Peaux-Rouges et Peaux-Blanches/Chapitre 13

Calmann-Lévy, éditeurs (p. 183-199).


CHAPITRE XIII

LA FUITE ET LES MERVEILLES DU LAC SUPÉRIEUR


Ainsi que la plupart des établissements de même espèce, la factorerie de la Pointe renfermait une certaine quantité de bestiaux. Chaque matin, ces bestiaux étaient lâchés sous la garde de quelques chiens, qui les menaient paître autour du fort ou dans les îles voisines et les ramenaient, le soir, à l’étable, aussi fidèlement que s’ils eussent été accompagnés par des bergers.[1].

Revêtue de sa peau de jeune taureau, Meneh-Ouiakon se plaça résolûment au milieu du troupeau, que la vieille Maggy fit aussitôt sortir de l’écurie à coups de houssine.

— Tu ne te couches donc pas plus que les chouettes, sorcière ! grommela le factionnaire auquel elle demanda d’ouvrir la porte du fort.

— Mon frère dormait, car, sans cela, il aurait vu que le jour va luire, répondit ironiquement Maggy.

— Le jour ! le jour ! je suis sûr qu’il n’est pas plus de minuit…

— Si je disais au chef qu’il m’a fallu éveiller mon frère…

— Tais-toi ! tais-toi ! je te donnerai un verre d’eau-de-feu ; surtout, ma sœur, ma bonne sœur, ne dis pas au capitaine que je sommeillais, repartit la sentinelle d’un ton singulièrement radouci.

— Il ne le saura pas. Mais que mon frère se hâte de laisser passer les bêtes, car le soleil ne tardera pas à se montrer.

La porte fut immédiatement ouverte, et, mugissant, bondissant les uns sur les autres, se bousculant, les bestiaux se précipitèrent, en tumulte, sur la grève du lac.

Malgré la prudence et l’agilité qu’elle déploya au milieu des lourds ruminants, Meneh-Ouiakon faillit être victime de sa hardiesse dans ce court mais périlleux trajet, car un fougueux taureau, voulant devancer les autres, la heurta violemment. Et il l’aurait renversée, foulée aux pieds, peut-être écrasée, si, par un mouvement rapide, elle n’eût fui entre ses jambes.

Cet accident évité, elle fut sauvée, en liberté !

Le soleil n’était pas encore levé, mais déjà un brouillard épais achevait de fondre les objets dans la pénombre du crépuscule matinal.

On ne distinguait pas à cinq pas devant soi.

Meneh-Ouiakon se redressa, se débarrassa, en un tour de main, de la peau dont elle était couverte, la mit sous son bras, et sauta dans un des canots d’écorce amarrés le long du rivage.

Combien peu, même parmi les bateliers canadiens, ces hardis marins, les plus intrépides du monde, eussent osé s’aventurer sur le lac Supérieur, à travers cette brume si intense qu’on l’eût pu couper au couteau, pour nous servir d’une locution du pays !

Et, cependant, la jeune Indienne s’y élança, sans boussole, sans vivres d’aucune sorte, avec son seul instinct pour phare, son amour de Dubreuil pour espoir !

Toute la journée elle resta, accroupie sur les talons, dans le léger esquif, pagayant avec la vigueur d’un homme, ne s’arrêtant ni pour se reposer, ni pour prendre de la nourriture.

Mais, quelques heures après qu’elle se fut embarquée, l’astre du jour avait, après une lutte opiniâtre, vaincu, déchiré le voile grisâtre qui l’enveloppait, et il s’était déployé dans toute sa glorieuse splendeur, pour réjouir les êtres animés et féconder la terre.

Meneh-Ouiakon, côtoyant le bord méridional du lac, avait passé tour à tour la rivière Montréal, que commande à droite une haute montagne ; la pointe de la Petite-Fille ; et enfin elle avait fait halte à la rivière Noire.

Là, elle déterra et mangea des oignons qui croissent abondamment dans ces parages ; puis, s’étant rafraîchie à l’onde du lac, elle se remit en route avec autant d’ardeur que si elle eût fait un repas substantiel et réparé ses forces par un long sommeil.

Toute la nuit notre brave Nadoessis poursuivit sa route. Au matin, elle se trouvait à la baie de la Pêcherie, où sa bonne fortune voulut qu’elle rencontrât un de ces voliers de pigeons ramiers, — appelés tourtes par les Canadiens, me-me par les Indiens du lac Supérieur, — qui se présentent par bandes si nombreuses dans l’Amérique septentrionale, au retour du printemps.

