Paysage de Grèce
Revue des Deux Mondes5e période, tome 45 (p. 609-640).
PAYSAGES DE GRÈCE[1]


III. — UNE VISITE A IPHIGÉNIE

Au rythme somnolent du train qui me conduisait en Eubée, je me récitais les vers du chœur chanté par les femmes de Chalcis, dans la tragédie d’Euripide : « Nous sommes venues, en contournant la plage sablonneuse de la maritime Aulis... » Par la portière du wagon, je la voyais, cette plage, j’en suivais les sinuosités, je pouvais compter ses galets, et, de l’autre côté de la petite baie, à peine plus grande qu’une pièce d’eau, j’apercevais, toutes proches, en plein soleil, les maisons blanches de Chalcis. J’eus d’abord l’impression d’une certaine mesquinerie, devant ce lieu célèbre. Mais cette impression s’effaça presque aussitôt : déjà la légende d’Iphigénie m’embellissait l’Aulide !... Au fond, — bien que je ne voulusse pas me l’avouer, — je n’étais venu que pour elle...


Je descends en gare de Chalcis. Une vieille voiture de place très fatiguée m’accueille sur ses coussins, — et tout de suite nous franchissons l’Euripe, — cet Euripe, qui m’apparaissait si terrible à travers les alexandrins de Racine ! Je m’imaginais un vrai détroit, un bras de mer écumeuse, sans cesse hérissée de vagues méchantes !... Et voici que je le franchis en dix tours de roue ! L’Euripe est un simple goulet, pas plus large qu’un de nos canaux et enjambé par un pont mobile, en tôle fort proprement vernie. A l’entrée, il y a une guinguette, — le Café des Brises, — où déjà les flâneurs sont attablés, et, sur l’autre bord, des majuscules murales signalent un hôtel. J’oublie Chalcis et Iphigénie. Je suis dans une de nos sous-préfectures du Nord, sur les rives de la Deule ou de la Scarpe.

Je parcours la ville. Elle ressemble à toutes celles du royaume : il s’y trouve, comme ailleurs, une platia, — esplanade rectangulaire, qui s’intitule invariablement Place de la Constitution, — des cafés en grand nombre et beaucoup de pharmacies. Telle est la Grèce d’aujourd’hui : un pays neuf, aux bourgades improvisées, d’une platitude utilitaire qui rappelle les colonies et l’Amérique. Et, sous cette banalité, des ruines souvent médiocres, des souvenirs admirables, mais profondément enfouis dans le passé, et qu’il n’est pas toujours facile de faire revivre !

C’est en agitant ces pensées chagrines que je regagne mon gîte, l’Hôtel Palirrhia, — un nom tout local, — car « palirrhia » veut dire le « reflux, » — allusion transparente au courant de l’Euripe !... Il est quatre heures ! Tout le beau monde encombre la terrasse de l’établissement, qui domine l’étroit chenal. Je m’y assieds, au milieu de la curiosité générale. Un costume kaki, que j’ai eu la malencontreuse idée de revêtir, ce jour-là, provoque des clins d’yeux scandalisés. Je sens que le négligé de ma toilette est sévèrement jugé par le public très correct qui m’entoure. Ce ne sont que lieutenans et capitaines, tout chamarrés de galons, fonctionnaires très dignes, baigneurs et baigneuses qui paradent, car Chalcis est une station balnéaire à l’usage des petites bourses. J’ai à côté de moi une famille : le père, en deuil, sanglé dans une redingote noire, malgré la canicule, le binocle sur le nez, une ombrelle verte entre les jambes, — les deux filles gantées de blanc jusqu’aux coudes, et coiffées de chapeaux à la toute dernière mode, — non pas, sans doute, de ces chapeaux fastueux et démesurés, véritables corbeilles de fleurs, que les riches commerçantes de Smyrne ou d’Alexandrie arborent sur la plage de Phalère, — mais enfin des chapeaux mieux que présentables et d’une élégance toute française !... Et, sous les gazes de leurs voilettes, s’épanouissent les plus beaux yeux bruns qu’on puisse rencontrer dans cette Hellade où ils abondent !

Les deux vierges, déjà montées en graine, considèrent les lieutenans avec un visible intérêt, et puis, quand elles se sentent observées, elles baissent vivement leurs paupières un peu lourdes sur leurs beaux yeux effarouchés, et elles font semblant d’écouter les musiques de l’orchestre qui joue, en ce moment, un air de Cavalieria rusticana.

Je confesse mon ahurissement de me trouver, à Chalcis, dans un casino bourgeois. Je cherche Iphigénie parmi tous ces chapeaux féminins qui fleurissent la terrasse jusqu’au milieu du quai ; mon regard rencontre celui de ma voisine, — l’aînée des deux jeunes filles, — un feu sombre passe dans ses noires prunelles, et il me semble qu’elles me disent, ces prunelles pleines de courroux : « étranger, est-ce assez ridicule cette poursuite perpétuelle de l’antiquaille, ces enthousiasmes rétrospectifs pour l’ombre d’une petite princesse qui, peut-être, n’exista jamais !... Certes, nous ne sommes pas des princesses, mais nous sommes Grecques, nous aussi. Ma sœur s’appelle Antigone, et moi je m’appelle Iphigénie, comme celle que tu cherches, et, comme elle encore, nous avons envie, toutes les deux, de faire un beau mariage... Seulement, les Achilles sont rares, ô étranger !... Allons, regarde-nous ! Nous valons bien les vieilles pierres que tu admires et les fables surannées qui t’éblouissent !... »

