Paysage de Grèce/03
Ville de fêtes, de jeux athlétiques, de pompes religieuses, Olympie était peut-être le lieu de toute la Grèce qui m’attirait le plus. Les Odes triomphales de Pindare me l’avaient parée de si éclatantes images ! Et j’avais feuilleté autrefois quelques-uns des livres somptueux qu’on lui consacra, — les planches, les illustrations, les descriptions des ruines et des statues : il m’en était resté un éblouissement.
L’histoire aussi me fournissait des motifs d’enthousiasme. A partir du VIIe siècle, cette bourgade de l’Elide a été véritablement le centre de l’hellénisme, centre religieux, centre civilisateur ! Autour du sanctuaire de Zeus, environné d’un grand nombre d’autres qui perpétuaient la mémoire des plus anciennes légendes, les Grecs des colonies, mêlés à ceux du continent, venaient, tous les quatre ans, fraterniser dans la communauté d’un grand culte. Ainsi se raffermissait en eux la conscience de la race. Le luxe qui se déployait dans ces panégyries solennelles, l’athlétisme, les courses, les expositions d’œuvres d’art, les récitations de poésies, de morceaux d’histoire et d’éloquence, toutes ces manifestations de la force, de la grâce, de la richesse, de l’intelligence helléniques exaltaient l’orgueil national. Il en résultait une ardeur d’émulation. Ceux qui avaient vu ces spectacles en rapportaient sûrement des exemples qui fructifiaient dans leurs lointaines patries. Olympie a contribué plus qu’Athènes elle-même à la diffusion de l’esprit grec.
On y accourait de toutes les contrées méditerranéennes, des villes opulentes surtout, — de Rhodes, de Cyrène, d’Agrigente, de Syracuse, de l’Asie Mineure et des îles de l’Archipel. Les Romains, à leur tour, y affluèrent, en curieux, en dévots aussi : car le sanctuaire d’Olympie n’avait d’égal en sainteté que celui d’Eleusis. Puis, la gloire de l’olivier olympique finit par les tenter, eux aussi. Néron, empereur du monde, voulut être couronné dans l’enceinte de Zeus, comme un bourgeois de Sicile ou de Béotie.
Le prestige des fêtes, qui se célébrèrent pendant plus de dix siècles dans ce petit canton de l’Elide, est resté si grand qu’aujourd’hui encore le seul nom de « jeux olympiques » attire dans la moderne Athènes tout ce qu’il y a d’Hellènes enrichis sur les bords de la Méditerranée orientale, sans parler des cohues de touristes occidentaux. C’est la même rivalité d’ostentation qu’au temps du bon Pindare, — une rage subite de jeter l’argent par les fenêtres, pour éblouir l’étranger, ou, plus noblement, pour faire honneur à l’Hellade immortelle…
J’arrivai à Olympie dans la seconde quinzaine d’août, à peu près à l’époque où se donnaient autrefois les jeux. Les moissons étaient finies, on commençait déjà les vendanges.
A partir de Pyrgos, le chemin de fer suit une jolie vallée couverte de cultures, avec des villages ensoleillés à mi-côte. Partout, à proximité de la voie, sur des aires en plein vent, des raisins séchaient, et les jonchées de grappes luisaient comme d’étranges mares violettes, dans le vert illimité des vignes.
Puis, à mesure qu’on se rapproche d’Olympie, la solitude se fait peu à peu, les villages disparaissent. On descend de wagon au milieu des champs, où, çà et là, se dressent quelques hôtels et de misérables auberges. Et, tout de suite, on a l’impression d’un pays doux, reposé, accueillant. Nulle part, en Grèce, je n’ai éprouvé un pareil sentiment de bien-être, de joie calme et grave. Ce coin de terre était à souhait pour servir de caravansérail à des foules religieuses.
Du haut de la petite colline du Kronion, on peut l’embrasser tout entier. On passe le ruisseau du Cladéos sur un pont de bois, on longe obliquement les ruines, et l’on monte sur cette butte arrondie et sablonneuse qui domine la vallée de l’Alphée. Tout modeste qu’il est, le Kronion m’avait charmé à première vue. C’était à l’heure du soleil couchant. Les pins, qui le revêtent du haut en bas, étageaient leurs longues tiges dans la lumière vermeille, comme des quenouilles d’émeraude. La masse harmonieuse des verdures chatoyait de reflets soyeux et chauds, et l’on songeait à un grand reposoir. De cet endroit, je sentis davantage la douceur pastorale et religieuse de la contrée.
Elle a bien changé, depuis les siècles de sa splendeur. Un tremblement de terre a bouleversé le niveau de la plaine, détourné le lit de la rivière, enfoui profondément les débris des constructions antiques. Mais l’aspect général est toujours le même sans doute. L’atmosphère et le décor de nature sont identiques.
En bas du Kronion, dans l’angle formé par le Cladéos et l’Alphée, j’aperçois nettement le quadrilatère de l’Altis, l’enceinte sacrée de Zeus, où, parmi les platanes et les herbes jaunies, bâillent les trous des fouilles, s’amoncellent les décombres. Rien ne se distingue, dans cette confusion de pierres, dans ce fouillis de plantes et d’arbustes, que le stylobate rasé du grand temple, les colonnes trapues de l’Héraion, l’arche voûtée du couloir qui conduisait au stade. Cet espace occupé par l’Altis et par les édifices groupés alentour n’est pas très considérable. Comme toujours, lorsqu’on se trouve en présence d’une ruine grecque, on s’étonne des dimensions restreintes.
À gauche, une échappée déplaisante sur un hôtel et sur le musée, — ce dernier hideux à voir : un pastiche de style dorique, polychrome, avec des applications en terre cuite !… Mais la vue gagne immédiatement les beaux horizons de la vallée, encore un peu nus du côté du couchant. De minces cordons de peupliers tracent des lignes grêles sur les crêtes des collines : c’est le peuplier blanc qu’on brûlait autrefois pour les dieux dans les sacrifices. En face, par delà les ruines, l’Alphée, divisé en plusieurs bras, répand ses eaux claires et paresseuses sur un lit de galets. Il arrose des champs de maïs, des prairies où pâturent des troupeaux. Une vieille barque sommeille dans une anse, au milieu de l’eau tout unie et moirée de mordorures. Derrière l’autre rive, — dominant des cultures et des terrains en Triches, des montagnes boisées dévalent en pentes douces.
Comme le fond de la vallée se dérobe, obstrué par d’épais rideaux de verdures, je descends de l’Altis, et, suivant une piste qui traverse le stade, — l’ancienne route de Pise, probablement, — je remonte le cours de la rivière. C’est un sentier délicieux en cette saison. Il est ombragé de figuiers, parfumé de menthe et de verveine. Des rigoles fraîches serpentent de tous côtés. Un ruisselet fait tourner la roue d’un moulin. Çà et là, quelques métairies, une pauvre auberge isolée, et, de loin en loin, des paysans qui poussent des à nés chargés de légumes… Et partout des pins à l’odeur chaude, capiteuse. Les pins foisonnent. Quelques-uns, très gros, ont leurs fûts entaillés et sillonnés de canaux, par où la résine s’égoutte dans un réservoir ménagé au pied de l’arbre. Elles sont gracieuses, ces petites auges moussues, où la sève des pins se recueille et s’épaissit, pareille à du miel dans des jattes. Le liquide onctueux est strié de veinules roses, et l’on dirait des filets de sang qui auraient coulé des blessures des troncs. On va, dans l’enchantement des odeurs et des ombrages. Les pommes écailleuses craquent sous les pieds. Des haies de myrtes s’étendent sur les deux bords du chemin, — et ce sont des fourrés de cystes et de térébinthes qui plongent leurs racines dans le sable et qui se pelotonnent comme de grosses bêtes velues. Puis, les vignes recommencent aux flancs des collines, et voici, de nouveau, les aires en plein vent, où sèchent les raisins violets.
Plus on avance, plus le pays devient pastoral. Bientôt, les cultures disparaissent tout à fait, refoulées par des marécages où pullulent les grands roseaux frissonnans du Midi. Les troupeaux de chèvres se multiplient. Je suis au seuil de l’Arcadie, la terre classique des bergers, et je pressens, là-bas, vers l’Est, toute une région âpre, dénudée et rocailleuse. Les montagnes s’élèvent et se resserrent, étranglant davantage la vallée. Dans le lointain, par delà les vagues ondulations des sommets, planent les pics bleuâtres du Ménale et du Pholoé…
Quand je repris le chemin d’Olympie, le soleil était couché. Des souffles humides montaient des pacages, des rizières et du fleuve assoupi dont je voyais briller, entre les branches, la face immobile et lunaire. Les grelots des chèvres tintaient faiblement, rumeur toute proche, perdue dans le silence déjà nocturne où se repliaient les sombres masses végétales. Mais, enflammant le ciel de nacre, des pourpres vives flottaient au-dessus des monts d’Arcadie. De légers nuages mauves s’étiraient autour du croissant, qui venait de surgir, délicat, limpide, comme avivé d’eau fraîche ; — et vers l’Ouest, à l’autre extrémité de la vallée, au bord des crêtes lointaines, les peupliers blancs découpaient de sveltes colonnes dans l’or rouge du crépuscule. La campagne suave devenait, à présent, magnifique. C’était un soir du Poussin, un paysage d’idylle qui s’achevait en apothéose. Tout resplendissait dans une vaste lueur vermeille, les ombelles des pins, les profondeurs moutonnantes des verdures. Au milieu des ruines, coupole d’émeraude dorée par le couchant, la colline du Kronion se voilait d’une brume imperceptible, comme un autel des sacrifices sous une fumée d’encens…
Cette vallée de silence, de recueillement et de piété était troublée, tous les quatre ans, par l’affluence des dévots et des gens de palestre. Sans doute, l’enceinte de Zeus n’était jamais vide, des pèlerins y défilaient quotidiennement, et la graisse des holocaustes ne cessait pas de grésiller sous les platanes de l’Altis. Mais, pendant la semaine olympique, — les jeux duraient cinq jours, — c’était un véritable envahissement. La vie régulière et monotone de la cité sainte en était suspendue.
