Peaux-Rouges et Peaux-Blanches/Chapitre 14

Calmann-Lévy, éditeurs (p. 201-216).


CHAPITRE XIV

LA FUITE ET LES MERVEILLES DU LAC SUPÉRIEUR (suite)


La Portaille, disent les aventuriers français du Nord-Ouest, dans leur langage si imagé, si vivement énergique ; le Portail, écrirait un puriste ; Cave Rock, traduisent les Anglo-Saxons, dénaturant, comme ils l’ont fait partout en Amérique, le nom primitif, et affaiblissant, dans leur pauvre traduction, l’idée attachée à la chose par les premiers découvreurs ; la Portaille occupe une place prééminente entre les colossales singularités des Rochers-Peints.

C’est une sorte de tour quadrangulaire, qui se projette dans le lac Supérieur, avec des pans coupés à pic et dont la base est percée, sur trois faces, par trois ouvertures immenses assez semblables au portique d’un temple. Ce remarquable rocher, d’une élévation qui dépasse peut-être cent mètres, offre la même diversité de couleurs que les strates avoisinantes ; mais la corniche semble avoir été blanchie par le temps et l’action des éléments, ce qui ajoute encore à l’étrangeté de son aspect. D’énormes fragments, détachés de la crête sans doute par les mêmes agents, gisent alentour.

On dirait vraiment que le tout est une œuvre d’art dont des géants ont été les constructeurs.

— Mais, mam’selle, sans vous offenser, nous allons nous perdre ! s’écria Jacot Godailleur, en voyant que Meneh-Ouiakon dirigeait le canot vers l’arche occidentale de la Portaille.

— Que mon frère se rassure, la fille des sachems connaît ce passage.

— Se rassurer, se rassurer, que je me rassure ; c’est bien aisé à dire, murmura l’ex-dragon. Mais mille millions de carabines, ça ne doit pas être agréable de naviguer là-dessous, avec une montagne sur la tête et plus de cent pieds d’eau sous la semelle de ses bottes. Encore de l’eau qui est claire, claire qu’on se verrait au fond si on y était.

Tout haut il ajouta :

— Pour l’amour de Dieu ou du diable, car je ne sais pas au juste quelle est votre religion, n’allons pas dans ce trou, mam’selle.

Meneh-Ouiakon avait tourné la tête ; le canot qui la poursuivait approchait de plus en plus. Une portée de flèche à peine le séparait.

La grande taille de Judas, lieutenant du Mangeux-d’Hommes, se distinguait parfaitement au milieu de l’embarcation.

L’Indienne redoubla d’efforts pour s’enfoncer promptement dans la caverne.

— Par la vertueuse Shilagah, femme du bienheureux saint Patrice, patron de mon pays natal ! tu as beau faire, négresse rouge, je te rattraperai, cria Judas d’une voix perçante, dont les échos du rivage répétèrent dix fois les accents.

— Qui est-ce qui parle ? qui est-ce qui parle, mam’selle ? demanda l’ex-cavalier de 1re classe en faisant un mouvement pour regarder du côté d’où venait le son.

Le canot vacilla et menaça de chavirer ; sa course fut retardée de quelques secondes.

— Tiens-toi tranquille, mon frère, dit Meneh-Ouiakon avec une teinte d’impatience.

— Non, non, répétait Judas, tu ne m’échapperas pas, et je te donnerai des leçons d’amour, moi, par Jésus-Christ !

— Tiens, fit Jacot, qui, s’étant soulevé doucement sur ses coudes, avait fini par apercevoir l’autre embarcation, quoiqu’il n’en pût être vu, parce que l’Indienne le masquait, tiens, c’est ce grand escogriffe, ce gibier de guillotine, qui…

Un coup de fusil l’interrompit.

La balle frappa et troua la proue du canot, mais heureusement sans atteindre nos fugitifs.

— Oh ! je ne voulais pas te tuer, la belle ; seulement te casser le bras pour t’arrêter, vociféra Judas, en rechargeant son fusil.

— Le bandit des bandits ! maugréait Jacot entre ses dents. Ah ! si j’avais seulement ma bonne carabine du 7e dragons.

— Silence ! dit froidement Meneh-Ouiakon, que la détonation de l’arme à feu n’avait pas fait sourciller.

Ils entraient sous la voûte !