Avec sa pagaie, Meneh-Ouiakon tua une vingtaine de ces volatiles, en fit cuire deux dont elle déjeuna, serra les autres en un coin de son canot, sous une couche d’herbages humides pour qu’ils se conservassent frais, et repartit heureuse de n’avoir pas encore été troublée dans sa fuite.

Comme le soleil allait se coucher, elle arriva à la presqu’île Kiouinâ.

Meneh-Ouiakon avait résolu d’y camper pendant la nuit, et de traverser le lendemain la presqu’île, son canot sur les épaules, ce qui devait abréger sa course de près de trente lieues.

Le portage[2] a deux mille pas de longueur.

La jeune fille était trop fatiguée pour le faire ce soir-là. Elle s’arrêta à la pose, à vingt pieds au-dessus du niveau du lac, et, avec sa peau de veau étendue sur deux piquets, se dressa une petite tente.

Après avoir pris quelques aliments, elle s’étendit sur le sable, sous sa tente, et tomba dans un profond sommeil, dont elle ne fut tirée que par cette exclamation échappée au plus bruyant enthousiasme :

— Cent mille millions de carabines ! la jolie créature pour une sauvagesse, sans t’offenser, mam’selle !

Meneh-Ouiakon s’était éveillée en sursaut. Elle bondit sur ses pieds avec la vivacité d’une panthère, et darda sur le perturbateur de son repos un regard incisif.

Aux naissantes clartés de l’aube, elle vit un personnage singulier, étirant complaisamment de longues moustaches jaunes, qui la contemplait avec une vivacité rien moins que modeste et dont le sens ne trompa point la jeune Nadoessis.

— Oui, là, vraiment, tu es fièrement belle pour une sauvagesse, et si tu avais seulement la chose de comprendre le français, nous nous entendrions bien vite, ma poulette, fit-il en étendant la main comme pour lui prendre la taille.

Sans rien dire, l’Indienne recula d’un pas ; mais le feu de ses prunelles s’était adouci.

— Quel malheur, poursuivit l’homme avec un accent de regret sincère, quel malheur que ça ne sache pas la langue des braves ! Sans cela, ma foi, je serais bien capable de lui offrir ma main, aussi sûr que je m’appelle Jacot Godailleur ! Mais, ajouta agréablement l’ex-cavalier de première classe, enroulant, de plus en plus belle, ses moustaches entre le pouce et l’index et en se balançant, d’un air conquérant, sur la pointe du pied, mais il y a un langage que saisissent tous les cœurs, blancs, rouges, jaunes ou noirs !

Et il se pencha, de nouveau, pour saisir Meneh-Ouiakon dans ses bras.

— Que désire mon frère ? demanda froidement celle-ci.

— Vous parlez français ! tu parles français ! elle parle français ! s’écria le dragon d’un ton aussi stupéfait que s’il eût entendu un quadrupède lui répondant dans sa langue.

Puis, après un moment de silence, donné à la surprise, il reprit avec la joyeuse insouciance qui lui était habituelle :

— Mais ça me va parfaitement. D’abord, sans vous offenser, comment vous appelle-t-on, mam’selle ?

Meneh-Ouiakon ne répliquant pas, Jacot Godailleur continua :

— Vous voudrez bien, n’est-ce pas, m’obliger, et je vous récompenserai comme vous le désirerez. Si le mariage même ne vous dégoûte pas, eh bien ! nous nous marierons, à la mode de mon pays ou du vôtre ; c’est-il dit ? Si vous êtes aussi bonne que vous êtes belle, je ne ferai pas un trop mauvais marché, après tout, car vous êtes tonnerrement taillée pour l’amour, ma petite. Jacot Godailleur, ex-cavalier de 1re classe au 7e régiment de dragons, s’y connaît, croyez-le.

— Mon frère, dit la jeune fille, est l’esclave d’un chef français ?

— Esclave ! moi ! jamais ! brosseur, à la bonne heure, et je m’en flatte, mam’selle. J’ai été le brosseur de mon mar’chef, un propre soldat. Le connaîtriez-vous ? alors, si vous avez eu l’avantage de lui plaire, je retire mes propositions. Sauf votre respect, mam’selle, je ne vais jamais sur les brisées de mes supérieurs. Mais, où est le mar’chef, dites ?

— Adrien Dubreuil est prisonnier, répondit Meneh-Ouiakon.

— Les brigands ne l’ont donc pas tué ? vous l’avez vu ? vous lui avez parlé ? quand ? où ? s’enquit l’ex-dragon avec une volubilité extrême.