Ce discours muet me persuade, et je commence à trouver bien sottes mes déceptions. Vais-je donc, comme un pédant, me choquer de tout ce qui est moderne, et m’ébahir, comme un badaud, de ce que Chalcis, ville d’Aréthuse, ait des mastroquets et des apothicaires ? Eh quoi ! parce que les contemporains d’Agamemnon firent jadis la guerre de Troie, sera-t-il interdit à leurs descendans d’exister à leur guise, — qui est la nôtre ? La Grèce d’autrefois fut très supérieure à celle d’aujourd’hui, c’est entendu ! Mais la nouvelle Grèce a sur l’autre un grand avantage, c’est qu’elle vit, tandis que l’autre est morte... D’ailleurs cette Grèce ancienne, je la connais si mal ! M’aurait-elle autant charmé que voudraient me le faire croire ceux qui se la représentent d’après les livres et les statues ?... J’en doute ! Ce que l’Orient a conservé des mœurs antiques n’en donne point une très haute idée. L’ordure y voisinait constamment avec la splendeur, la trivialité sordide avec la magnificence, — et le son des lyres et des flûtes, si agréable à entendre dans les vers de nos poètes, eût écorché mes oreilles, tout autant que les mélodies aigrelettes des musiciens arabes... Ah ! non, les choses ne se passaient point, alors, comme sur les bas-reliefs et les vases peints !...

Je me retourne encore une fois vers les deux sœurs aux chapeaux si joliment chiffonnés, et je me sens tellement ébranlé que je n’ai plus du tout le désir d’aller à Aulis, pour voir Iphigénie... Et puis un scrupule méprend, avec un vague espoir de découvrir des choses extraordinaires, et j’y vais tout de même !...


Je commençai par en être puni. A peine avais-je mis le pied dans la barque qui devait me conduire en Aulide, qu’un policier surgit, m’intimant l’ordre de le suivre. La veille au soir, on avait crocheté et dévalisé le coffre-fort d’un négociant de l’endroit. Comme j’étais un inconnu, qu’on ne savait ni d’où je venais ni où j’allais, comme enfin je portais un costume kaki, la rumeur publique m’accusait d’avoir fait le coup... Je dois ajouter d’ailleurs que je fus relâché au bout de dix minutes, avec les plus plates excuses.

. Je retrouvai, sur le quai, mes bateliers très intrigués de mon aventure et devenus très méfians. On a beau être relâché par la police, il vous reste un opprobre d’être passé par ses mains. Mais je n’étais pas au bout de mes tribulations. Lorsque je parlai d’Aulis, les deux hommes s’entre-regardèrent d’un air hagard. En vain, répétai-je le nom illustre, en le prononçant à la moderne, — Avlis ! Avlis ! — ils paraissaient ne pas le connaître. « Et voilà la gloire ! » me disais-je... Mais je réfléchis qu’il y a au moins une lieue entre la mer et le village actuel d’Aulis. Impossible de s’y rendre en barque : de là les hésitations des bateliers !... Alors, où devaient-ils me mener ?... J’avoue que je ne savais trop. Soudain, pris d’une inspiration, l’un d’eux me demanda :

— Le Petit-Creux ou le Grand-Creux ?

A tout hasard, je répondis :

— Le Grand-Creux !

Et les rames se levèrent !... C’est égal ! Cette appellation vulgaire me rendait rêveur sur le destin des lieux historiques. Avoir vu le Roi des rois dans toute sa gloire, avoir été célébré par tous les poètes de l’Hellade, — et n’être plus que le Grand-Creux, comme n’importe quel trou à poissons !...

Nous traversâmes d’abord la baie de Chalcis, exiguë et arrondie, toute pareille à un lac de jardin public festonné de montagnes suisses, puis un goulet très resserré, puis une anse minuscule, qui est le Petit-Creux. Enfin, au bout d’une heure et demie, nous arrivâmes en face du Grand-Creux, — la plage classique d’Aulis selon toute vraisemblance. Le voilà donc, ce port fameux !...


Quelle gloire, Seigneur, quels triomphes égalent
Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent,
Tous ces mille vaisseaux, qui, chargés de vingt rois,
N’attendent que les vents pour partir sous vos lois ?


Ainsi me provoquai-je à l’enthousiasme ! Mais devant cette petite crique, en forme de fer à cheval évasé, je partageais les prosaïques inquiétudes des archéologues : Comment les « mille vaisseaux » des Achéens confédérés avaient-ils pu tenir dans cet espace restreint ? Mille barques de pêche y eussent été à l’étroit ! Acceptons, les yeux fermés, le mensonge poétique et ne discutons point : nous aurions mauvaise grâce. Essaierons-nous seulement de revoir, d’après Euripide, les tentes de l’armée qui s’alignaient là-bas, derrière la ligne des sables, — Protésilas et Palamède jouant aux échecs, — Achille en armes, courant sur le rivage ?... Mais tout cela est si lointain ! Mon imagination se refuse à l’effort ! L’univers, pour moi, se réduit, en ce moment, à la barque qui me porte, moi et mon Bædeker, et l’humanité, aux deux matelots qui sont assis à l’avant. Comme la mer est tout à fait calme, ils laissent aller l’embarcation, les rames au fil de l’eau, — et ils songent à allumer une pipe, à présent qu’ils se reposent... Ils n’ont plus de tabac, je leur offre des cigarettes ; cette politesse leur délie la langue : nous causons... Nous causons, comme nous pouvons, — moitié en grec moderne, moitié en italien, car ils ont navigué entre Corfou et Brindisi. Ils ont fréquenté Otrante, Messine, Naples... Naples, surtout, les a éblouis, par le bon marché de ses vins et de ses plaisirs :

Ah ! Signorel... Ci ha tante donne à Napoli !...