— Silence ? pourquoi ? demanda Godailleur.

— Nous sommes dans le séjour de Matchi-Monedo. Il interdit de parler, et ceux qui n’obéissent pas à ses ordres, il les écrase, répondit la jeune fille ; car, bien qu’initiée depuis son enfance à la religion catholique, elle ne pouvait encore, comme la plupart des Peaux-Rouges convertis, se défendre d’un certain penchant aux superstitions qui caractérisent si fortement les races sauvages. Suivant la tradition indienne, la Portaille est habitée par Matchi-Monedo, le Mauvais-Esprit. On lui doit, on lui fait des présents (monedo-oun). Mais il ne permet pas de causer dans son empire, sans quoi il vous tue.

L’origine de cette tradition n’est pas difficile à saisir.

La Portaille est une formation rocheuse à base de grès, très-tendre et très-friable, qui cède, tombe en fragments parfois considérables, à la moindre pression.

L’éclat de la voix suffit même à la faire choir, d’où l’idée naïve que le Mauvais-Esprit punit de mort ceux qui ne savent pas retenir leur langue dans son palais.

Jacot Godailleur, ne connaissant point Matchi-Monedo, ignorait ses injonctions. Peut-être que s’il eût connu l’un, il eût méprisé les autres ; peut-être aussi y eût-il déféré avec autant de soumission qu’un Indien, car, tout civilisés que nous soyons, tout éclairés que nous nous estimions, nous n’avons pas encore renoncé à certains préjugés, à certaines chimères sucées avec le lait, et qui font, en maintes circonstances, des plus fameux de nos héros, comme les Napoléon Ier, les Wellington, les Pierre le Grand, des enfants pusillanimes et inavouables.

Dans un sac de peau de vison, qu’elle portait pendu au cou, Meneh-Ouiakon prit quelques grains de maïs, de riz sauvage, avec les becs et les griffes des pigeons abattus l’avant-veille, et les jeta dans l’eau.

Puis, ayant quitté sa pagaie, qui fut déposé doucement au fond du canot, elle le fit avancer sous l’arche, en se servant de ses deux mains comme de deux nageoires aux deux côtés de l’embarcation.

Malgré la faiblesse apparente de ce moyen, l’esquif sillait vivement les ondes diaphanes, et sans plus de bruit que s’il eût été conduit par la baguette d’un enchanteur.

Pour n’être pas positivement un poltron, l’ex-cavalier de 1re classe ne se sentait pas à l’aise dans cette caverne, aux murailles fantastiques, armées, comme une herse, de pointes longues, lourdes, aussi affilées que des aiguilles, ou de masses colossales de toutes formes, et dont quelques-unes ne paraissaient soutenues que par un fil.

Il frémissait à la pensée que la chute d’un seul de ces mille pendentifs, que les lueurs du jour, faiblissant à mesure qu’ils avançaient, éclairaient de teintes lugubres, les submergerait à tout jamais, dans un abîme dont la transparence extraordinaire du lac, sous la voûte, rendait l’horreur plus grande encore.

Lui, qui eût affronté en souriant la mort sur un champ de bataille, il en concevait là une épouvante qui glaçait son sang et baignait ses membres d’une sueur froide.

Le silence de la tombe régnait dans ces lieux, que les anciens eussent assurément pris pour la porte de leur Ténare : il en doublait l’effroi.

Tout à coup retentit le ruissellement de deux avirons battant l’eau avec violence.

— Ah ! je te tiens enfin ! braille le lieutenant du Mangeux-d’Hommes.

Et dans la caverne s’élance, comme un loup sur sa proie, le canot que dirige Judas.

— Oui, je te tiens ! répète-t-il avec les accents d’une joie frénétique ; je te tiens, et, par la vertueuse Shilagah, femme du bien…

À ces cris, la Portaille s’était emplie de sons formidables comme la répercussion de cent pièces d’artillerie.

Tant de voix, tant de vibrations partaient, se heurtaient, se fracassaient dans les cavités de l’antre, que l’oreille en était assourdie, la tête brisée.

Un instant, l’ex-dragon crut que son cerveau, martelant son crâne comme une enclume, allait le faire éclater.

Mais, alors que Judas proférait son juron favori, un grondement sourd, mat, succède à ces meurtrières clameurs. L’eau jaillit avec force et couvre d’une pluie battante le canot de Meneh-Ouiakon, qui se trouve précipitamment chassé hors de la Portaille, par l’entrée orientale.