— Je l’ai vu, je lui ai parlé, il y a trois nuits, dit l’Indienne.

— Où ? dites-moi où ?

— Aux îles des Apôtres.

— Connais pas, fit Jacot avec un mouvement des épaules. Mais, ajouta-t-il d’un ton suppliant, vous m’indiquerez le chemin.

— Non, dit Meneh-Ouiakon ; si mon frère désire être utile à son maître, il fera mieux de me suivre.

— Vous suivre ! mais j’irais au bout de la terre, sans vous manquer de respect, mam’selle. Car figurez-vous que j’ai été pris avec le mar’chef par ces scélérats d’assassins, que leur capitaine, un diable rouge, m’a mordu au cou, jeté à l’eau ; que je suis rentré à la nage dans le bateau, où j’ai retrouvé le mar’chef, mais pas pour longtemps, car, au milieu de la nuit, regardant par un panneau de la goëlette et voyant qu’elle voguait près de terre, j’ai pensé que je ne pouvais pas servir le mar’chef, tandis que je courais risque de me desservir beaucoup moi-même en restant sur le navire, et j’ai pris de la poudre d’escampette. Ah ! si j’avais su ! Je gagne le bord ; j’attends le jour pour m’orienter. Je découvre des tas de gens. Bon, je me dis, te voilà sauvé, Godailleur. Mais c’étaient des Américains qui travaillaient aux mines de cuivre. Ils ne me comprenaient pas, ni moi non plus. À grand’peine j’ai pu vivre depuis ce temps-là… Quel coquin de pays, sauf votre respect, mam’selle ! Ça ne fait rien, si le mar’chef ne vous a pas… vous m’entendez… et si vous pouvez me fournir le moyen de retourner en France… ma foi, mille millions de carabines, je vous épouse ! Mais, il paraît que vous me connaissez aussi !

— Je te connais, mon frère.

— Ah ! j’y suis, le mar’chef vous a parlé de moi !

— Ton chef m’a parlé de toi.

— Mais, sans vous offenser, fit alors Jacot Godailleur d’un ton méditatif, vous me tutoyez comme si nous avions été camarades de lit pendant tout un congé ; est-ce qu’il me serait permis de vous rendre la réciproque, sauf votre respect ?

Cette question saugrenue demeura sans réponse.

Meneh-Ouiakon ne l’avait pas entendue, tout occupée qu’elle était à examiner un point presque imperceptible sur le lac.

— Mon frère, dit-elle soudain, je vais chercher du secours pour ton chef. Es-tu disposé à m’accompagner ?

— À l’extrémité du monde, je le répète.

— Viens alors.

— Mais où irons-nous ?

— Au Sault-Sainte-Marie.

— C’est diablement loin, dit le dragon.

— Ton cœur est-il timide comme celui d’un lièvre ? Alors, reste ici.

— Pas du tout, pas du tout, riposta Jacot. C’est que ce n’est pas gai ici, ma colombe. J’aime bien mieux faire trois ou quatre étapes en tête à tête avec un aussi gentil compagnon de route.

Ce disant, le galant ex-cavalier de 1re classe se rapprocha de Meneh-Ouiakon dans l’intention de lui prouver qu’il était un digne appréciateur de ses charmes.

Mais elle se rejeta en arrière en s’écriant d’un ton noble et fier qui glaça les dispositions galantes de Jacot.

— Esclave, sois respectueux, si tu veux que la fille des sachems nadoessis te conserve une partie de l’amitié qu’elle a pour ton chef.

Ensuite, elle replia sa tente, plaça son canot sur sa tête sans prêter l’oreille aux instances de Godailleur, qui la priait de lui permettre de porter l’embarcation, et, d’un pas rapide, s’avança vers la cime du cap.

Émerveillé, fasciné, le dragon la suivit, en poussant, de temps à autre, des exclamations laudatives.

En moins d’un quart d’heure, ils atteignirent un terrain plat, marécageux, planté de saules, de trembles nains et de frênes.

À travers ce marais, qui pouvait avoir un mille d’étendue, et où s’élevaient, çà et là, des huttes de castors, serpente un ruisseau d’eau vive.

L’Indienne y lança son canot et s’y établit à l’arrière, sa pagaie à la main.

— Sauf votre respect, mam’selle, cette coquille de noix ne pourra jamais nous soutenir tous les deux ! dit Jacot d’un ton inquiet.

— Monte, mon frère, et ne crains rien.

— Du diable si j’oserais.

— N’aie donc pas peur !

— Mais ça va chavirer, reprit Godailleur qui, entrant dans l’eau jusqu’à mi-jambe, avait posé un pied dans le frêle esquif.