Qu’on s’imagine, dans sa bigarrure, l’étrange ramassis de types méridionaux qui se pressaient, ces jours-là, autour du stade et de l’hippodrome ! Quel bariolage de physionomies et de costumes ! Ils étaient venus de l’Egypte, de la Cyrénaïque, de la Sicile, de l’Archipel et de l’Asie Mineure. La Grèce continentale fournissait à coup sûr le plus gros contingent : pugillistes, coureurs, éleveurs, propriétaires campagnards ou simples curieux. (Tous ne concouraient pas. Seuls, les Grecs d’origine avaient le droit de prendre part à la lutte.) Mais chacun des concurrens traînait avec soi un cortège de parens et d’amis, une domesticité nombreuse, des valets de pied, des cuisiniers, des cochers, des palefreniers. Et, quand un souverain venait briguer lui-même la couronne d’olivier, — un Hiéron de Syracuse, un Arcésilas de Cyrene, — il amenait sur ses navires une véritable cour de dignitaires, de familiers et de parasites. On ne pouvait loger tout ce monde, Olympie n’était pas une ville à proprement parler, mais une agglomération de sanctuaires… Il y avait bien le Prytanée pour les agonistes, les professionnels des jeux ; il y avait aussi, des écuries pour les chevaux, et, même à l’époque romaine, on hospitalisait les personnages de marque dans les bâtimens du Léonidaion. Mais les autres, — ceux des cohues anonymes, — ils campaient vraisemblablement sur les bords de l’Alphée. On dormait à la belle étoile : c’était au mois d’août. Il faisait chaud, les nuits étaient splendides. Ou appuyait sa tête sur une selle ou sur un bât de mulet, et, dans le vacarme des cris et des ustensiles entre-choqués, le frissonnement des sonnailles et la rumeur des chansons, on s’assoupissait, en rêvant aux magnificences des temples et aux spectacles passionnans du lendemain.
Il est nécessaire d’évoquer toute cette figuration bruyante, fastueuse et sordide, héroïque et triviale, pour prêter aux ruines d’Olympie une ampleur et un sens qui ne soient pas trop indignes de leur renom. L’actuelle et plate réalité déçoit cruellement les personnes dépourvues d’imagination.
Quelques fûts de colonne, quelques chapiteaux ébréchés, des tronçons de murs et de dallages, des trous, des fossés, — le tout envahi par les herbes, dans le désordre et la tristesse d’un terrain en friches, — voilà qui ne dit pas grand’chose aux esprits indolens et mal préparés. Et puis, c’est tellement petit ! L’Altis n’occupait guère que la moitié de la superficie déblayée par les fouilles, et ce chantier archéologique nous paraît déjà fort exigu. On se demande comment cette étroite enceinte a pu contenir tout ce que nous y décrivent les historiographes : six temples au moins, dont l’un, le temple de Zeus, presque aussi grand que le Parthénon, de nombreux autels, une série d’édicules, où chaque république avait son trésor particulier, un exèdre, des portiques, des trophées, des monumens votifs et tout un peuple de statues, — des statues de tout âge, de toute substance et de toute valeur, en telle quantité que le diligent Pausanias consacre à leur simple énumération des chapitres entiers. Et, chose surprenante, il s’y trouvait encore des arbres, parmi lesquels le fameux olivier, où l’on taillait des couronnes pour les vainqueurs. Dans sa poussée continuelle, la végétation des pierres ne parvenait pas à étouffer l’autre.
En somme, quand on essaie de se représenter l’Altis en son intégrité, l’image qui s’offre tout de suite et le plus naturellement, c’est celle d’un cimetière turc, où le pullulement des turbés et des stèles dispute la place aux cyprès, où l’enchevêtrement des lignes, le papillotement des dorures et des couleurs est si dense, si compact que l’attention en est accablée et que la surabondance du détail rend toute perspective impossible.
Cette impression d’engorgement, je l’ai déjà éprouvée à l’Acropole d’Athènes, — et, sur l’Altis, comme au pied du Parthénon, je sens le doute s’insinuer en moi… Du stylobate du grand temple, je considère les tables des abaques, les tambours renversés des colonnes, qui gisent au milieu des herbes. Ces fragmens sont en pierre coquillière du pays. Ils ont pris une vilaine teinte grise, et, sous l’action de l’air et des pluies, ils se sont creusés et déchiquetés comme des éponges. Je sais bien que tout ce gros œuvre de la bâtisse était stuqué, de manière à imiter le marbre. Mais ce n’est pas la qualité ni la couleur de la matière qui m’inquiète : ce sont les proportions, c’est le profil architectural !… A dix pas de l’endroit où je suis, j’aperçois debout deux colonnes doriques du temple d’Héra. Elles sont pesantes, écrasées, tout à fait dénuées de grâce ! Faut-il penser que le péristyle du temple de Zeus produisait le même effet de lourdeur et d’opacité ? Et je songe à tout ce que j’ai vu de colonnes dans les ruines de Grèce. A part celles du Parthénon, de l’Erechtheion et de la Victoire Aptère, toutes m’ont paru fort laides. J’avoue que je préfère de beaucoup à ce dorique trapu et un peu bête, le corinthien si élégant, si spirituel, parfois si magnifique de ces constructions romaines qu’il est de bon goût de déprécier comme monumens de décadence. En viendrons-nous donc à conclure que le Parthénon et ses deux satellites, l’Erechtheion et la Victoire, sont des exceptions dans l’histoire de l’art grec, des réussites qu’on n’a jamais pu recommencer, — et conséquemment que toutes nos généralisations, assises sur ces documens exceptionnels, n’expriment que des émotions littéraires, sans nulle valeur objective ?…
Comment savoir ? Comment deviner, dans son effet d’ensemble, l’aspect de l’édifice qui était là, sur ce soubassement dévasté, — de ce célèbre temple d’Olympie qui passait pour une des merveilles de l’Hellade ?… Les archéologues ni les architectes ne sont embarrassés pour répondre. Ils composent de belles planches coloriées, ils restituent de fond en comble et dans le plus petit détail. Mais, tout de même, on se délie, on reste incrédule. Quelle impression aurait faite sur nous, hommes du XXe siècle, ce temple stuqué, avec ses métopes, ses frontons et ses tuiles de marbre, ses peintures polychromes, ses applications d’or et de métaux ?… Je n’en ai qu’une idée confuse, — et je frémis, en me rappelant maintes églises italiennes également stuquées, dorées et mises en couleurs.
Quant à la statue chryséléphantine de Zeus, le chef-d’œuvre de Phidias, que l’on gardait au fond de la cella, derrière une tapisserie assyrienne, nous sommes encore réduits à des conjectures. Les descriptions d’auteurs anciens, les monnaies et les répliques ne nous donnent que les linéamens de l’effigie. En tous cas, la conservation de cette œuvre compliquée et de substance si délicate devait être un problème, un souci de tous les instans. On était obligé, paraît-il, de l’arroser d’huile pour que la chaleur de l’Altis ne fit pas éclater l’ivoire, et le liquide répandu se recueillait à la base du socle, dans une margelle en marbre de Paros. Il est vrai que c’était une coutume dévote, dans l’antiquité, d’oindre et de beurrer le visage des idoles, aux jours de fête. Cela ne choquait pas les anciens. Mais nous, modernes, nous eussions été fort surpris, je pense, devant un piédestal trempant dans un bain d’huile d’olive et devant une tête de Jupiter toute luisante de graisse.
Ajoutons que l’autel du dieu était un véritable bûcher, un brasier perpétuel enveloppé de fumées, entouré de flaques de sang et nageant dans les effluves gras des viandes rôties. Les vestiges en sont parfaitement reconnaissables aujourd’hui. Rien de plus primitif. L’autel proprement dit reposait sur une substruction en maçonnerie, de forme ellipsoïdale, et qui mesurait environ cent vingt-cinq pieds de circonférence. C’était un énorme tas de cendres et de charbons, exhaussé par les résidus et les ossemens des victimes et enduit de boue desséchée, sorte de mortier qu’on diluait dans l’eau de l’Alphée. Les bêtes étaient tuées en bas sur une plate-forme ménagée à cet effet, et, par des escaliers pratiqués à même la cendre, on portait les cuisses démembrées des animaux au sommet du bûcher.
Maintenant, ce n’est plus qu’un rond-point marqué par une bordure de pierre et tout fleuri d’ombelles et de folles-avoines. Mais, à me remémorer les détails réalistes du culte, je ressentis le petit frisson de répugnance qui me revint plus tard à Jérusalem, sous le rocher du Temple, lorsqu’on me montra le trou par où se déversait le sang des victimes… Après tout, c’est nous qui avons tort. Nous manquons d’habitude. A Constantinople, autour de la mosquée Mehmet-Fahti, personne ne songe à s’offusquer des boucheries, des tueries en plein air qui bloquent tous les abords de ce lieu saint, et c’est à peine si l’on se dérange pour laisser passer les chevaux d’abattoir qui plient sous des quartiers de viande et qui vous frôlent de leur charge saignante, sans exciter plus de dégoût que s’ils charriaient sur leurs dos des bottes de pivoines ou de roses rouges.