Et voici que je retrouve, en ces deux hommes, le type du routeur de Méditerranée, tel que je l’ai rencontré d’Oran à Beyrouth, de Marseille à Alexandrie : même structure corporelle, mêmes allures, mêmes jargons, mêmes cultes ! La déesse des ports, Vénus étoile de la mer, est leur commune, et, peut-être, leur unique adoration. Inutile de feuilleter Homère. Les hommes, qui sont là, tout près de moi, m’introduisent dans la société d’Ulysse et de ses compagnons. Le décor du monde antique a pu s’évanouir, l’âme de ses marins est toujours vivante, identique à elle-même, comme les élémens qui l’ont façonnée, — l’eau, le soleil, le vent, — éternelle comme les séductions de Circé l’Enchanteresse !...

Nous débarquons en Aulide. C’est le désert !... Une mince bande de sable, puis des champs moissonnés, envahis de chardons et d’herbes fanées, puis la ligne du chemin de fer, et, par derrière, des monticules blanchâtres tachetés çà et là de broussailles poudreuses. Tout au fond, à un kilomètre de la plage, s’élève une misérable chapelle de Saint-Nicolas entre deux ou trois cyprès. Ces pauvres arbres, est-ce tout ce qui reste du bois sacré de Diane ? En tout cas, s’il faut en croire les savans, la déesse aurait eu son temple à proximité de la chapelle, sur l’éminence voisine. J’y grimpe, je me heurte à d’insignifians décombres, qui semblent indiquer, en effet, les substructions d’un édifice ancien, et, du haut de cette butte, j’embrasse le calme paysage de la mer et des montagnes de l’Eubée. Le soleil se couche, l’ombre descend peu à peu sur les roches grises et nues, sur les champs moissonnés. Cette solitude est d’une âpreté et d’une tristesse mornes... Ah ! Iphigénie en est bien absente ! Je cherche autour de moi quelque chose de féminin qui me la rappelle, — une fleur, un coquillage... Les pierres sont vert-de-grisées, comme si elles avaient trempe dans un bain de cuivre, et il n’y a pas de fleurs ! Rien que des chardons, des corolles grasses, hérissées de piquans et recourbées en lames de coutelas. Je finis par cueillir quelques brindilles cassantes, terminées par de petites boules cotonneuses, qui ressemblent aux edelweiss... Une plante d’herbier, décolorée et sèche comme le souvenir de la Vierge qui dut être immolée à cette place, voilà tout ce que je rapporte de ma visite à Aulis...


Mais le retour fut triomphal.

Notre barque était seule sur la mer vide, embrasée et froide... L’eau molle glissait autour du bordage, — bain d’essences précieuses où se dissolvent des pierreries, — et l’on coulait dans une lumière d’or, si voluptueuse et si dense qu’on la sentait ruisseler sur son visage et sur ses mains, en une tiédeur de pluie. Entre la lune pleine qui montait et le soleil descendu derrière les cimes de Béotie, le ciel violet était tout vibrant des poussières du crépuscule, et, par delà cette zone ardente, l’éther pâle et mort, qui baigne le globe lunaire, déployait vers l’Est ses grands espaces gelés…

Lorsque j’arrivai à Chalcis, il faisait nuit. Très tard, j’errai sur les quais tout bruyans de musiques. On dônait sur les terrasses, les tables refluaient jusqu’au milieu de la chaussée. La nuit était si belle et l’air si caressant !… Galéné ! disaient les anciens Grecs : une mer de lait, un vaste frissonnement d’or, où se déroulaient des volutes de soie blanche ! Les chaudes mousselines des brumes flottaient en arborescences confuses sur le canal d’Atalante, et, à travers ce jardin de vapeurs virginales, — fleur neigeuse d’un printemps, — au loin les montagnes de Thessalie profitaient vaguement leurs silhouettes de divinités géantes.

Jamais je n’ai goûté, comme ce soir-là, le simple bonheur d’être, — l’ivresse déboire le monde par tous mes sens épanouis. Près de l’endroit où je m’étais arrêté, dans un café populaire, des matelots dansaient au rythme navrant d’un orgue de Barbarie. Et cette pauvre ritournelle, qui tournait toujours dans le même cercle, me faisait mal, autant que ma propre conscience submergée de délices et impuissante à recueillir toute la joie éparse autour de moi…


IV. — L’ACRO-CORINTHE

Mégare, les Roches Scironiennes, la campagne de l’Isthme, — tout ce pays dénudé et poudreux prépare mal à l’entrée dans le Péloponnèse verdoyant. Il est vrai que la « grande île de Pélops, » — comme disaient les vieux poètes, — offre un double aspect : sécheresse et stérilité sur la côte orientale, qui semble le prolongement de l’Attique, fécondité grasse sur l’autre versant qui rappelle l’Italie et parfois nos régions du Nord. Corinthe, assise entre son riche vignoble et ses maigres champs d’oliviers, forme la transition.