— Couche-toi à l’avant et ne bouge pas.

Jacot obéit, non sans trembler quelque peu, et le canot glissa dans la baie profonde formée par le lac Supérieur au sein même de la presqu’île Kiouinâ.

Le ciel était d’un bleu sans tache, l’air vif. On respirait, à pleins poumons, les fortifiantes senteurs des plantes qui commençaient à fleurir ; cent oiseaux, au brillant plumage, babillaient sur l’onde, ou voltigeaient, en caquetant, dans les branches des arbres ; Meneh-Ouiakon se prit à adresser sa prière à l’Éternel :

Rot Ko ni yest ne Ra nih ha,
Ne o ni Roe wâ ye,
Ne o ni ne sa da yough toun,

Ro ni gogh vi yough stouh…[3].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle achevait cette hymne si belle, si musicale en l’idiome dont elle se servait, quand le canot déboucha dans le lac Supérieur.

— Vous avez déjà fini, mam’selle ? demanda Godailleur d’un ton de regret. Je n’y ai pas compris un mot, mais ça n’empêche qu’elle est diablement harmonieuse, votre chanson, et si vous vouliez m’en dire encore un couplet ou deux…

— Mon frère, ne remue pas ainsi, car tu ferais verser le canot, dit Meneh-Ouiakon, à qui un mouvement du dragon avait failli faire perdre l’équilibre.

— C’est, répondit Jacot, que ça me transporte, saut votre respect, mam’selle.

L’Indienne ne répondit pas, et, malgré sa bonne envie de jaser, l’ex-cavalier de 1re classe ne réussit pas à lui arracher une parole pendant le reste de la journée.

Le canot, lourdement chargé, ne marchait pas au gré de l’impatience de Meneh-Ouiakon, qui se serait repentie d’avoir emmené Godailleur avec elle, si elle n’avait pensé qu’il l’aiderait près du père Rondeau, au Sault-Sainte-Marie.

À la nuit close, ils atterrirent à la pointe aux Gâteaux, près des îles Huron, pour souper et se reposer.

Jacot était moulu de fatigue, à cause de la position incommode qu’il avait dû observer. Mais, ignorant l’art de pagayer, il aurait plutôt gêné sa batelière, en cherchant à la seconder, qu’en se tenant couché au fond du canot.

Le lendemain, ils repartirent avant l’aurore et atteignirent, vers midi, le Détour, près de la Grande-Île.

Pour la première fois, l’ex-dragon vit une de ces merveilles que la Providence a libéralement semées dans le lac Supérieur et sur ses côtes.

C’est un vase en grès jaune, ayant vingt pieds d’élévation, douze de circonférence à son extrémité supérieure, et dont les dimensions sont aussi parfaites que celles d’une coupe de cristal taillée par un ouvrier habile[4]. Rien n’égale l’élégance de cette curiosité naturelle ; rien de comparable à l’étonnement qu’elle cause, si ce n’est, cependant, la série de prodiges de même espèce, dont elle n’est, en quelque sorte, que le prélude.

À six milles de là, vous trouvez l’Autel et l’Urne, deux nouveaux jeux de la nature ; un intervalle de cent mètres, coupé à distance égale par un ruisseau, les sépare. De même que le Vase, ils sont en grès jaune très-friable. Leur hauteur peut égaler dix mètres. L’Autel se compose de trois blocs. L’Urne est un monolithe dont le sommet a cinq mètres de rayon et le piédestal à peu près deux.

Dressés sur le bord du lac, eux aussi semblent défier la production humaine la plus parfaite.

Mais nous ne faisons qu’aborder ces monuments gigantesques de la puissance et de l’art divins.

Voici que se présentent les Ruchers-Peints, cet incroyable spectacle dont le lac Supérieur a l’unique privilége.

La rive méridionale croît, monte ; elle touche aux nues. L’orgueil de l’homme s’abaisse, il se rapetisse, il se replie, s’effraie devant la sublimité de la scène.

Ces rochers sourcilleux, suspendus dans les airs, couronnés par de sombres forêts de pins, troués à leur base par de noires cavernes où les eaux s’engouffrent avec des bruits plus effroyables que les roulements du tonnerre, et ces couleurs éclatantes, — or, argent, pourpre, azur, émeraude, — si savamment distribuées à leur face, tout concourt à troubler l’âme, à lui infliger le sentiment de son humilité et du pouvoir de l’éternel Créateur. Non seulement ces couleurs sont ombrées et fondues d’une manière surprenante, mais, comme le dit avec raison un voyageur américain, elles offrent, en quelques places, de véritables tableaux[5], dessinés sur le roc, avec une correction de lignes, une combinaison, un brillant de teintes, dont la contemplation ne fatigue jamais l’œil, et auxquelles l’esprit ne parvient jamais à s’accoutumer suffisamment pour les regarder sans que quelque crainte se mêle à son admiration.