Or, à Olympie, il n’y avait pas que cet autel colossal. Il en existait une foule d’autres. On abattait et on égorgeait des bêtes dans tous les coins de l’Altis. On les brûlait sur des brasiers de peupliers blancs, où l’on répandait du lait, du vin, de la farine, de l’huile. Quelles fumées, quels mélanges d’odeurs hétéroclites ! Cela devait sentir le roussi, la friture, le graillon et l’encens. On respirait là, sans doute, la même atmosphère que dans les rues indigènes du Caire ou d’Alger, ces petites rues obscures, où des réchauds sont allumés devant les portes, où des encensoirs se balancent au bout de leurs chaînettes, et où les relens des cuisines huileuses se mêlent aux effluves des épices et des parfumeries.
L’affadissement du cœur qui vous prend alors s’atténue bien vite par le plaisir de savourer des sensations exotiques. C’est ainsi que, sur l’Altis, la perception de certains détails un peu rudes se tempérait en moi par la satisfaction de toucher du doigt quelques-unes des réalités d’Olympie et d’animer un instant, fût-ce dans ses parties les moins nobles, cet énigmatique et muet décor.
Mais à quoi bon toutes ces réserves ? Le plus ou moins de noblesse des mœurs se ramène à un étalon conventionnel : on en juge différemment suivant les époques. Il est certain d’ailleurs que les sacrifices et les rites cultuels étaient, aux yeux des pèlerins d’Olympie, l’affaire la plus importante de leur voyage et que toute la vie de l’Altis gravitait autour du grand autel de Zeus. Les Jeux ne venaient qu’ensuite.
Pour ces jeux, comme pour le reste, il est assez malaisé de tirer des notions précises d’une simple promenade à travers les fouilles. Sans doute, les points de repère ne manquent pas, mais les lueurs parcimonieuses qu’on découvre de temps en temps font paraître plus épaisses les ténèbres qui enveloppent tout l’inconnu… Voici cependant la palestre où les athlètes s’exerçaient avant la lutte, voici les thermes où ils se baignaient et se lavaient après leurs exercices. On peut même se faire une idée sommaire du Prytanée, où les administrateurs d’Olympie les hébergeaient. A l’intérieur, une cour avec un autel et un foyer : c’était la cuisine. Le fond de la cour servait de restaurant. De petites chambres, qui s’ouvraient tout autour de ce préau, formaient une série de dortoirs. Nulle apparence de luxe ni de confort ! Ce Prytanée n’était qu’un abri et un réfectoire temporaires.
A gauche, après le disgracieux temple d’Héra, les vestiges de l’exèdre construit par Hérode Atticus. Un aqueduc y déversait ses eaux dans un réservoir. Il y avait des statues dans les niches du mur semi-circulaire et, sans doute aussi, des sièges dans les entre-colonnemens : c’était un refuge, un petit coin de fraîcheur et d’ombre au milieu de ce parvis brûlant, où, du matin au soir, flambaient les bûchers des autels, où la réverbération des pavés et des marbres rendait la chaleur plus torride.
La terrasse des Trésors s’élève immédiatement au-dessus. Toujours des traces de fondations : rien de plus ! Ces trésors étaient des édicules de dimensions très exiguës, resserrés les uns contre les autres, assez semblables aux chapelles de nos cimetières. Je passe, je traverse le couloir voûté qui conduisait au Stade, je reviens par le portique d’Echo, qui occupait presque tout le côté ouest de l’Altis, et je m’enfonce dans des broussailles, des tranchées, des tas de décombres. Je suis sorti de l’enceinte, sans m’en apercevoir, et, tout en buttant contre des conduites d’eaux, des morceaux de dallage, des cordons de briques, j’erre un peu à l’aventure sur l’emplacement du Bouleutérion, du temple d’Hippodamie et de la Maison de Néron. Je m’arrête. Cette maison de Néron me fascine comme un lieu maudit. J’essaie de la deviner d’après les contours du plan assez nettement visible. Peine inutile ! Le schéma incolore que j’ai sous les yeux ne fait qu’irriter ma curiosité, comme le mystère même qui enveloppe encore aujourd’hui la destinée de ce fou monstrueux. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il vint ici, et que, par un de ces caprices dont il était coutumier, il s’y fit bâtira la hâte ce pied-à-terre où il ne demeura certainement pas plus de cinq ou six jours.
Il vint à Olympie en cabotin avide d’applaudissemens, en parvenu qui veut éblouir un pays pauvre par l’étalage du faste le plus insensé. Il y chanta, il ordonna même d’ouvrir tout exprès un concours de musique, — ce qui était, paraît-il, contraire à l’usage, — il s’exhiba en cocher sur un char attelé de dix chevaux, fit la culbute dans l’hippodrome, s’entêta à remonter et à reprendre les guides, et, finalement obligé de descendre, fut couronné quand même par un jury complaisant. Il laissa un cadeau à Jupiter, lui vola quelques statues, et, suivi de son cortège de parasites et d’eunuques, il repartit pour Rome, en coup de veut. Avec lui un tourbillon de démence avait passé sur la vallée paisible de l’Alphée ; le romantisme brutal et déséquilibré de l’Occident s’était abattu, pendant quelques jours, sur la terre classique de l’harmonie.
Il ne reparut jamais dans sa villa d’Olympie. Les loisirs lui manquèrent, et, sans doute aussi, le goût d’y revenir. Il avait dû s’y ennuyer, c’est probable ! Tout, dans l’Altis, ne pouvait que déplaire à cet être de violence et de démesure, tout y choquait ses instincts de mégalomane. Il trouvait cela petit, mesquin, misérable. L’art dont il était épris n’avait rien de commun avec celui de Phidias ; le calme paysage de l’Elide était un spectacle bien languissant pour ce perpétuel agité, et, lorsqu’il regardait le vallon de l’Alphée, sur la terrasse de son modeste logis, sans doute il rêvait déjà à sa Maison d’or, immense comme une ville, bariolée comme un bazar, et peuplée de bêtes fauves comme une ménagerie.
Pourtant, il ne nous sied pas trop de le mépriser, cet Italien corrompu, au cerveau de despote asiatique. Renan s’est plaint, dans des pages célèbres, d’apporter un « cœur gâté » aux pieds de Pallas-Athéna, — et c’est un peu le cas de nous tous. En vérité, le cœur et l’esprit d’un Néron étaient-ils plus gâtés que les nôtres ? Comprenons-nous mieux que lui cet art sobre et sévère, aux proportions tout humaines, qui enferma ses plus belles créations dans l’enceinte exiguë de l’Altis ? Serions-nous plus capables de nous plaire à Olympie ?… Je mets à part le paysage qui est charmant (et encore faut-il, comme moi, débarquer d’Egypte, à l’époque de la canicule, pour en goûter tout le charme) ! Mais si nous sommes francs, nous avouerons que, de cet art classique, nous ne pouvons guère aborder avec une relative assurance que la seule statuaire. Elle se livre plus facilement peut-être que l’architecture, trop éloignée de nos styles modernes et d’ailleurs trop mutilée par le temps, pour que nous en prenions une idée suffisante.
J’y réfléchissais, en contemplant, du portique d’Echo, quelques bases de statues disséminées parmi des débris informes. Ces blocs écornés, où se distinguent encore les caractères des inscriptions dédicatoires, c’est tout ce qui rappelle les innombrables statues cataloguées par Pausanias et qui faisaient de l’Altis un musée incomparable. Toutes les époques de l’art, toutes les écoles de sculpture s’attestaient ici par d’authentiques échantillons. On pouvait embrasser l’évolution entière de la plastique dans sa riche variété, cette variété qui déconcerte nos systèmes lorsque les hasards d’une fouille nous obligent à constater chez les artistes grecs une liberté d’inspiration, une fantaisie imprévues.
Au lieu de ce musée naturel et si copieux, nous n’avons plus, pour notre édification, que les salles indigentes du Syngrion, le musée artificiel construit sur l’autre rive du Cladéos. Encore que les prétentions architecturales en soient déplorables, il ne vaut ni plus ni moins, en soi, que les autres bâtisses du même genre. Presque rien de ce qu’on y voit n’est placé comme il convient. Les conditions de la vision étant changées, la physionomie des objets exposés se modifie, s’altère d’une façon déplaisante ou ridicule. Ainsi les frontons du temple de Zeus ! Toute cette vaste composition était faite pour être considérée de loin, pour pyramider de haut. On nous la montre maintenant à hauteur d’appui. Ce rapprochement, contraire à la volonté des sculpteurs, supprime la part d’illusion nécessaire aux effets de la plastique. On comprend bien que ce sont là d’admirables morceaux, mais il faudrait un peu de recul et d’espace, pour pallier la dureté des lignes, la raideur et la lourdeur archaïques des formes et des ensembles. L’Apollon qui se dressait au centre du tympan oriental et qui, d’un geste si roide, étend son bras sur la bataille des Centaures et des Lapithes, l’Apollon gagnait certainement à être vu au sommet d’un édifice. A dix pas, il paraît gauche et brutal. Ce front bas, ce nez court, cette lèvre pendante sont d’un athlète de la plus basse sorte, et non du dieu de la lumière. Peut-être que l’éloignement l’idéalisait et que cette figure, presque bestiale dans un musée moderne, était seulement énergique et majestueuse au fronton d’un temple !
