais avec le désir irrésistible de porter secours aux assiégés, j’enjambai le canot pour me précipiter dans la rivière.
— Mon frère est leste comme un couguar, mais la main du Serpent-Jaune est plus leste encore, dit un de mes gardiens en m’arrêtant par le cou.
Je n’essayai pas de lutter : il m’étranglait.
Alors son compagnon et lui me lièrent les mains et les pieds et me couchèrent au fond de l’embarcation. Je n’en fus pas fâché. Dans cette position je ne pouvais plus considérer le drame horrible qui se jouait, tout à l’heure, sous mes yeux.
Cependant, le Mangeux-d’Hommes et ses Apôtres, qui n’avaient pas bougé jusque-là, se mirent en devoir de passer la rivière. Je compris la tactique du capitaine. Ne comptant qu’à demi sur la bonne foi de ses auxiliaires, il avait voulu leur laisser engager l’action avant d’exposer sa propre bande. S’ils l’avaient trompé ou s’ils avaient été repoussés, il pouvait encore se sauver. Mais la victoire se rangeant de son côté, il allait en recueillir les fruits.
Quoique les vociférations augmentassent, les détonations des armes à feu diminuaient sensiblement.
Lorsque le jour se leva, elles avaient tout à fait cessé. On me conduisit à l’autre bord, où je fus délié, mis en liberté.
Des ruisseaux de sang coulaient sur le rivage, jonché de morts et de mourants.
Debout près d’un monceau de corps qu’on lui passait les uns après les autres, le Mangeux-d’Hommes travaillait à prouver qu’il méritait son abominable surnom.
Chaque corps, il le mordait au cou quand il était blanc, lui enfonçait un poignard dans le cœur quand il était rouge.
Son secrétaire, Jean, inscrivait sur un registre le nombre des exécutés. Je crois qu’il en était à quatre-vingt-seize blancs et deux cent soixante-dix rouges !
Permets que je n’achève pas cet odieux tableau ; il te soulèverait le cœur !
Pendant les huit jours qui suivirent cette scène de carnage, ce fut un wa-ba-na (débauche) indescriptible. La lecture des saturnales antiques t’en donnerait une faible idée. La factorerie contenait une énorme quantité de liqueurs. Ces liqueurs furent libéralement distribuées aux alliés, qui se livrèrent ensuite publiquement à des excès inimaginables.
Après m’avoir fait donner une chambre dans le fort, Jésus m’engagea à ne la point quitter tant que les Indiens seraient ivres, car autrement ma vie courrait des dangers. Mais, par une étroite fenêtre, j’étais témoin de leurs danses et des actes lubriques auxquels elles donnent lieu. Quoiqu’un grand nombre de squaws se fussent mêlées à eux après la capture de la factorerie, j’ai remarqué qu’ils ne se contentaient pas de ces créatures et leur préféraient souvent certains hommes déguisés en femmes[1].
Les querelles, les rixes, les meurtres étaient journaliers, non seulement parmi les Peaux-Rouges, mais parmi les Bois-Brûlés ou métis, et, j’ai regret à le confesser, parmi les gens de notre race, qui, du reste, ont en majorité adopté les usages indiens.
Défense expresse avait été faite aux Apôtres de se mêler au wa-ba-na. Ils passèrent les huit jours d’orgie à se partager le butin, composé de pelleteries, poudre, plomb, spiritueux, instruments de chasse et de pêche, étoffes, quincaillerie, et à le charger sur un schooner qui était à l’ancre dans le port de la factorerie lorsqu’ils s’en rendirent maîtres.
Les sauvages et les alliés blancs reçurent une faible part de ce butin ; puis ils s’éloignèrent après avoir épuisé les rations d’eau-de-feu que Jésus avait octroyées à chacun d’eux.
Quelques-uns en voulaient davantage. Mais il s’y refusa. Je craignais qu’une révolte ne fût le résultat de son refus et qu’il ne mît en péril sa vie et celle de ses gens ; car, me disais-je, que peuvent une douzaine d’individus contre plus de deux cents ! J’ignorais encore le prestige exercé par les Apôtres sur les bords du lac Supérieur.