On ne s’y arrête guère que pour visiter son Acropole. Et, pourtant, le paysage maritime qui l’environne est un des plus beaux qui se puissent voir en Méditerranée. On sent tout de suite qu’une grande ville de commerce et de transit devait naître là. L’ampleur du golfe, la courbe accueillante des rivages, la douceur du ciel, toutes les séductions d’une terre abritée et opulente y conviaient les marins et les marchands de tous les ports du monde antique. Corinthe fut la rivale de Carthage : proies magnifiques l’une et l’autre, qui tentèrent longtemps l’avidité romaine ! La prise de ces deux villes développa chez les vainqueurs une rage de destruction, une faculté d’engloutissement qui firent époque dans l’histoire. Le fameux « airain de Corinthe, » produit par la fusion de tous les métaux précieux qui se liquéfièrent au feu de l’incendie allumé par Mummius, symbolise à merveille l’amalgame de trésors et de civilisations qui se sont déversés dans ce réceptacle de l’Isthme, comme dans un creuset toujours en travail.

De tout cela il reste à peine un souvenir. Les quais du Léchaion, — l’ancien port de Corinthe, — ne sont plus qu’une plage déserte, un peu basse et marécageuse, où l’on cultive des concombres et des lentilles. Des vignes occupent l’emplacement de la ville ancienne, dont l’unique vestige est un petit village qui s’appelle encore Palaio-Korintho, la vieille Corinthe : quelques maisons de paysans, groupées sous les platanes, autour de Pirène, la fontaine de Pégase, et dominées par les escarpemens de l’Acropole !…

Cette acropole un est cône rocheux accessible d’un seul côté, par des sentiers de mulets : une véritable ascension !

Nous montons pendant près de deux heures, nous tournons à l’Ouest, au-dessus d’une gorge où pâturent des moutons, — et tout à coup, nous voici devant une ville du moyen âge, à peu près intacte, mais d’une apparence tellement vétusté qu’on ne lui donne plus d’âge. Ce pourrait être aussi bien une citadelle de l’époque classique. On distingue mal ce qui est byzantin de ce qui est vénitien ou turc. Une couleur uniforme revêt les pierres, une même décrépitude effrite les lignes ébréchées des constructions, et le rocher tout entier a l’air d’une immense bâtisse en ruines.

Nous passons sous une porte basse, cuirassée de plaques métalliques, hérissée d’énormes clous qui se détachent sous l’action de la rouille, qui branlent comme une lamentable ferraille. Puis, un large corridor obscur et coudé vers le milieu se replie, à la façon d’un souterrain, dans l’épaisseur du rempart. Il y a trois enceintes superposées, trois lignes de créneaux qui se resserrent ou qui se déploient, qui, d’un bond, escaladent les déclivités des roches pour s’abaisser aussitôt vers des précipices, qui se suspendent au-dessus de votre tête, qui s’enfoncent sous vos pieds et qui vous menacent de partout comme des rangées d’yeux méchans. Cet appareil de défense, compliqué et formidable, nous semble aujourd’hui un jeu d’enfans cruels. Il évoque brusquement à l’esprit une forme périmée de la guerre, — la guerre des anciens temps avec l’ingéniosité atroce de ses guet-apens, les raffinemens de ses ruses et de ses traîtrises... Une vaste souricière, où l’on ne pouvait s’aventurer, sans risquer de choir dans un piège et de mourir d’une mort affreuse et lente, telle m’apparut cette forteresse médiévale de l’Acro-Corinthe.

Nous voici dans la troisième enceinte. De chaque côté de la porte, des escaliers étroits conduisent jusqu’au chemin de ronde, où le paysage vertigineux émerge soudain, découpé par petits morceaux dans les embrasures du mâchicoulis. Là, on est en plein moyen âge. Des échauguettes sont encore debout, on s’attend presque à en voir sortir un archer génois, ou à entendre sonner des crosses d’arbalètes sur le pavé de la courtine. En bas, c’est une confusion de décombres, où s’ébauchent des orifices de citernes, des margelles de réservoirs, des silhouettes de mosquées, de corps de garde, de maisons turques. Une vilaine petite chapelle, consacrée à je ne sais quel saint orthodoxe, se tasse, vers la gauche parmi des broussailles. Des cierges brûlent à l’intérieur, et il en sort, par intervalles, un nasillement de psalmodies pieuses. Un grand chien bondit au milieu des herbes, aboie férocement contre nous... Des paysans sont là, venus pour un pèlerinage ou pour un vœu...

Nous montons plus haut, longtemps, péniblement, toujours parmi des décombres méconnaissables, et, lorsque nous touchons la crête, nous sommes au bord du rempart opposé, qui surplombe le flanc septentrional du rocher. Perpendiculaire, tombant d’un jet sur la vallée de l’Isthme, il est absolument inabordable de ce côté-là... Et, encore une fois, c’est l’ivresse de l’espace, l’émerveillement d’embrasser d’un seul coup d’œil tant de sommets illustres ! Cette Acro-Corinthe est le plus admirable belvédère de toute la Grèce !