Il faut répéter les mêmes regrets à propos des plus purs chefs-d’œuvre emprisonnés au Syngrion. Cette claustration dans des salles grises et nues leur ôte une bonne moitié de leur signification et de leur valeur. Oui ! c’est sur l’Altis, l’Altis intacte, avec tous ses temples et toutes ses statues, qu’il aurait fallu voir l’Hermès de Praxitèle et la Victoire de Pœonios. Ces belles œuvres, ces corps nus ou revêtus d’étoffes transparentes, n’acquéraient tout leur sens et tout leur prix qu’en plein soleil, dans le voisinage d’autres statues ou de motifs architecturaux, dont le style s’apparentait au leur. Ici, au musée, ce ne sont que de superbes académies qui ont l’air d’attendre des élèves dans un atelier désert.
Malgré tout, la Victoire me parut admirable, plus simple et plus grandiose que celle de Samothrace. On prétend qu’elle vole ou qu’elle déploie ses ailes pour s’envoler. Je ne le crois pas. La conception du sculpteur fut, selon moi, beaucoup plus hardie. Il a voulu donner à la fois l’impression du vol qui finit et de l’immobilité qui commence. Les ailes sont encore déployées ou battent faiblement, mais le bout des orteils effleure déjà le sol. En réalité, la messagère divine va se poser. Ce qui le prouve, c’est la position naturelle des épaules et des seins. Le buste est déjà dans l’attitude du repos. Au contraire, chez la Victoire de Samothrace, dont tout le corps est tendu pour l’essor, les épaules et les seins sont violemment remontés et comme sollicités vers l’espace par les leviers formidables des ailes.
Pour bien saisir, dans toute sa beauté, ce mouvement de descente triomphale, il est nécessaire de rétablir en imagination la Victoire de Pœonios sur son piédestal triangulaire. Elevé en face du grand temple, il atteignait presque la hauteur des métopes. Du portique d’Echo, j’aperçois ce socle monumental et j’essaie de me le représenter avec sa statue. Les ailes ouvertes, la déesse glissait dans l’air bleu, comme un oiseau qui s’abat sur une roche. Sa jambe robuste, avancée avec décision, prenait fortement possession du sol. Et rien que ce geste annonçait la Victoire fidèle qui s’établit sur une terre, et non l’inconstante Fortune qui ne se fixe un instant que pour s’envoler plus vite.
De grandes ailes qui palpitent, une forme puissante et légère qui s’abaisse et qui plane encore, des draperies flottantes, une main souveraine tenant la palme ou la couronne, ces symboles de gloire, à peine évoqués, me transfigurent la désolation de l’Altis. Ils m’aident à concevoir l’image idéale que j’en veux emporter. Je vois un bosquet de platanes, d’où émergent les acrotères et le fronton d’un temple dorique, des statues à demi cachées par les troncs des arbres : blancheurs immobiles sur qui tombe un rais de soleil et qu’animent les reflets tremblans des feuilles ; des éclairs de marbre et de métaux précieux au fond de la pénombre verte, et, par-dessus les fumées des autels, en face du Kronion tout éclatant sous les aiguilles d’or de ses pins, la calme Victoire qui descend les escaliers de l’azur !
Je m’illusionne à plaisir, je le sais ! Qu’importe, après tout, puisque j’en ai conscience et que je puis toujours, si je le veux, franchir la distance qui sépare mes songeries de la réalité ?
Mais il fait trop chaud, à cette heure-ci du soir, sous le portique d’Echo qui est exposé au couchant. Les pèlerins devaient y rôtir. C’est le matin seulement qu’on y était au frais. J’émigré vers le mur opposé de l’Altis, et je m’assieds sur une pierre, à côté de la Porte des Processions.
La Voie sacrée, la Porte des Processions, tous ces mots pompeux ont de si magnifiques résonances pour les oreilles modernes ! Rien qu’à les entendre, on s’imagine tout de suite des propylées flanqués de colonnes et de statues, de vastes déambulatoires, où des foules circulent avec lenteur, rythmant leurs pas au son des flûtes et des lyres et portant des rameaux noués de bandelettes. Illusion encore, j’en ai peur ! La Porte des Processions, près de laquelle je me repose, est une simple ouverture pratiquée dans l’enceinte de l’Altis et tout juste assez large pour laisser passer le bœuf du sacrifice. Une demi-douzaine de personnes, tout au plus, y compris les victimaires, accompagnaient probablement l’animal jusqu’au pied de l’autel… C’est ainsi que, perpétuellement, les mots nous abusent : ils n’ont plus pour nous le même sens que pour les anciens, et notre imagination égarée par eux nous entraîne sur de fausses pistes. En dépit de toutes les découvertes de l’archéologie, de tout l’effort historique du siècle dernier, l’idée que nous avons de la Grèce antique est peut-être plus conventionnelle que celle de nos classiques du XVIIe siècle.
Avouons-le : notre Grèce à nous, c’est celle du Louvre ou du British Museum. Une vingtaine de statues ou de bas-reliefs, quelques vases peints, les inévitables figurines de Tanagra, et, dominant le tout, l’éternelle frise des Panathénées. C’est une Grèce de théâtre, une Grèce de tragédie ou d’opéra. Quand nous voulons nous figurer les hommes de ces temps héroïques, ce que nous voyons, c’est M. Mounet-Sully en Œdipe-roi, brûlant les planches du feu de sa fureur, ou Mme Bartet gémissante et enveloppée de voiles. Il est certain pourtant que les attitudes de ces acteurs, leurs costumes, les figurations qui les encadrent, composent un spectacle très réussi, et souvent fort beau. On soupçonne seulement que cette beauté tout extérieure n’est qu’un plaisir pour les yeux, qu’elle est extrêmement factice et à peu près vide de réalité. Sans doute, le théâtre tragique est le lieu de l’idéal ! Mais je me plains d’un trop grand écart entre cet idéal et la vérité historique, ou simplement humaine.
Pour ce qui est de la couleur locale, toujours si difficile à reproduire exactement, j’en ferais assez volontiers bon marché et je n’en parlerais même pas, si les prétentions de nos costumiers, de nos décorateurs et de nos auteurs ne m’y obligeaient. On affiche hautement la volonté de serrer la vérité locale et historique d’aussi près que possible, et, dans la pratique, on traite cette vérité avec une déconcertante fantaisie. On joue Œdipe et Phèdre, sujets qui se réfèrent à l’antiquité la plus lointaine et la plus légendaire, dans des décors et avec des costumes du Ve siècle, quelquefois légèrement archaïsés. Ou bien, on s’enhardit jusqu’à copier les frisures et les tresses, les himations à plis tuyautés ou ondulés des Korès du musée d’Athènes. Nous voilà rejetés d’au moins cent ans en arrière ? Cependant il faudrait une règle fixe pour chaque milieu, chaque nouveau stade de civilisation. Laquelle va-t-on adopter ? Par exemple, pour les drames légendaires, choisira-t-on la période mycénienne comme étalon approximatif de la couleur locale ? Le choix serait assurément fort contestable. Se bornera-t-on à reprendre le costume tout conventionnel en usage sur les théâtres grecs de l’époque classique : la robe traînante, les brodequins, la haute perruque, les étoiles voyantes et chamarrées de broderies ? Nous trouverions cela fort laid, et ce serait encore arbitraire. Le plus simple est de faire par principe ce que l’on fait instinctivement aujourd’hui, de sélectionner, dans l’antiquité grecque prise en bloc, les formes qui nous paraissent les plus heureuses, celles qui flattent le plus notre oui, et d’en composer un spectacle de beauté.
Mais comment animer ce spectacle ? comment y introduire l’image vraisemblable d’une humanité primitive, lointaine, qui, néanmoins, ne soit pas complètement étrangère à la nôtre ? Dans un opéra, la question est vite tranchée. La musique, de par son essence même, simplifie tout, supprime les différences de temps et de milieu. Mais, dans une tragédie, il en va tout autrement. Il y faut une psychologie, bien caractérisée, ou autrement l’œuvre dégénère en poème allégorique, en symbolisme creux.