Si les mécontents se retirèrent en murmurant, ils n’osèrent tenter la plus légère démonstration d’hostilité.
Depuis leur départ, je jouis ici du repos le plus absolu. Jésus m’a donné ma liberté sur parole. Mais tous mes mouvements sont surveillés, je le sais. Mon temps s’écoule entre la pêche, la chasse, quelques excursions dans le voisinage et l’étude des mœurs indiennes.
Ces mœurs sont curieuses à plus d’un titre. En veux-tu une esquisse, mon cher Ernest ?
L’Indien de l’Amérique septentrionale n’est pas, suivant moi, un être primitif. Il a vu, il a connu une civilisation fort avancée, je le crois, et dont on retrouve une forte trace dans ses traditions, dans ses usages, dans son culte, dans sa langue. Cette civilisation devait se rapprocher de la civilisation asiatique. La proximité de l’Amérique avec la Chine vient à l’appui de mon assertion. Je pense que le détroit de Behring a été formé, dans des âges très-reculés, par une convulsion terrestre, qui aurait divisé en deux vastes portions l’immense empire mongolique. Nos Américains furent policés, ils eurent des villes, le comfort des arts et du luxe. Mais l’invasion les repoussa dans les contrées inhabitées. Là, ils oublièrent peu à peu, dans leur lutte pour la pressante satisfaction des besoins matériels, le culte des sciences et des choses belles. De peuple pasteur ou commercial, ils devinrent peuple chasseur, guerrier.
Ne va pas m’objecter qu’alors ils auraient conservé le souvenir de ce qu’ils ont été. La mémoire du passé s’oblitère vite parmi les races qui végètent dans l’isolement. Quel est celui de nos paysans qui a souvenance du gouvernement des druides ? Et, sans aller aussi loin, combien peu savent ce que c’est que la glorieuse révolution de 1789, qui leur a donné l’émancipation !
Dans le désert américain, l’oubli de l’éducation première marche d’un tel pas que les blancs, — je parle même de ceux qui occupent une position honorable, comme les chefs facteurs des diverses compagnies de pelleteries, — ne rougissent pas de mener une existence identiquement semblable à celle des sauvages. L’ivrognerie et la pluralité des femmes sont de mode. La supercherie est estimée habileté, et la vie d’un homme compte moins que rien.
Les Peaux-Rouges qui hantent ces parages sont des Chippiouais ou des Nadoessis. Du jour de leur naissance à celui de leur mort, ils sont dressés à la chasse, c’est-à-dire à la guerre, au mépris de la souffrance et de tout ce qui n’est pas d’une nécessité immédiate.
La seule jouissance dont ils aient une idée exacte, c’est le repos, ou plutôt l’inactivité la plus entière.
« — Ah ! mon frère, me disait un Nadoessis, tu ne connaîtras jamais comme nous le bonheur de ne penser à rien et de ne rien faire. Après le sommeil, c’est ce qu’il y a de plus délicieux. Voilà comme nous étions avant d’avoir eu le malheur de naître. Qui a mis dans la tête de tes gens ce désir perpétuel d’être mieux nourris, mieux vêtus et de laisser tant et tant de terres et d’argent à leurs enfants ? Craignent-ils donc que le soleil et la lune ne se lèvent pas pour eux, que la rosée des nuages cesse de tomber, que les rivières tarissent, quand ils seront partis pour l’Ouest[2] ? Comme la fontaine qui sort du rocher, comme les eaux de nos rapides et de nos chutes, ils ne se reposent jamais : dès qu’ils ont récolté un champ, tout de suite ils en labourent un autre ; après avoir abattu et brûlé un arbre, ils vont en renverser et brûler un autre ; et, comme si le jour du soleil n’était pas assez long, j’en ai vu qui travaillaient au clair de la lune. Qu’est-ce donc que leur vie comparée à la nôtre, puisque le présent n’est rien pour eux ! Il arrive : aveugles qu’ils sont ! ils le laissent passer. Nous autres, au contraire, ne vivons que de cela, après être revenus de nos guerres et de nos chasses. Semblable à la fumée que le vent dissipe et que l’air absorbe, le passé n’est rien, nous disons-nous ; quant à l’avenir, où est-il ? Puisqu’il n’est point encore arrivé, peut-être ne le verrons-nous jamais. Jouissons donc, aujourd’hui du présent ; demain il sera déjà loin.