— Matchi-Monedo est descendu de son toit, et il m’a délivrée de mon ennemi, dit l’Indienne, en considérant avec émotion cette prodigieuse quantité de rochers tombés de la voûte de la caverne, et qui interdit maintenant le passage entre les deux orifices latéraux.

— Mille millions de carabines ! j’ai cru que je n’en reviendrais pas, sauf votre respect, mam’selle, ajouta Jacot Godailleur en respirant à pleins poumons.

— Mon frère n’avait rien à redouter. Meneh-Ouiakon avait fait au Mauvais-Esprit le pugedinegay’win[1] nécessaire, et il l’a protégée.

— Le ? demanda Jacot, en ouvrant de grands yeux.

— Elle avait fait les présents nécessaires.

— Ah ! j’y suis. Et, comme ça, vous croyez, mam’selle, sans vous offenser, que votre Mauvais-Esprit est venu tout exprès pour envoyer ad patres cet efflanqué d’assassin, homicide, parricide…

— Matchi-Monedo ne nuit pas à ceux qui lui sont fidèles.

— Alors, sauf votre respect, c’est un bon et pas mauvais esprit.

— Mon frère est trop subtil pour moi, dit l’Indienne, en se remettant à pagayer.

— Trop subtil, trop subtil ! murmura l’ex-cavalier ; il n’y a pas de subtilité là-dedans : ou il est mauvais, ou il est bon ? de deux choses l’une. S’il est bon, pourquoi l’appeler mauvais ? s’il est mauvais, pourquoi nous a-t-il tirés des griffes de ce vaurien ? Je ne connais que ça, moi. Ah ! si le mar’chef était ici, il m’aurait bien vite expliqué ce mystère, comme disait monsieur notre curé. Mais, à propos, qu’est-ce qu’il avait à nous poursuivre ainsi, le Judas bien nommé ? Eh ! mam’selle ?

— Que veut mon frère ?

— Maintenant que nous pouvons causer, voulez-vous avoir la bonté, sans vous manquer de respect, de me permettre de vous poser une toute petite question ?

— Mes oreilles sont ouvertes. Parle.

— Vous ne vous fâcherez pas ?

— J’écoute, dit tranquillement Meneh-Ouiakon.

— Je voudrais simplement savoir d’où vient que ce brigand courait après vous.

L’Indienne rougit quelque peu ; mais aussitôt elle repartit :

— J’ai dit à mon frère que j’allais au Sault-Sainte-Marie chercher du secours pour son chef, qui est prisonnier du Mangeux-d’Hommes.

— Ah ! bien, je comprends. Mais vous restiez donc avec eux, les Apôtres, sans vous manquer de respect ? continua Jacot avec un air curieux.

Meneh-Ouiakon répliqua d’un ton froid :

— Mon frère veut trop savoir ; il ne saura rien.

Après ces mots, elle retomba dans un mutisme complet, d’où elle ne sortit qu’à leur arrivée dans la baie de la Chapelle.

La nuit approchait.

— Mon frère, dit Meneh-Ouiakon, il faut descendre du canot dans le lac.

— Volontiers, mam’selle, mais dans quel but ?

— Parce que l’eau n’est pas assez profonde.

— Oui, oui, je conçois, dit-il en se levant et tournant entre ses doigts sa coiffure qu’il avait ôtée de dessus sa tête.

Sa mine était si embarrassée que l’Indienne lui demanda :

— Mon frère désire-t-il quelque chose ?

— Ah ! si vous y consentiez !

— Délie ta langue.

— Souffrez, sauf votre respect, mam’selle, dit-il en la couvant du regard, que je vous porte sur mes épaules jusqu’au rivage.

Meneh-Ouiakon se mit à rire.

— Mon frère est fou, répliqua-t-elle.

Et, sautant dans le lac avec légèreté, tandis que Godailleur en sortait assez lourdement, elle s’attela au canot et le traîna jusqu’à la berge, dans une petite anse, au pied même de la Chapelle.

La Chapelle, ou le Dorie Rock, ainsi que l’ont rebaptisée les Anglais[2], est le vestibule des Rochers-Peints. La structure de ce roc étrange, son nom l’annonce.