On répond à cela que nous possédons, sur l’âme grecque, des documens positifs et de première main, — à savoir toute la bibliothèque des auteurs anciens. Mais est-on sûr de les bien comprendre ? Savoir lire un texte, y percevoir seulement ce qu’auraient perçu les contemporains eux-mêmes, voilà qui est excessivement rare. On affirme qu’un des grands mérites du XIXe siècle, c’est d’avoir appris à déchiffrer avec méthode les documens du passé, d’en avoir mis en quelque sorte l’intelligence à la portée de tous. En réalité, il s’en manque de beaucoup. Outre la compréhension d’une foule de particularités ethniques ou psychologiques qui échappent souvent aux plus érudits, trop d’autres détails se dérobent ! (Nous ne saurions même pas jouer une tragédie de Racine selon le véritable esprit du temps.) Mais ce qui rend un drame d’Eschyle ou de Sophocle à peu près inintelligible, c’en est précisément l’essentiel ; c’est la difficulté de pénétrer dans des âmes dont nous sommes séparés autant qu’on peut l’être par notre éducation et par les conditions de notre vie. Nos gens de lettres d’aujourd’hui ne comprennent même pas le peuple qui les entoure. Ils s’en font l’idée la plus fausse, la plus romanesque, la plus littéraire. Comment auraient-ils le moindre soupçon de ce que fut un héros grec primitif, un Achille, un Agamemnon ?…
Pour peu que nous nous donnions la peine de réfléchir, nous reconnaîtrons que cette divination est très difficile et que l’entreprise est presque décourageante. L’écriture, comme la ruine, ce n’est plus que la coquille de l’homme d’autrefois. Par delà les phrases qu’il a tracées, — et dont nous ne pouvons saisir le sens que d’une façon grossière, — on voudrait entendre sa voix, entrevoir son geste, et, pour tout dire, retrouver son Ame passionnée et vibrante ! Le phonographe et le cinématographe accorderont peut-être une satisfaction de ce genre à nos descendans. Le plus intime et le plus vrai de nous-mêmes ne sera peut-être pas tout entier perdu pour eux. Mais les anciens, comment les rejoindre ? Quel instrument merveilleux nous livrera l’accent de leur émotion, l’intonation et le geste qui conféraient aux mots antiques leur juste valeur ? N’existe-t-il pas une matière sensible, toujours vivante, ou l’âme des siècles morts a déposé une empreinte plus certaine et plus profonde que dans les livres ?… Pour moi, je crois que cette empreinte existe quelque part, si effacée, si altérée qu’on voudra !
Il y a d’abord, dans le Péloponnèse, des pays entiers, comme le Magne et la région du Taygète, où les pâtres et les paysans sont restés païens jusqu’au milieu du moyen âge. Ils le sont peut-être encore sous les espèces d’un christianisme réduit aux pratiques d’une dévotion toute formelle. Un œil exercé, une oreille un peu fine, un esprit habitué à comparer les divers types ethniques du bassin méditerranéen reconnaîtraient facilement, dans leurs gestes et dans leurs paroles, ce qui appartient à la politesse et à la cautèle diplomatique de Byzance et ce qui sort du terroir, — l’âme simple et à peu près immuable d’une race de pasteurs qui a toujours vécu de la même vie, dans les mêmes montagnes et sous le même ciel.
Mais il est un champ d’observation beaucoup plus vaste et peut-être plus sûr : l’Islam ! — Je sens bien tout ce que ma proposition ainsi formulée peut offrir d’apparences paradoxales. Et cependant, je m’en suis convaincu par de nombreuses expériences, par un contact prolongé avec les Musulmans, c’est parmi eux, parmi ceux qui sont restés vierges de toute influence européenne, que se conservent les mœurs les plus approchantes des mœurs grecques antiques. S’il y eut autrefois une civilisation commune dans le bassin de la Méditerranée orientale, c’est l’Islam, héritier de l’Empire et demeuré hostile aux innovations de l’Occident, qui en a le mieux gardé l’esprit et les traditions, — l’Islam des rivages et des villes maritimes. Et, d’autre part, c’est encore chez les bergers et les nomades, les chefs militaires et féodaux des régions sahariennes ou du désert de Syrie que l’on se formera l’idée la plus plausible de ce que put être un héros, un roi ou un pasteur homérique.
Évidemment, je n’ai à fournir aucune preuve matérielle de ce que j’avance. C’est seulement chez moi une présomption très forte, une intuition confirmée par une foule d’analogies… Lorsque, à Alger, j’entrai pour la première fois dans un bain maure, j’eus immédiatement la sensation d’un recul violent à travers les siècles. J’étais dans la Home impériale, ou dans une grande ville de l’Empire, et le spectacle que j’avais sous les yeux, — les esclaves demi-nus, les hommes drapés de blanc qui jouaient aux osselets sur le marbre tiède des portiques, — c’était le spectacle qu’on pouvait avoir, dix-huit cents ans plus tôt, dans les thermes d’Hippone ou de Césarée de Mauritanie.
Les fêtes musulmanes auxquelles j’assistai, me restituèrent aussi quelque chose des fêtes antiques. Avec nos idées modernes et latines, nous ne concevons une fête religieuse que comme une mise en scène esthétiquement ordonnée, comme une manifestation pompeuse et réglée dans le plus petit détail. Je suis sûr que les Grecs anciens, comme les Musulmans, y mettaient beaucoup plus de bonhomie et de sans-façon. Pas d’unité, pas de symétrie, pas d’alignement rigide, mais un aimable désordre et le plus complet laisser aller !
Ce sont les mœurs principalement, — les mœurs pastorales et patriarcales de nos Arabes ou des Bédouins de Syrie, — qui me frappèrent comme une survivance de la primitive humanité homérique ou biblique. Déjà, Fromentin l’avait remarqué, lors de son séjour à Laghouat, — et il a développé cette remarque dans des pages qu’on n’a pas assez méditées. Qu’on dépouille, — disait-il, — l’Arabe du Désert des quelques singularités qui éblouissent les amateurs de couleur locale, qu’on fasse la part de l’exagération et de la crudité africaines, et il restera un type humain très proche de celui de l’Iliade ou de la Genèse !
S’il en est ainsi, je voudrais que ceux qui continuent à écrire des tragédies grecques ou à les interpréter, ne se contentent pas de feuilleter de gros ouvrages savans, de visiter les musées et les collections, mais qu’il s’en aillent en Orient, qu’ils s’installent pour plusieurs mois à Damas, à Assouan, à Biskra, qu’ils regardent et qu’ils étudient ceux qui passent à pied dans les rues, ou à cheval dans les steppes, ceux qui sont accroupis sur les divans des bains ou sur les nattes des cafés. Ils verront là des gens qui savent encore se draper, qui n’ont pas besoin d’un costumier assisté d’un membre de l’Institut pour être habillés aussi noblement que les plus belles statues grecques. Ils surprendront, sur le vif, les mouvemens d’une humanité agile et vigoureuse ; comme les plus fins animaux, élégante comme les plus vieilles aristocraties. Ils entendront le cri de la joie et de la douleur héroïques, le sanglot misérable ou la jubilation grossière de l’esclave et du fellah !… Et s’ils ont peur d’oublier chez ces barbares le sens de la mesure et de la vérité antiques, qu’ils viennent, durant quelques jours, respirer l’air d’Olympie et écouter l’harmonieux conseil qui monte de ses ruines et de son fleuve arcadien ! J’en suis convaincu, de ces voyages et de ces méditations, il sortirait certainement autre chose que des fantaisies d’esthètes ou de lourds cauchemars de bibliothécaires !
La nuit descend sur l’Altis, les pins du Kronion ont perdu leur dorure, et les champs des ruines, l’Alphée, les montagnes et les bois, tout s’ensevelit lentement sous la montée des brumes. De la Porte des Processions, je ne distingue plus que les ondulations des décombres et les deux colonnes jumelles du temple d’Héra.
C’était l’heure où l’athlète olympionique venait rendre grâce de sa victoire, devant l’autel de Zeus. Escorté de ses amis, la couronne d’olivier sur la tête, il arrivait du stade par le couloir que j’aperçois de ma place. Il avait repris ses vêtemens habituels et, pour ne pas se refroidir, car il était encore en sueur, il avait jeté son manteau sur ses épaules. La petite troupe, poussant des acclamations, s’acheminait vers l’énorme brasier en forme de tour, dont le faîte enveloppé de fumées perpétuelles rougeoyait dans l’ombre. Les cuirs souples de leurs chaussures claquaient allègrement sur les dalles. Ils s’arrêtaient au bord de la plate-forme des sacrifices, le victimaire y couchait le taureau et l’aulète accompagnait de sa flûte le refrain consacré que les jeunes gens répétaient en chœur :
- Salut, prince Héraklès, à la bonne victoire !
- Salut à toi et à ton cocher, lolaos !…
Les hiérodoules démembraient l’animal. C’était fini !… A la lueur des autels brûlant sous les platanes, on s’en revenait souper dans la salle commune du Prytanée, avec les autres athlètes.
Et c’est tout ce qu’Olympie accordait à ses vainqueurs, en attendant le retour triomphal dans les patries, les fêtes publiques et l’hymne de Pindare. Ici, rien qu’une branche d’olivier, le sang d’une bête égorgée, une courte chanson et la mélodie grêle d’une flûte, à la tombée du crépuscule !…
Après l’Alphée, je n’aspirais plus qu’à la fontaine de Castalie. Eleusis, Olympie, Delphes, c’étaient les trois grandes étapes des pèlerins antiques. Au sortir de l’Altis, on ne peut espérer des émotions plus fortes que sous le laurier de Pythô, dans l’enceinte d’Apollon delphien.
La chaleur était cruelle. De cette course hâtive le long de l’Achaïe vineuse, je ne me rappelle rien que l’accablement d’une interminable après-midi d’été, sous la tête d’un wagon chauffée à blanc, et, de temps en temps, quand je sortais de ma torpeur, la profusion des grappes suspendues aux ceps, ou séchant sur des aires, au bord de la voie. Je n’avais jamais vu si regorgeantes vendanges.
Il faisait nuit, lorsque j’arrivai à Patras, où j’allais attendre le bateau d’Itéa, l’escale de Delphes. Le lendemain, au petit jour, nous entrions dans la baie de Salone : le Parnasse était en vue.