« Tu nous parles de prévoyance, ce tourment de la vie : eh ! ne sais-tu pas que c’est le mauvais génie qui l’a donnée aux blancs, pour les punir d’être plus savants que nous ? Incessamment elle les blesse et les aiguillonne sans pouvoir jamais les guérir, puisqu’elle ne peut jamais prévenir l’arrivée du mal, qui s’attache aux enfants de la terre comme les ronces aux jambes du voyageur. »
Comment trouves-tu cette philosophie, mon cher Ernest ? N’a-t-elle pas son côté vrai, séduisant, et n’est-elle pas aussi logique que bon nombre de savantes théories de nos sages civilisés ?
Encore un peu, je me sauvagiserais ; grâce pour le barbarisme, il est de circonstance.
Quand l’Indien vient au monde, sa mère lui donne un nom, généralement pris dans la nature. Il s’appellera l’Éclat-de-Tonnerre, le Pied-de-Bison, le Grand-Chêne, l’Épervier, le Nuage-qui-File, si c’est un garçon ; la Feuille-Verte, la Petite-Corneille, l’Éclair, la Colombe-Agile, si c’est une fille.
Cet enfant, mâle ou femelle, est étendu sur une planche où on l’assujettit par des courroies et où il demeure jusqu’à l’âge de trois ou quatre ans. Rarement la mère le change. En route, elle porte le berceau sur son dos, à l’aide d’une bande de cuir ou d’écorce passée devant son front ; au repos, elle l’appuie obliquement contre un arbre, une pierre, un canot, ou le suspend à une branche.
Dès que l’enfant marche, on lui apprend à se fabriquer un arc, des flèches, ou à manier l’aiguille.
À quinze ans, les garçons se préparent à accompagner leur père à la chasse ; à vingt, ils font leur grand jeûne pour aller à la guerre.
Dès qu’ils ont scalpé un ennemi, il leur est permis de courir l’allumette, c’est-à-dire de se marier. Le jeune homme se rend nuitamment dans la hutte de celle qu’il aime. Au foyer de la cabane, il enflamme un brin de bois, et s’approche de la couche où repose l’objet de ses amours. Si elle souffle et éteint la flamme, le galant est accepté ; si elle laisse flamber le bois, il n’a qu’à se retirer au plus vite, car les huées des autres habitants du wigwam le poursuivront jusque chez lui.
Libre de ses actions tant qu’elle est fille, honorée même[3] en raison du nombre de ses amants, l’Indienne devient esclave aussitôt après son mariage. Dure, effroyable servitude que la sienne ! le maître possède toute autorité, elle aucune. Son fils même la pourra battre sans qu’elle ait droit de se plaindre. C’est une bête de somme, qui travaille sans cesse. Encore le cheval du Peau-Rouge est mieux traité qu’elle ! La famille change-t-elle de résidence, son seigneur portera seulement ses armes ; elle, il lui faudra porter un, quelquefois deux enfants, les peaux et les pieux pour la tente, la chaudière pour la cuisine, et les bardes de tout le ménage. Au camp, le mari s’accroupira sur le sol et fumera tandis que la misérable squaw dressera le wigwam, ira couper et chercher le bois pour allumer le feu, puisera de l’eau, et préparera les aliments nécessaires au repas de la famille. Enceinte, on n’aura pas plus d’égards pour elle. Prise des douleurs de l’enfantement, elle se retirera dans quelque coin, se délivrera elle-même et retournera aussitôt à ses accablantes occupations.