Je retrouve, l’une après l’autre, les nobles montagnes auxquelles ma vue est maintenant accoutumée : la masse rocheuse de Salamine, les monts Ægaléens, le Cithéron, l’Hélicon, le Parnasse, — rude profil qui plane sur tous les paysages classiques de l’Hellade, — puis les chaînes tourmentées et compactes du Péloponnèse, les pics d’Arcadie, le Ménale et le Cyllène. A mes pieds, le chemin de fer d’Argos, qui serpente le long des torrens desséchés, puis la langue de terre de l’Isthme, étalée entre les deux mers comme la courroie d’un ceinturon, dont le canal serait la boucle... Il est midi ! Tout est blanc, d’un blanc laiteux de chaux vive, ou d’un blanc diaphane de cristal. Là-bas, du côté de l’Arcadie, des rouges pâles s’étendent sur les parois incandescentes des montagnes. Un long ourlet de pourpre ondule sur la blancheur crayeuse du Cyllène. Les montagnes fument, comme volatilisées par la chaleur. Les deux golfes sont tout bleus, et si calmes, si transparens, que leur surface unie se confond avec la splendeur insaisissable de l’air, et qu’on ne reconnaît la présence de l’eau qu’aux reflets des roches marines qui s’y répètent du haut en bas, comme dans un miroir. Le double azur du ciel et de la mer, où se découpent les sinuosités des rivages, les buées chaudes qui flottent en amas de mousselines ténues, l’envergure des deux golfes, — tout cela immense, radieux et brûlant, d’une profondeur, d’une grâce, d’une suavité à la Vinci, c’est un matin d’été sur l’Acro-Corinthe !...

La chaleur méridienne est tellement écrasante que je suis obligé de m’abriter derrière un pan de mur. Je regarde aux alentours. Le sol a été fouillé. Des fragmens de colonnes, des morceaux de dallage gisent dans des crevasses. De petites chambres, enfoncées maintenant dans la terre, se succèdent, comme des celliers ou des caveaux funéraires. Je suis sur les ruines du fameux temple de la Vénus Corinthienne, de l’Astarté sémitique intronisée ici par les marchands de Tyr et de Sidon. Selon la coutume asiatique, un collège d’hiérodoules était chargé de la servir, et mille courtisanes attachées au sanctuaire partageaient avec eux les fonctions et satisfaisaient aux exigences du culte.

Le com d’ombre où je me repose fut peut-être la cellule d’une de ces étranges prêtresses. Quel endroit suggestif pour les songeries de la sieste !...

Elles obsèdent mon imagination, ces courtisanes de Corinthe, dont le renom et les mérites furent si grands que Pindare lui-même, le maître du sublime, ne dédaigna pas de les chanter. Il leur parle en ces termes, au début d’une scolie : « Jeunes filles qui recevez beaucoup d’étrangers, servantes de la persuasion dans la riche Corinthe, vous qui brillez les blondes larmes de l’arbre pale, d’où coule l’encens, votre pensée vole souvent vers Aphrodite, la mère céleste des amours. Enfans, elle vous permet, du haut du ciel, de vieillir sur vos lits amoureux le fruit de la tendre saison. Et la nécessité embellit toute chose !... »

Pourtant, le poète est pris d’un scrupule : « Je ne sais trop ce que vont dire les maîtres de l’Isthme, de ce que j’imagine de mêler ainsi des servantes d’amour au prélude d’une scolie douce comme le miel !... Mais on vérifie la pureté de l’or avec la pierre de touche !... »

Et tout de suite, libéré de ce vain souci, il entonne son hymne à la louange de l’homme opulent qui le paya : « O reine de Chypre, voici qu’un troupeau de cent jeunes filles grasses vient d’être amené dans ton bois sacré par Xénophon, joyeux de ses vœux accomplis !... »

Qu’était-ce que ce Xénophon qui s’offrait un tel festin de volupté ? Sans doute un vainqueur à la course des chars ! Le bois sacré, dont il s’agit, c’est peut-être ici qu’il s’élevait, — autour du temple de Vénus Astarté. Le fils de famille avait convié ses amis, ses cochers, ses palefreniers, tout le cortège de serviteurs et de parasites qui accompagnaient habituellement les coureurs olympiques, et l’on était monté en pompe au sanctuaire de la Déesse... C’est égal ! Cent courtisanes, et cette bande de jeunes fous, ce durent être de belles noces !...

Mais ce passé-là n’est pas si loin qu’on le pense !... Il me semble que je les ai vues quelque part, ces servantes d’amour, — engraissées à point, les joues peintes de vermillon, la chevelure et les mains toutes sonnantes de bracelets et de pendeloques !... C’était dans certaines rues ombreuses de Tunis, ou à Kéné, dans des gourbis de terre noire, au bord du Nil !