Ce fut étrange et grandiose. Dans le froid vif du matin, la mer plate comme un miroir d’argent serti entre les découpures des rivages, les anses solitaires, les promontoires décharnés, les montagnes étagées en une succession de cirques farouches, — toute cette immense étendue semblait frappée de mort : on aurait dit un grand paysage gelé. Pas d’ombres sur ce désert âpre de montagnes et d’eaux ! Le soleil était encore derrière l’horizon, et la lumière débile répandait une pâleur uniforme sur les roches toutes nues et sur la mer inerte et sans couleur. Pas de bruit non plus ! Un silence qui pesait comme un air d’orage et que rompaient seulement, par intervalles, des chants de coqs, stridens et clairs !
Le navire se rapproche… Au fond d’une baie, arrondie comme un lac, quelques maisons blanches s’ordonnent en avenues rectilignes, un campanile surgit : c’est Itéa, la bourgade où je vais descendre. Par derrière une plaine resserrée, une mince bande d’or qui s’allonge entre des parois de marbre jaune. Et, tout de suite, surplombant des écroulemens rocheux, la muraille du Parnasse avec sa double Corne. Delphes est là-haut, cachée dans un creux de la montagne apollinienne. De ce repaire inaccessible, l’Archer divin domine tout ce pays stérile et magnifique, que le feu de sa fureur paraît avoir dévasté pour toujours.
Nous montons vers la ville sacrée…
Cette montée de Delphes, je m’y étais préparé en un pieux recueillement. Des phrases de notre Michelet hantaient ma mémoire, et je retrouvais presque les mots de l’exhortation muette qu’il met dans la bouche des vainqueurs pythiques, — statues sans nombre groupées sur la terrasse du temple : « Approche ! disent-ils au pèlerin adolescent, approche et ne crains rien ! Vois ce que nous étions, d’où nous partîmes et où nous sommes… Fais comme nous. Sois grand d’actes et de volonté. Sois beau, embellis-toi de formes héroïques et d’œuvres généreuses qui remplissent le monde de joie… Travaille, ose, entreprends ! Par la lutte ou la lyre, chantre, athlète ou guerrier, commence ! Des jeux aux combats, monte, enfant !… »
O romantisme, ô puissance d’illusion ! Les belles imaginations généreuses du dernier siècle agrandissent et transfigurent tellement les choses qu’on ne les reconnaît plus. Hélas ! une minute de réflexion suffit pour dissiper le mirage !
Je ne sais ce que pensaient les brutes admirables qui s’assommaient là-haut, dans le Stade, ou les enfans grecs qui montaient à Delphes avec leurs parens. Mais je crois sans peine que cette ascension devait être longue et pénible, souvent même dangereuse. Aujourd’hui, une assez bonne route a remplacé les sentiers de traverse et les chemins muletiers d’autrefois.
Nous parcourons d’abord la campagne d’Itéa, la plaine d’or que j’avais saluée du bateau et que je me représentais comme entièrement privée de végétation. Elle est coupée, çà et là, de maigres vergers, de clôtures en pierres sèches ; elle est plantée aussi d’oliviers qui s’enfoncent à la débandade jusque dans la gorge sauvage du Plistos. A gauche, parmi des terrains couleur d’ardoise, légèrement teintés de rose, nettoyés comme une aire de grange, les maisons d’Amphissa s’éparpillent. Puis, ‘tout à coup, la route s’élève, s’engage dans les escarpemens qui forment les assises du Parnasse. L’aspect des lieux se modifie, les pentes, presque verticales, que nous contournons ont pris une teinte de cendre, les arbres deviennent rares. Il n’y a plus que des broussailles, des herbes brûlées, et, de loin en loin, des figuiers qui se nourrissent encore des infiltrations hivernales.
Par des lacets interminables, nous allons et revenons continuellement. Nous montons pendant plus de deux heures, jusqu’au moment où nous atteignons la Delphes actuelle, — toute blanche, toute coquette avec ses maisons neuves que l’argent français a payées. Car, ces derniers temps encore, elle occupait le sol même et recouvrait les vestiges de la ville antique. Lorsque notre École d’Athènes entreprit les fouilles, il fallut exproprier les habitans qui se transportèrent à quelques cents mètres plus loin, du côté d’Itéa.
Au sortir du village, la route qui semble barrée par un vaste horizon montagneux, oblique brusquement à gauche. Le coup de théâtre est si soudain, si imprévu qu’on en éprouve un moment de stupeur. On tombe dans une espèce de défilé en demi-lune, fermé à l’autre extrémité par le double mur des Phédriades et suspendu au-dessus d’un ravin à pic… Une étroite terrasse écrasée sous une chute de roches perpendiculaires et qui s’abîme dans un précipice, — voilà Delphes, l’antre d’Apollon, le nid d’aigle où, comme un voleur de grands chemins, l’Archer céleste se tenait embusqué !
On a l’impression d’entrer dans un coupe-gorge.
En tous cas, la terrasse de Delphes est éminemment propice aux embuscades, et rien ne devait être plus facile à défendre que ce corridor tortueux, qui s’étrangle à chaque bout entre de hautes coulées rocheuses. Un tel avantage le désigna sûrement à la prudence des prêtres et aussi des peuples, pour y bâtir un sanctuaire. Apollon était riche. Autour de son temple, s’amoncelaient des offrandes accrues de siècle en siècle par la piété des pèlerins, la munificence ostentatoire des souverains et des républiques. Il fallait, autant que possible, soustraire tant d’or et de choses précieuses aux convoitises des brigands, des aventuriers, des envahisseurs étrangers. C’est donc tout d’abord pour des motifs d’utilité qu’on abrita le dieu pythien derrière cette farouche clôture de rochers, et non point pour des considérations toutes littéraires que nous, modernes, nous sommes trop enclins à déduire de la sauvagerie lumineuse du paysage et de son affinité avec le caractère de l’Apollon primitif… C’est cela qui frappe immédiatement, lorsqu’on arrive à Delphes : le hérissement belliqueux, l’altitude inexpugnable dû site ! La différence avec Olympie saute aux yeux, — Olympie, la ville des fêtes fraternelles, dont la vallée riante s’élargit et se pare tout exprès, pour recevoir et pour charmer les foules. Delphes, au contraire, est comme ramassée et repliée sur son trésor. Au lieu d’attirer, elle repousse. Son dieu avare menace d’une mort certaine quiconque s’aventure, avec de mauvais desseins, dans la caverne où il se tapît.
Quelquefois, la nature elle-même venait au secours d’Apollon attaqué. Hérodote nous raconte que, pendant la seconde guerre médique, un détachement de l’armée perse fut écrasé et rejeté dans le ravin de Castalie par d’énormes blocs qui se détachèrent du Parnasse. Secours dangereux qui pouvait se retourner contre la ville sainte ! En réalité, la terre de Pythô n’est pas sûre ! Elle tremble continuellement. Les sources sulfureuses qui affleurent à sa surface attestent la proximité d’un foyer volcanique encore en activité. Lorsque j’y étais, — tout à coup, par un ciel absolument pur, sans le moindre indice précurseur, — un grondement sourd retentit, pareil à un roulement de tonnerre. Une secousse suivie d’un fracas d’explosion se propagea à travers la terrasse, et les colonnes restaurées frémirent sur leurs bases… D’un jour à l’autre, toutes ces ruines qu’on a si laborieusement exhumées peuvent disparaître encore une fois, ou rouler dans la gorge des Phédriades.
Pour les anciens, ces grondemens souterrains étaient la manifestation terrible de la présence des dieux. La montagne fatidique tremblait, tout entière, entre leurs mains. Delphes était un lieu de terreurs religieuses : épouvantes devant la colère divine, qu’on entendait tonner et se répercuter dans les échos de la gorge sinistre, — épouvantes devant les révélations de l’oracle que l’on venait consulter, le voile de l’avenir pouvant se déchirer sur des catastrophes, des engendremens de crimes involontaires. Et Delphes exerçait aussi un magistère moral qui effrayait les mauvaises consciences. Elle excluait les grands coupables, les sacrilèges et les parricides. Néron, se souvenant de sa mère, n’osa pas franchir le seuil du temple d’Apollon.
Ce lieu sévère a pourtant une grâce : Castalie, la source très pure qui descend du Parnasse et qui partageait avec Cassotis, — une autre petite source plus proche du temple, — le privilège de favoriser l’inspiration poétique. C’est un mince filet d’eau qui filtre goutte à goutte du flanc de la roche Hyampeia, la sombre muraille dressée à l’Est de la terrasse delphique. L’eau se recueille dans un réservoir pratiqué à même le rocher et, de là, elle se répand dans un bassin quadrangulaire, qu’on appelait le Bain de la Pythie. La paroi supérieure est percée d’une foule de niches de toute dimension, les unes assez grandes pour recevoir une statue, les autres, minuscules comme des nids d’abeilles, où brûlaient des lampes perpétuelles. En somme, une piscine de Lourdes, moins les vertus médicatrices ! Elle en avait d’autres : elle était inspiratrice et purifiante. Les sibylles devaient s’y plonger chaque jour, avant de s’asseoir sur le trépied, et les pèlerins n’étaient admis à l’intérieur du temple, qu’après y avoir fait leurs ablutions.