Trois marches de grès naturelles, peu régulières, conduisent au temple, qui s’élève à trente pieds environ de la surface du lac. Ce temple représente un arceau élevé d’une quarantaine de pieds, dont la voûte, d’un mètre d’épaisseur, est supportée aux quatre angles par quatre piliers, qui ont six à huit pieds de diamètre. Elle est excessivement intéressante, mesure une longueur de quinze mètres environ, et donne naissance et vie à plusieurs cèdres fort gros et dont l’un atteint douze pieds de circonférence.

Il est saisissant au possible l’effet produit par ce monarque des forêts, qui, de loin, figure le clocher de la Chapelle.

Quel pays, quelles scènes, quels spectacles grandioses !

Le brave Godailleur s’imaginait faire un rêve, car toutes ces merveilles il ne les avait pas soupçonnées, en effectuant sur la Mouette le trajet du Sault-Sainte-Marie à la pointe Kiouinâ.

La tempête l’avait empêché de les voir.

Aussi restait-il là, devant la Chapelle, les bras ballants, les prunelles hors de leurs orbites et les pieds encore dans l’eau, oubliant, en son extase, de prêter aide à Meneh-Ouiakon.

Les forces de la vaillante Indienne étaient considérablement épuisées. Cependant, aussitôt à terre, elle ramassa du bois, alluma du feu avec deux branches de cèdre sec frottées l’une contre l’autre, et fit cuire le reste de sa provision de pigeons, qu’elle partagea avec son compagnon.

Ils se couchèrent ensuite, elle sur la grève, roulée dans sa peau de veau, Jacot Godailleur derrière la Chapelle, à cent pas de la jeune fille, sous un massif de saules qui le masquait entièrement.

Inutile de dire qu’un sommeil pesant vint bientôt clore leurs paupières.

La nuit avait envahi le lac Supérieur. Mais le ciel était azuré, constellé de pierreries, et la lune ne tarda pas à monter à l’horizon. L’immense mer intérieure apparut alors comme une cuve d’argent en fusion où miroitaient mille lueurs tremblotantes.

Les bruits autour de la Chapelle étaient légers, harmonieux ; c’était la brise qui frémissait dans le feuillage des sapinières, le frou-frou d’une chauve-souris passant et repassant sous la voûte, et, à de rares intervalles, le sautillement de quelque poisson blanc hors de l’onde moirée.

Tout à coup un son cadencé, quoique faible, trouble cette nocturne musique : ou plutôt il la change, lui prête des notes nouvelles.

Le sommeil des dormeurs n’en est pas interrompu.

Le son prend de la consistance, il augmente, il domine le concert.

Puis un canot débouche dans la baie, avance, touche légèrement au rivage.

Les premiers bruits autour de la Chapelle ont repris leur empire.

Ce n’est plus que la brise qui frémit dans le feuillage des sapinières, le frou-frou d’une chauve-souris passant et repassant dans les airs, et, à de rares intervalles, le sautillement de quelque poisson blanc hors de l’onde moirée.

Cinq minutes s’écoulent.

Le sommeil des dormeurs n’est pas interrompu.

Meneh-Ouiakon fait un beau rêve. Elle soupire, ses bras s’entr’ouvrent comme pour serrer une image chérie. Sur ses lèvres glissent des paroles d’amour.

Mais un cri d’effroi lui échappe maintenant. Elle se dresse, jette autour d’elle des regards effarés.

Comme dans un étau, une main rude l’a saisie par le poignet ; un homme est devant elle.

C’est Judas, le lieutenant du Mangeux-d’Hommes !

— Asseyons-nous et causons, la belle, dit-il d’un ton sec et pénétrant comme la lame d’un poignard.

Meneh-Ouiakon recouvre sur-le-champ son sang-froid.

— Mon frère est lâche comme le carcajou, dit-elle.

— Possible. Mais asseyons-nous, car je suis fatigué et tu m’as fait faire une course qui aurait dégoûté moins amoureux que moi.

En disant ces mots, il la forçait à s’asseoir à côté de lui.

— Tu sais, continua-t-il sans lui lâcher le bras, que ce n’est point par affection pour Jésus que je t’ai enlevée de Fond-du-Lac, après ta première fuite, pour te ramener à la Pointe. J’avais mes vues ; oui, par la vertueuse Shilagah, femme du bienheureux saint Patrice !