Et, soudain, devant ces grands espaces miroitans et calmes, pâmés de langueur sous le flamboiement de midi, je me remémore des midis d’Alger, des siestes moites parmi les odeurs des jasmins enfilés en chapelets et en diadèmes autour des coiffures féminines. Cela sentait le vin d’Espagne, la cannelle et l’encens, — et cela se passait dans les patios bleus des petites maisons mauresques, sur les hautes terrasses, où l’on fait la prière et l’amour, et où l’on rêve devant la mer, par les soirs de lune. Comme à Corinthe sans doute, dans le temple de l’Aphrodite-Pandémos, — on rencontrait là des femmes de tous les pays : des Gélules, des Numides et des Garamantes, des Siciliennes, des Gaditanes et des Baléares !... Tant d’êtres venus de régions si diverses et qui se livraient aux regards dans la nudité de leurs corps et la candeur de leurs mouvemens. On peut juger vulgaires ces fréquentations et ces plaisirs. Moi, j’y trouvais une poésie débordante. Les terrasses et les cours mauresques de la rue Barberousse me valurent les éblouissemens des grands voyages. Parmi ces belles filles brutales, au tintement rauque des syllabes étrangères, au chevrotement des guitares et des mandolines, je me suis promené dans Messine et dans Palerme, dans Grenade et dans Séville, sur les quais de Barcelone et de Malaga, dans toutes les villes où je logeais des chimères et du romanesque ! Et il y avait autre chose encore qui m’enchantait en ces momens : la féerie des soirs, les odeurs d’Orient, les effluves vivifians de la mer, les cris sauvages poussés tout à coup, au fond d’une ruelle obscure, par des hommes qui s’entr’égorgeaient... Ce cri africain, il grince encore à mes oreilles, aussi effrayant qu’à la minute, où, pour la première fois, dans l’hébétude et l’épouvante du sursaut, je l’entendis rugir tout près de moi, derrière le mur ! L’horloge sonna deux heures du matin, et, peu à peu, tout s’apaisa, comme fondu dans le noir, dans le calme stupéfiant !... Je le sais bien, il se mêlait beaucoup d’enfantillage à ces émotions très naïves, mais nulle part, depuis, je n’ai goûté une pareille ivresse, à la fois physique et intellectuelle, et jamais je n’ai perçu plus directement qu’en me penchant sur ces êtres farouches et beaux ce que dut être l’humanité des temps antiques...


Corinthe, très probablement, procura des sensations pareilles aux jeunes Romains qui débarquaient en Achaïe, à la suite d’un propréteur ou d’un proconsul. C’était la grande fête de leur puberté... Dans cette Grèce un peu molle et trop raisonnable, sans passions extrêmes, élégante et pauvre, — moyenne en tout, — les courtisanes célébrées par Pindare apportaient quelque chose du faste et de la couleur asiatiques, de la crudité, de la violence et de l’outrance africaines, — et, pour tout dire, elles mettaient une sorte de romantisme enivrant dans ce pays classique. Corinthe, qui fut le grand creuset des idées et des mœurs antiques, se prêtait merveilleusement à ces alliages. Et c’est pourquoi je ne me choque point devant les ruines composites qui m’entourent. Ici, c’est le lieu où les contraires finissaient par se rejoindre. Les époques et les souvenirs s’y mêlent, comme s’y sont mêlés autrefois les grands courans civilisateurs ou corrupteurs. Byzance, Venise, Stamboul, les temps légendaires, tout cela se présente sur un plan unique. Je ne suis pas surpris, lorsque je découvre Pirène, la fontaine de Pégase, de la voir dans un décor du moyen âge !...


Je l’ai cherchée longtemps, car elle est bien cachée !...

Je visitai inutilement tous les recoins de l’Acropole proprement dite. Enfin, dans la seconde enceinte, au pied de la muraille, je tombai au milieu d’une bande de paysans assis sur de grosses pierres et en train de manger. Parmi les rustres, se prélassait un pappas rubicond, l’air important d’un juge de paix sous sa toque et sa robe à longues manches. Les femmes, encapuchonnées de mouchoirs jaunes à fleurs, s’activaient autour des mulets qui portaient les provisions. C’était cette pieuse compagnie qui, tout à l’heure, chantait des psaumes dans la laide petite chapelle... Le pèlerinage terminé, ou le vœu accompli, on se sustentait à l’ombre, en attendant que le soleil fût moins chaud, pour redescendre...

Je soupçonnai tout de suite qu’il devait y avoir de l’eau a proximité, les Orientaux aimant à dîner au frais. J’interrogeai le pappas... En effet, il y avait une source à deux pas, — et cette source c’était Pirène ! Quelle joie !... Un enfant m’y conduisit, un gros verre à la main. Il me montra une brèche dans le rempart, — un trou sombre comme une grotte : « C’est là !... » En me courbant un peu, j’aperçus, au fond, un canal en maçonnerie, fort étroit, où circulait une eau très pure et d’une fraîcheur tranchante. J’avais tellement soif, et j’étais si harassé par la chaleur, que j’en oubliai tous les beaux contes mythologiques dont je m’étais muni pour cette docte visite. Je bus avec sensualité, sans penser à rien, comme un cheval qui a longtemps couru, comme devait boire Pégase lui-même, après avoir promené Bellérophon par les espaces...

Et puis les paysans m’appelèrent, m’obligèrent à m’asseoir. Il fallut fraterniser avec eux, accepter du vin résiné, du pain, un morceau de mouton rissolé à la broche, que l’un d’eux m’offrit du bout des doigts. Et si ce n’était pas précisément la poésie que j’avais espérée en cet endroit, c’en fut une autre, plus familière, plus savoureuse, et peut-être aussi plus vivante, — jusqu’au moment où je repris le chemin de la moderne et très prosaïque Corinthe...


V. — AU PAYS DE SCHLIEMANN

Entre Corinthe et Tripoli, la seule station qui m’ait procuré un peu de plaisir, c’est Némée, la ville d’Hercule et des jeux athlétiques : un verre d’eau glacée que m’apporta le conducteur du train ranima mes énergies rendues fort languissantes par un temps orageux et lourd. Je pus admirer plus à l’aise cette région montagneuse et boisée, et m’émouvoir suffisamment au souvenir des Néméennes, pour regretter de ne la point parcourir à petites journées.