Aujourd’hui, elle n’abreuve plus que les mulets des paysans qui descendent vers les bourgs d’Itéa ou d’Arachova, et son trop-plein s’emploie à faire pousser un magnifique platane penché tout au bord du ravin des Phédriades. Sous ce platane géant, dont les branches recouvrent la largeur de la route, il y a une hutte en planches avec des bancs rustiques, où l’on vous sert un loukoum sur une soucoupe et un grand verre d’eau froide puisée à l’instant même dans la fontaine. C’est un berceau délicieux pour se reposer, en été, et un endroit commode pour admirer les sombres entassemens du Parnasse et toute cette ceinture de pierres arides et brillantes dont il presse l’enceinte inclinée de Pythô.
Ce Parnasse abrupt et dénudé, comme il ressemble peu à l’image adoucie qu’on s’en est faite si longtemps : la colline bocagère, ombragée d’arbres bien peignés, égayée de ruisselets et de cascatelles, où un Apollon du Belvédère monté sur un tertre, comme un chef d’orchestre sur son tabouret, dirige les concerts des Muses !… En réalité, il est inhabitable, sauf pour les loups et les sangliers qui abondent toujours sur ses hauteurs. L’eau manque dans les régions voisines du sommet, il faut en emporter avec soi, quand on tente l’ascension. C’est d’ailleurs une entreprise fort ardue que cette ascension du Parnasse, la montagne étant couverte de neige presque toute l’année. Du côté de Delphes, elle est à peu près inabordable. Quelques jours avant mon arrivée, deux Américains essayèrent d’y grimper en s’accrochant aux aspérités du chenal creusé par les eaux d’hiver, entre les deux roches qui dévalent au-dessus de Castalie, Rodini et Hyampeia. L’un d’eux se rompit le cou. Quant à l’autre, il fallut mobiliser tout le village, réquisitionner des échelles et des cordes pour le redescendre… Décidément, la montagne d’Apollon et des Muses n’est pas clémente aux Barbares !
Oh ! non, Delphes n’est pas un pays pour touristes ! Mais, malgré la rudesse hostile de ses pierres, tout ce qui vous y repousse, c’est, à mes yeux, le plus beau et le plus émouvant de toute la Grèce. Les souvenirs qu’il évêque sont parmi les plus héroïques et les plus saints. Sanctuaire mystérieux, caché dans les replis d’une montagne très âpre, il apparaît comme la vivante figure de la conscience intime et secrète de l’Hellade. Sans les roches terrifiantes de Pythô, sans l’inscription mystique gravée au fronton du temple : Connais-toi toi-même ! et tout ce que nous y soupçonnons d’un haut enseignement moral mêlé aux pires superstitions populaires, nous nous expliquerions malaisément la profondeur du nouveau drame instauré par les Eschyle et les Sophocle, cette première ébauche des conflits tragiques de la conscience, ce premier et douloureux effort pour résoudre l’antinomie du destin et de la liberté humaine. Pindare, l’homme d’Olympie, le chantre des fêtes et des triomphes, semble étranger à ces graves questions. Il a beau s’asseoir sous le laurier de Delphes, il apporte ici, dans cette austère enceinte, la Grèce légère, éclatante et joyeuse des bords de l’Alphée…
Pour moi, ce que j’aimais surtout de cet étrange paysage, c’était la terrassante splendeur des pleins-midis : une réverbération aussi intense que dans les solitudes africaines ! Et, à travers les échancrures des roches, la mer laiteuse et pâle, immobile entre les bras des promontoires, comme un fleuve libyque… On finit par croire que c’est ici la caverne d’où s’élance la Lumière, on songe aux flèches mortelles d’Apollon conducteur du soleil, et, la tête bourdonnante, les paupières incendiées, on a peur de ne pouvoir soutenir une telle flamme…
Contrairement à celles d’Olympie, les ruines de Delphes ne sont point diminuées par la nature environnante. Elles ont un relief inattendu. En sont-elles redevables aux soins diligens et à la belle méthode de l’Ecole française qui a conduit les fouilles, ou seulement à la nudité des montagnes qui les entourent et qui leur laissent toute leur valeur ?
Ce qu’il y a de sûr, c’est que le plan de la ville et du sanctuaire se présente avec une netteté parfaite. On reconnaît sans peine tous les édifices mentionnés par les voyageurs anciens : le temple du Dieu, les colonnes votives, les trésors, la Lesché des Cnidiens décorée autrefois de peintures par Polygnote, le théâtre, — merveilleux de conservation, étonnant d’acoustique, — le Stade surtout où l’on pourrait, demain, donner des jeux ; si l’on voulait. On peut suivre toutes les étapes des pèlerins ; depuis la fontaine de Castalie, en passant par la voie sacrée… Sur la pente inclinée de la terrasse, les marbres des colonnes, les pierres des pavés et des soubassemens forment un grand carré de blancheurs au milieu des roches grises ou violacées du Parnasse. On dirait que la vie est absente de ce désert pétré et sans verdure, comme ces « paysages artificiels » faits uniquement d’essences minérales, que la fantaisie morbide d’un Baudelaire se complaisait à évoquer. Avec leurs rides, leurs crevasses, leurs coulées verticales, les roches delphiques semblent drapées du haut en bas dans un gigantesque manteau de bronze, qu’on aurait façonné grossièrement à coups de marteau.
Il est impossible, certainement, d’installer dans ce sombre décor, dans toute cette dureté inexorable, la jolie Grèce-Trianon que l’on mit récemment à la mode chez nous : les Eros d’ivoire, les poupées de Tanagra, les petits génies funéraires qui papillonnent en déployant des guirlandes. Les gentillesses d’anthologie, chères à M. Anatole France, n’ont point accès dans la caverne de Delphes. C’est un lieu sans gaîté !… Et il est encore plus difficile d’y loger la Grèce intellectuelle et rationaliste des Taine et des Renan. Nous sommes ici dans l’antre de la superstition. On trouvera au Musée toute une bondieuserie archaïque qui n’a rien à envier aux plus barbares fétiches de la dévotion italienne ou espagnole. Quand on regarde ces idoles, d’où la forme humaine se dégage si péniblement, l’Apollon d’Olympie n’étonne plus. On salue le vrai roi de Delphes dans ce lutteur au front bas et aux grosses lèvres africaines.
Il domine de haut ce tas de dieux grimaçans ou béats qui furent jadis adorés. Mais ceux-ci, quel fier soufflet ils donnent à nos préjugés littéraires !… Bien que nous sachions le contraire, nous dissertons sur les Grecs, comme s’ils étaient d’aimables sceptiques, comme s’ils ne croyaient pas plus que nous aux fables de leur mythologie, comme si leur religion n’était qu’un dilettantisme d’esthètes, de peintres et de sculpteurs. Ou bien nous nous persuadons qu’ils n’y voyaient que des symboles philosophiques, derrière lesquels se cachaient les plus profondes vérités. Or, cette façon de comprendre les choses religieuses n’était le fait que d’une élite, d’une infime minorité. Et encore les plus libres esprits étaient sujets à de déconcertantes superstitions. Le vrai, c’est que la masse y croyait, à tous ces dieux ! C’est qu’elle y crut jusqu’au dernier moment, jusqu’au jour où on ferma les temples par la force, c’est qu’elle leur prodiguait le sang et les offrandes, qu’elle en avait une peur atroce, qu’elle tremblait en consultant l’oracle et que l’épilepsie sacrée de la Pythie, à demi asphyxiée et délirant dans des vapeurs de soufre, était un spectacle qui troublait les plus fermes.
Majores nostri religiosissimi mortales ! « Nos ancêtres furent les plus religieux des mortels ! » Cette phrase d’un Latin s’applique aussi bien aux Grecs qu’à leurs voisins d’Italie. Elle signifie une dépendance de l’homme vis-à-vis des dieux, des rapports constans avec eux, un code minutieux réglant ces rapports, tout un ensemble de sentimens et de pratiques dont nous n’avons plus idée. A Delphes, dans l’entonnoir sinistre des Phédriades, près du soupirail d’où s’échappait la fumée prophétique, au milieu des nombreux autels où l’on saignait des animaux du matin au soir, ces sentimens oblitérés, ces pratiques dont nous ne voulons plus nous souvenir, reprennent une vie inquiétante. Nous commençons à soupçonner que la religion d’un peuple est presque tout entière dans ses rites. Et ces rites, probablement, nous eussent indignés, nous eussent paru dégoûtans ou ridicules !… Que nous voilà loin des Panathénées chimériques de nos poètes, — des blanches Canéphores et des pures hosties du sacrifice, — ces Panathénées en marbre qui n’ont jamais existé que dans l’imagination de Phidias !…
Le musée de Delphes nous fournit encore d’autres enseignemens non moins suggestifs. Il nous montre la Grèce des origines envahie par l’Egypte et l’Asie sémitique. Sans doute, les archéologues nous avaient avertis déjà de toutes ces influences extérieures. Ils nous ont révélé des civilisations mycéniennes, chypriotes, égéennes, crétoises, qui, toutes, s’apparentent plus ou moins aux civilisations orientales. Mais ces notions restaient, pour ainsi dire, abstraites et isolées dans notre esprit. Nous n’avions pas l’intuition de leur réalité historique, de la coexistence et du mélange, dans l’art grec primitif, des élémens asiatiques ou égyptiens et des élémens nationaux.