Ainsi ou à peu près est traitée la femme orientale.
Mais l’infortunée aura-t-elle une sépulture au moins ? — Rarement. Quant au guerrier, ses obsèques se font en grande pompe. Il s’est réservé une place dans le séjour des esprits ; mais il en a refusé une à celle qui fut la compagne de sa vie. Qu’irait-elle y faire, d’ailleurs ? Le paradis des Peaux-Rouges est un lieu où l’on ne fait que chasser et se battre. Il ressemble en cela à celui des héros Scandinaves ; mais la charmante Walkyrie qui doit verser l’hydromel aux braves n’y figure nulle part. Elle n’y a pas de rôle, car, avant l’arrivée des Européens, l’Amérique ignorait les avantages d’une civilisation qui lui a apporté les boissons fermentées et la petite-vérole !
Tu supposes probablement que le veuvage est pour les squaws une condition très-enviable. Ah ! bien oui ! Le bourreau n’abandonne pas ainsi sa victime. Ici, le mort prend le vif. Il y a quelques jours, je remarquai une squaw déguenillée et portant soigneusement dans ses bras une sorte de sac, arrangé comme une poupée. Je demandai ce que c’était ; on me répondit que c’était le gage des veuves.
Voici l’explication :
Un Indien vient-il à décéder, sa femme fait avec ses plus beaux vêtements à elle un rouleau qu’elle place dans le sac où son mari serrait les siens. Si elle a quelques bijoux, quelques ornements, elle les fixe à la tête du sac, et l’enveloppe finalement dans un morceau d’étoffe. Elle appelle ce paquet son mari (onobaim’eman) et le doit toujours avoir avec elle quand elle sort. En marchant elle le tient entre ses bras, dans sa loge, près d’elle. Cela dure un an et plus, car la veuve ne peut déposer son gage que quand une personne de la famille du défunt, trouvant qu’elle l’a suffisamment pleuré, lui en donne la permission !
Que te semble, mon cher Ernest, de cette coutume ?
Il est vrai que le frère du mort peut, à son gré, éviter à la veuve les ennuis du gage en épousant celle-ci le jour même du décès, et qu’elle est forcée de l’accepter !
Un volume ne suffirait pas pour consigner les observations que j’ai faites sur ces peuplades, mais le papier me manque, comprends-tu ? Avant que je puisse t’écrire de nouveau, il faudra que je me procure cet article indispensable, presque aussi rare ici que le merle blanc chez nous.
Le Mangeux-d’Hommes est toujours le même avec moi. Il me parle peu et me regarde souvent quand il croit que je ne fais pas attention à lui. Parfois, il m’aborde, de l’air d’un homme qui a quelque chose à me demander. J’attends qu’il ouvre la bouche, et, tout à coup, il tourne les talons. Au surplus, je n’ai pas — en tant que captif — à me plaindre de ses procédés ou de ceux de ses gens à mon égard. On me surveille, mais on me traite bien, comme un prisonnier de distinction ! En somme, je ne serais pas trop malheureux, si j’avais des nouvelles de ma mère et de la femme qu’après elle j’aime le plus au monde. Mais, hélas ! je n’ai plus entendu parler de Meneh-Ouiakon depuis son évasion. Et Judas, le lieutenant de Jésus, n’est pas revenu ! Tout cela me cause de cruels tourments…
Je suis au bout de ma dernière feuille de papier gris. Il me reste juste la place nécessaire pour te dire que je crois que nous passerons l’hiver à la factorerie et que l’expédition de Kiouinâ semble remise. J’en suis désolé, car j’ai l’espoir que, là, je trouverais l’occasion de fuir l’exécrable société à laquelle je suis condamné.
Embrasse bien vivement ma bonne mère pour moi.
P. S. J’y pense. Tu pourrais m’envoyer une lettre à l’adresse suivante :
Peut-être me parviendrait-elle !