Puis, au sortir des défilés, ce fut l’Argolide, — Mycènes, Argos, Tyrinthe, — pays de grand style et de grand caractère ! Le soleil l’avait recuit et brûlé à point, pour qu’il me donnât tout de suite l’impression d’un coin de Tell algérien. Les plaines moissonnées, les montagnes fauves avaient des colorations vraiment africaines : rien que du blanc et du rouge, le rouge-brun des vases peints et des fresques antiques. Ces teintes uniformes finissaient par atténuer le tohu-bohu de civilisations et d’architectures qui se pressent et s’entre-choquent sur ce sol trop vieux, trop travaillé par les hommes.

Tout prenait une même physionomie, l’acropole cyclopéenne de Mycènes et le castel moyen-âgeux d’Argos !... Etait-ce la fatigue, ou la chaleur, ou la satiété d’un spectacle peu varié, mais je ne pouvais me défendre contre un invincible sentiment de lassitude et d’ennui. Je le confesse : Atrée et Thyeste, Agamemnon et Cassandre, les sépultures royales, toutes ces ruines documentaires me laissèrent absolument indifférent. Je me sentais égaré en plein domaine archéologique, dans un canton qu’emplit maintenant la seule gloire d’un épicier mecklembourgeois. L’Argolide est devenue le pays de Schliemann, qui l’a fouillé avec un sombre acharnement. Et je me disais : « Ce fatras de pierres ne me parle pas davantage qu’un amas de matières géologiques. Ce sont des coquilles. L’animal qui vivait dessous a disparu. Or, il n’y a que l’animal qui m’intéresse. Les rares débris qui attestaient ses goûts, son luxe barbare, — ses colliers, ses boucles d’oreilles, ses masques funéraires, — tout cela a été emporté, tout cela dort sous les vitrines du musée d’Athènes !... Alors, à quoi bon s’essouffler à gravir de mauvais sentiers ?... Épargnons-nous des frais de mulets et d’agoyates !


Le coup de grâce me fut donné par Tyrinthe.

Et pourtant, j’avais repris courage à Nauplie, petit port aux maisons claires et blanches, aux rues pavées de larges dalles, à la physionomie tout italienne (ce qui est un éloge pour une ville grecque, car, en général, les bourgades modernes de l’Hellade sont dénuées de tout caractère). La plaine environnante, un peu marécageuse, est couverte de cultures maraîchères, de vignes, de champs de blé. Les rideaux de peupliers, les roseaux à panaches, les arbres fruitiers, disséminés dans la campagne, lui forment une ceinture verdoyante qui contraste nettement avec la nudité sèche des montagnes prochaines et du rocher d’Argos dressé à l’autre extrémité, — haute muraille de cuivre rouge sous sa couronne de créneaux byzantins.

Par une jolie route, bordée de métairies et de villas, j’allai donc allègrement à la recherche de Tyrinthe. Je faillis passer sans lavoir. A ma droite, une énorme butte ellipsoïdale couvrait un espace considérable... Quoi ! C’était pour ce las de pierres que je m’étais dérangé ! Je ne voulais pas y croire. Mais il fallut bien me rendre à l’évidence : j’étais à Tyrinthe !...

Alors, pour me préparer aux émotions de la découverte, je m’installai en face, sous la tonnelle d’une auberge, et, devant un verre de mastic, je feuilletai fiévreusement mon guide. J appris que j’allais voir « le plus ancien exemplaire du style cyclopéen, » deux « châteaux » contigus, — le supérieur et l’inférieur, — un palais ou mégaron, avec une aidé, un aulé domestique, un gynécée, un appartement des hommes, toute une série de chambres... Et déjà je me figurais une éclatante résurrection des siècles homériques !

Hélas ! les guides, comme les archéologues, se moquent du monde ! Quand j’arrivai sur les lieux, je me trouvai en présence de gros blocs de pierre superposés (voilà pour les remparts !) et d’une aire de grange hérissée de cailloux et de broussailles, où se dessinaient vaguement des traces de fondations (voilà pour les deux châteaux, le mégaron, les chambres des reines !...). A mettre les choses au mieux, tout ce qu’on peut éprouver au milieu de ce terrain vague, c’est l’étonnement du badaud qui se demande : « Comment s’y est-on pris pour remuer toutes ces grosses pierres ?... » Quant au détail pittoresque des mœurs homériques, il est préférable de s’enfermer à l’hôtel et d’y relire tranquillement un chant de l’Odyssée. On y apprendra là-dessus beaucoup plus qu’à Tyrinthe !

Pour moi, ce que j’y ai vu de beau, ce sont les chardons. Les deux plates-formes des « châteaux » en étaient garnies avec une si magnifique profusion, qu’on ne pouvait faire un pas sans se piquer les mollets. Ces chardons étaient admirables. Jaunis, tordus, recroquevillés par le hâle de la canicule, ils revêtaient toute la surface de la citadelle, comme une immense rouille aux tons les plus délicatement nuancés et les plus somptueux. Quelques-uns, épanouis, arborescens, offraient de loin une apparence d’orfèvreries préhistoriques, de trépieds, de candélabres d’or. Et, çà et là, pareils à des plaques de bronze vert, des massifs de câpriers s’étalaient parmi les rouilles végétales. Toutes blanches, avec des pistils violets, les corolles légères semblaient des essaims de papillons posés sur les branches...