Dès le seuil du Musée, l’Aurige de bronze, avec ses gros yeux à fleur de tête, sa longue tunique flottante, pareille à la galabieh des fellahs du Caire, nous illustre d’une manière saisissante l’idée d’une Grèce mélangée d’Orient. Ce superbe morceau, d’un simplisme encore archaïque, manifeste cependant, — comme telle statue de Memphis, — un souci du réel, auquel la sculpture classique ne nous avait point accoutumé. Il est, par certains détails, étrange et imprévu. Mais ce qui l’est tout à fait, c’est la façade reconstituée du Trésor de Cnide. On a un moment d’hésitation. Ce fourmillement de figures, cette complication ornementale, ces formes rudes et tourmentées vous rappellent tout à coup les tympans surchargés et bizarres de nos églises romanes. La pensée oscille entre le moyen âge et la Grèce du VIIe siècle, — tellement tous les archaïsmes se ressemblent ! On sent bien pourtant, dans la facture, l’imitation orientale… Mais voici qu’on perd pied encore une fois devant le Sphinx et la colonne des danseuses, — celle-ci absolument imprévue, avec ses zones d’acanthes superposées et frisées, touffues comme les plus luxurians motifs de notre gothique flamboyant, — avec les trois figures de femmes qui la surmontent et dont les coiffures, des barrettes cylindriques et plissées, ne se ramènent à aucun type classique. Est-ce là encore de l’Orient ?… Et, si nous ne possédons plus la statue colossale d’Apollon qui s’élevait dans le grand temple, faut-il supposer qu’à Delphes, comme à Délos, elle était couronnée d’un diadème, habillée d’étoffes précieuses, parée de colliers, de bracelets et de bagues, auréolée de chasse-mouches et d’éventails, — enfin, qu’elle apparaissait sous le costume et avec tout l’attirail fastueux d’un Baal phénicien ?… Ce qui est certain, c’est qu’à aucune époque de son histoire, la Grèce continentale n’a cessé de subir le contact et la fascination du monde oriental. Elle a toujours regardé vers l’Archipel, l’Egypte, la Syrie, la Perse même, — et plus loin, — vers l’Inde. Alexandre, pendant quelques années, réalisa son rêve. Aujourd’hui encore, la pente secrète de l’Hellène le fait glisser et retomber souvent aux mœurs orientales, et c’est toujours vers l’Orient qu’il tourne ses convoitises.
Assurément, on ne doit jamais perdre de vue qu’un caractère ethnique bien défini, un style d’art, une méthode d’écrire et de penser (qui s’imposèrent d’ailleurs à tout le monde antique), finirent par se dégager de ces influences asiatiques ou africaines. Le triomphe complet de l’esprit national fut néanmoins de courte durée, — cinquante ans au plus, la période qui va de Thémistocle à la Tyrannie des Trente ! Immédiatement après, dès les conquêtes macédoniennes, les élémens orientaux, momentanément expulsés, rentrent peu à peu dans la littérature et dans les arts plastiques. Mais, — ce que l’on ne dit pas assez, — c’est que les élémens étrangers subsistent, même dans les œuvres du plus pur classicisme : ils subsistent à l’état latent, soumis à une discipline tout hellénique, et si habilement fondus dans l’ensemble qu’on ne les distingue plus.
Les mœurs, davantage encore, devaient être toutes pénétrées de l’Orient. Là-dessus, la littérature ne peut guère nous renseigner. Car il faut tenir compte, chez les écrivains grecs, de l’habitude, qui émoussait en eux le sens d’une foule de particularités dont nous serions, nous modernes, très fortement frappés, ensuite, de ce qu’on appelait déjà, dans l’antiquité, le mensonge grec. Le même orgueil de race qui les poussait à se proclamer autochtones, les empêchait de reconnaître ce qu’ils avaient emprunté au voisin. Et puis il se produisait chez eux, chaque fois qu’ils parlaient de leur pays, tout un travail d’idéalisation inconsciente. Ce besoin d’idéaliser, qui, s’il conduit à la beauté, peut aboutir aussi à l’artificiel et au convenu, il est instinctif et irrésistible chez tous les peuples de la Méditerranée. Aussi bien que les Grecs, les Italiens, les Espagnols et les Provençaux d’aujourd’hui, ont, besoin d’être avertis et guidés par l’esprit critique du Nord, pour voir leur pays tel qu’il est. Autrement ils le chantent, ils le perçoivent selon leur cœur, en patriotes qui s’exaltent, ou en voluptueux qui ne veulent que s’embellir la vie. Le mensonge grec, organisé en quelque sorte par les rhéteurs d’Alexandrie et de Rome, consacré et entretenu par l’enseignement, est responsable en partie de l’image fausse que nous conservons de l’Hellade. Je le veux bien, les poètes ont le droit de s’en éprendre, de persévérer dans cette aimable illusion et même d’y ajouter : leur Grèce, à eux, c’est une espèce d’Arcadie intellectuelle et plastique, toute semblable à celle des bergers et des bergères qui obtinrent la vogue au temps de la Renaissance. Mais il ne faudrait pas être dupe de cette chimère.
Quand donc nous déciderons-nous à voir l’antiquité, comme nous voyons la réalité contemporaine ? Le moment est venu, il me semble, de liquider toute la friperie pseudo-antique du dernier siècle, — toute cette Grèce d’Hippodrome et de matinées travesties ! Celle même des Michelet, des Taine, des Renan, des Leçon te de Lisle ne peut plus être la nôtre. L’archéologie a réuni une masse énorme de documens, elle a fait des découvertes décisives qui ont changé l’opinion des savans. Or, cette opinion n’est pas encore suffisamment sortie des petits cercles fermés de la science ; elle n’a pas renouvelé les idées des gens de lettres et du grand public. D’autre part, les voyages, l’étude directe des âmes, — je n’ose pas dire la psychologie comparée, parce qu’on abuse vraiment, aujourd’hui, des méthodes scientifiques, — tout cela est capable d’éclairer le problème d’un jour nouveau. Un romancier qui décrirait la Grèce antique, et qui tenterait l’aventure, dans m : esprit à la fois lyrique et positif, nous rendrait peut-être plus de services, seulement pour notre bonne conduite intellectuelle, que tel gros livre de philosophie ou d’histoire.
Et, maintenant, je me reproche d’agiter ces questions pédantes sous le platane de Castalie. Après tout, notre conception de la Grèce s’en ira rejoindre les autres dans le trou d’oubli où l’humanité se débarrasse de ses vieilles erreurs. Il n’y a que les symboles de Dieu et la Nature immuable qui ne trompent pas ! En tournant mon regard vers les Phédriades, je sens au moins une certitude se préciser en moi : c’est que la beauté des montagnes qui émurent l’âme d’un Hellène du Ve siècle me parle un langage aussi captivant qu’à lui. Mes yeux voient ce que les siens ont vu, — et cette vision commune c’est peut-être le seul lien possible entre nous.
Il est tard, le soleil est couché. Des brumes s’étendent sur le vaste cirque pierreux, sur les gorges sans eau et sur la face éteinte de la mer. Mais les deux roches qui protègent la fontaine inspiratrice, les Phédriades, — les Brillantes, pour les appeler de leur vrai nom, — recueillent en ce moment les splendeurs lointaines du crépuscule. Elles flamboient comme le mur d’un temple cyclopéen, un mur de bronze incrusté de gemmes violettes où toutes les lampes qui veillent dans le sanctuaire se réfléchissent en lueurs innombrables…
Trois heures du matin. Je redescends les rampes du Parnasse, pour aller reprendre, à Itéa, le bateau du Pirée. Notre cocher, hardi comme un aurige delphique, lance son attelage à fond de train, sur la route, en pleine nuit, sans lanterne, sans serrer le frein, en frôlant d’une roue légère les tournans brusques et les précipices. C’est un galop vertigineux.
Dans le vent de la course, dans les ténèbres et la fraîcheur nocturnes, je songe que je vais être, ce soir, à Athènes. Comment la retrouverai-je après cette absence et les éblouissemens du Péloponnèse ? Les marbres lumineux de l’Acropole n’en seront-ils point diminués pour moi ?… Et je me rappelle aussi mon ferme propos de l’arrivée. Je voulais oublier les morts, et voici que, d’un bout à l’autre de mon voyage, je n’ai guère fait que penser à eux ! Le moyen de les passer sous silence, de les supprimer de cette terre ? Ils l’habitent, ils en sont l’âme toujours vivante, et je sens bien maintenant que, sans eux, les paysages qui m’ont le plus exalté, m’auraient paru moins beaux… Ces morts inoubliables m’ont-ils, en récompense, livré quelques lambeaux de leur secret ? Suis-je capable, à présent, de les voir autrement que comme de vains fantômes ? Je ne sais. Mais, du moins, la poésie flottante dont je les environnais se sera un peu solidifiée, au contact du sol qui les porta. Ma vision déformée se sera redressée sur plus d’un point, et j’aurai enseveli dans le ravin des Phédriades tout un fardeau de vieux mensonges littéraires.
Voici le jour. Les sabots de nos chevaux, lancés au grand trot, sonnent sur les cailloux d’Apollon. Derrière nous, au-dessus des montagnes de Phocide, le soleil se lève. La vallée fauve d’Amphissa se colore de rose comme un morceau de désert égyptien, et, parmi les étendues stériles, les pâles verdures des oliviers imitent des oasis perdues dans les sables. Là-bas, le golfe de Corinthe, pressé entre les rivages, s’étale, pareil à un Nil débordé, sous les vapeurs douteuses de l’aube.
A peine, refroidis, les rochers de Delphes vont brûler et resplendir, un jour encore, dans l’horreur sacrée de la Lumière.
LOUIS BERTRAND.
- ↑ Voyez la Revue des 15 avril et 1er juin.