Ici, c’est un paysage avec des arbres dont vous reconnaissez l’essence, le mur d’un parc ou d’un jardin, une pièce d’eau, et, tout à fait dans le fond, broute un troupeau conduit par un berger ; là, coulant du faîte des rochers, les eaux, trempées de minerai de fer ou de cuivre, ont peint un château gothique. Et quel château ! Un séjour de géants. Il a deux cents pieds de haut, ses fenêtres ogivales, avec leurs vitraux en losange, en ont cinquante ou soixante, et ses portes crénelées, flanquées de tourelles, une centaine au moins !

Passons à cette plaque de granit, veinée comme de l’agate et resplendissante de mille feux aux rayons du soleil. Le morceau embrasse vingt pieds carrés. Essayer de décrire la variété, la richesse de ses tons, impossible ! impossible ! l’imagination y échouerait elle-même.

Mais j’aperçois flamboyer, sur cet immense rempart, cette œuvre cyclopéenne dont l’étendue, l’altitude, trompent mes sens ; j’aperçois flamboyer un incendie. C’est une forêt en feu. La fumée roule en larges spirales ; à travers ses nuages épais scintillent des flammèches ; les arbres se rompent, ils chancellent, roulent à terre, des troncs embrasés s’échappent des tisons ardents ; ne vous semble-t-il pas entendre le bruit de leur chute… La conflagration brille au loin, elle nous poursuit, dévore tout sur son passage ;… mais enfin ses horreurs s’éteignent, se perdent dans de profondes et fraîches vallées, aux verts ombrages toujours riants, où l’on aimerait à se promener, à rêver, si le fracas affreux qui se fait sous les pas ne rappelait bientôt que toutes ces scènes, vallons, incendie, manoir, parc, troupeaux, ne sont que des fictions, des mirages décevants.

Notre vue s’est heurtée tout à coup aux lourdes assises du Château de Roche, qui mesurent trois cents pieds de haut et se réfléchissent à plus de soixante dans le miroir du lac, château tout hérissé de colonnes brisées, de décombres énormes, dont les arêtes saillantes, les gouffres informes, insondables, produits par l’accumulation des blocs tombés des caps voisins, donnent le frisson, le vertige, quand on plonge les regards à ses pieds.

Silencieusement, avec une éblouissante rapidité, le canot qui porte Meneh-Ouiakon et Jacot Godailleur a filé devant ce féerique panorama que l’ex-dragon voit se dérouler sous ses yeux avec un mélange d’étonnement et d’effroi, mais auquel l’Indienne ne prête pas la moindre attention.

Elle pagaie, pagaie de toute sa vigueur. Son bras fatigue la rame sans se lasser.

Parfois elle tourne la tête, fixe une seconde ses noires prunelles vers l’ouest où apparaît un canot monté par un seul homme, et murmure :

— C’est Judas. Je l’avais deviné à la pointe Kiouinâ ; je le reconnais maintenant. Il ne me reste qu’un moyen de lui échapper, c’est en me réfugiant sous la Portaille.

  1. Cette habitude de confier les troupeaux à la direction des chiens, sans le concours de bergers, est très-générale dans l’Amérique septentrionale. Sur le bord des fleuves, le bétail franchit souvent des espaces considérables à la nage pour aller paître dans les îles environnantes, et le soir il rentre sous la conduite du chien qui l’a guidé dans ses excursions fluviatiles.
  2. Pour la signification de ce terme, voir la première série des Drames de l’Amérique du Nord.
  3. Mot à mot :

    Au Père, au Fils, au Saint-Esprit,
    Le Dieu que nous adorons,
    Gloire soit, comme a été, est maintenant,
    Et sera à tout jamais.

  4. Nous croyons devoir faire remarquer que cette description, et toutes celles que l’on va lire, ne sont pas le fruit de l’imagination de l’auteur, mais d’une vérité que surpasse beaucoup encore la réalité. — Éditeur.
  5. Ces tableaux naturels, d’une grande régularité de dessin, ne sont pas rares en Amérique. Dans les Derniers Iroquois, j’ai déjà essayé de décrire celui que l’on remarque sur les bords si pittoresques du Saguenay.