— Je connais ta perfidie.

— Très-bien, alors ; nous nous entendrons.

— La tribu des Nadoessis saura me venger.

— En attendant, tu es en mon pouvoir, et je vais profiter de mes droits ; car je t’aime et j’ai décidé que tu serais à moi. Allons, sois raisonnable et livre-toi de bon gré.

— Fils de chienne ! s’écria Meneh-Ouiakon en le souffletant avec celle de ses mains qui était libre.

— Oh ! les injures ne me touchent guère, ricana Judas.

— Tu es si vil !

— Tes coups sont caresses pour moi, ma charmante, et tes paroles, même les plus mauvaises, douces comme le miel. Va, cesse de te débattre. Rends-toi plutôt à mes désirs, et je ferai ton bonheur ! Vois ! la sainte Vierge me tient en sa garde. Sans elle, tout à l’heure, j’aurais été écrasé, anéanti sous cette montagne de pierres qui s’est écroulée entre mon canot et le tien. Viens donc avec moi, délicieuse fille du désert. Je te donnerai autant de ouampums et de jupes de toutes les couleurs que tu en pourras souhaiter. Jamais la chair d’animal ou de poisson ne manquera dans notre wigwam, et je te jure par la vertueuse Shilagah, femme du bienheureux saint Patrice, que toutes les squaws autour des Grands-Lacs envieront ton sort.

Judas avait mis dans l’accentuation de ces paroles une douceur mélangée de passion qui ne lui était pas habituelle. Il fallait qu’il fût bien sérieusement ému pour sortir ainsi de son flegme ordinaire.

Ce n’était plus le même homme ; au contact de la jeune fille son sang s’échauffait, sa tête prenait feu, son cœur battait à rompre sa poitrine.

Il continua d’un ton agité :

— Si tu comprenais ce que j’ai souffert alors que j’entendais Jésus te parler d’amour ! Je l’aurais tué cet homme !… oui, je l’aurais tué ! mais j’espérais qu’un jour tu me remarquerais, que tes yeux s’abaisseraient sur moi, qui vivais seul, sans maîtresse, absorbé dans l’amour que tu m’avais inspiré…

— Et c’est parce que tu m’aimes que tu me traites ainsi ? dit ironiquement Meneh-Ouiakon.

— Oui, c’est parce que je t’aime que j’ai couru après toi, dès que je me suis aperçu de ta fuite.

— L’amour de mon frère est comme l’amour de l’épervier pour la perdrix ; il dévore celle qui en est l’objet.

— Veux-tu te donner à moi ? dit-il en cherchant à l’embrasser.

— On ne donne, répliqua Meneh-Ouiakon en le repoussant, que ce que l’on possède. Je ne suis pas libre.

— Et si je te lâche, reprit-il d’une voix palpitante, m’accorderas-tu un baiser ?

— L’esclave ne peut rien promettre.

— Tiens, fit-il en desserrant son étreinte, sois libre ; mais je t’en prie, je t’en conjure…

— Et je suis libre ! interrompt Meneh-Ouiakon, se précipitant d’un bond au bas des marches qui conduisaient à son canot, qu’elle poussa au large et où elle monta, tandis que Judas s’écriait :

— Imbécile ! ma sottise me la fait perdre une seconde fois. Mais elle n’ira pas loin ; non, par la vertueuse Shilagah, femme du bienheureux saint Patrice !

Et il courut à son embarcation que, pour surprendre plus sûrement sa victime, il avait laissée à une demi-portée de fusil de la Chapelle.

  1. Proprement, sacrifice.
  2. J’ai déjà montré, dans mes précédents ouvrages, combien cette déplorable manie d’altérer les noms propres, déployée par la race anglo-saxonne, remplit de confusion la géographie de l’Amérique Septentrionale. Deux nouveaux exemples, pris sur les lieux mêmes dont je parle, achèveront d’en illustrer le ridicule. Sur diverses cartes, le Gros-Cap, situé, comme l’on sait, à l’entrée du lac Supérieur, est désigné sous le nom de Crow-Cape, parce que les voyageurs anglais, ignorant le français, ont pris gros pour crow, qui signifie corbeau. Ailleurs, sur le lac Huron, ils ont fait, d’un passage appelé les Chenaux, The Snows (les neiges) ! J’en pourrais malheureusement citer bien d’autres !