Vraiment, c’était presque beau, dans l’insignifiance des ruines !


Je m’en revins avec tristesse, et, chemin faisant, des pensées qui m’étaient déjà venues à l’Acropole d’Athènes se précisèrent dans mon esprit.

... Sans doute — me disais-je, — ces fouilles sont intéressantes, passionnantes même pour des archéologues, des professeurs, des architectes, tous les gens du métier. Et encore ! il serait peut-être préférable pour eux de s’en tenir purement et simplement aux gros livres qu’on écrivit sur ces fouilles, à ces copieuses monographies qui, avec leurs cartes, leurs planches, leurs illustrations, ont épuisé réellement la matière. Car la science est comme les sauterelles. Partout où elle passe elle ne laisse plus qu’un squelette. Elle vide les tombeaux, descelle les bas-reliefs, emballe les statues pour des musées lointains, détériore les fresques avec des réactifs chimiques, afin de les dessiner ou de les photographier plus commodément. Il ne reste rien à glaner derrière elle, et la triste carcasse, qu’elle abandonne. après avoir fait son butin, est bientôt envahie par les herbes, achevée par les intempéries et les accidens du plein air : c’est la dissolution complète !… N’importe ! J’admets qu’un champ de ruines, même dans cet état, soit encore instructif et curieux pour les professionnels désireux de contrôler les livres par l’examen des lieux.

Mais nous, — simples voyageurs ou artistes, — qui ne venons chercher en Grèce que de la beauté, qu’est-ce que cela peut nous faire ?… C’est une mauvaise plaisanterie que de nous convier devant des monceaux de briques ou de plâtras, des racines de murailles, des fossés et des trous, sous prétexte qu’il y eut, à cet endroit, une ville ou un monument illustre. Il serait loyal de nous avertir que nous nous fourvoyons, en essayant de pénétrer dans ces laboratoires d’érudition, où presque tout nous est inintelligible. Mais les archéologues ne se résignent point à ne travailler que pour la science. Ils veulent faire du bruit, eux aussi, attirer la foule, et, pour être plus sûrs de la retenir, ils flattent sa puérile curiosité. Ils remettent en place, ils reconstruisent : la tentation est si forte ! Et, comme ils ne peuvent pas reconstruire complètement, comme il y a toujours, dans leurs restitutions, une part forcée de conjectures et de tâtonnemens, ils dressent des monumens hybrides et inachevés qui ne ressemblent à rien, qui ne servent à rien…

À l’aspect de ces fausses ruines, — qui ne satisfont ni l’esthétique ni une science scrupuleuse, — on se prend à regretter ces autres fausses ruines, dont on raffola au temps de l’abbé Delille, — les ruines imaginées ou idéalisées par un Hubert Robert. C’était enjolivé et francisé !… D’accord ! (Moins cependant qu’on ne veut bien le dire !) Mais ces tentatives de l’aimable peintre étaient exemptes du pédantisme méticuleux et timide qui rend si gauches les actuelles restaurations. Ses sanguines et ses crayons témoignent d’un sens singulier de la grâce et, souvent, de la vraie beauté. Par-dessus tout, il nous donne l’impression que l’antique continue à vivre. Non seulement ses ruines sont parées comme un jardin, égayées d’arbustes, festonnées de pampres et de guirlandes, mais elles servent toujours à quelque chose. On s’y réunit pour causer, pour prendre le frais, on s’y promène pour le plaisir, sans la préoccupation d’une phrase de Baedeker à vérifier. Des laveuses suspendent leurs linges aux volutes d’un chapiteau, des paysannes étalent leurs légumes et leurs fruits sur le dallage d’un portique. Des chevaux pâturent sous le péristyle d’un temple. Appuyé au socle d’une statue de faune, un capucin égrène son chapelet. La robe rouge d’un cardinal, ou l’ombrelle gorge-de-pigeon d’une grande dame éclate parmi les blancheurs roussies des vieux marbres... Encore une fois, le détail était peut-être trop joli, mais l’ensemble demeure coloré, lumineux, joyeux et vivant.

Aujourd’hui, c’est le contraire ! On a isolé et stérilisé la ruine, comme un sujet de vivisection archéologique. On a fait le désert autour d’elle, et on l’a mise sous globe, comme une pièce de musée. Elle ne tient plus à rien, elle est hors de l’espace et du temps, elle est devenue quelque chose de bâtard, qui n’est ni le présent ni le passé, — ni la mort dans son repos inviolé, — ni la vie dans sa trivialité et sa beauté !

En littérature, même chose ! L’antique s’est de plus en plus isolé de la vie. Tandis qu’au XVIe et au XVIIe siècle, — de Ronsard à Racine, — l’antiquité littéraire se soudait à la vie moderne, continuait à vivre, — à partir d’André Chénier, elle est entrée, elle aussi, comme l’antiquité de la plastique et de l’architecture, dans le petit monde clos de l’archéologie. On s’est préoccupé pour elle de la couleur locale, — ce qui conduisait directement au bric-à-brac des romantiques, — on l’a transformée en un magasin de décors et d’images. Ce décor et ces images, c’est toute la substance du faux hellénisme qui, dans l’ordre littéraire, est le pendant de la fausse ruine. Autant qu’elle, il est hors la vie. Il ne se soucie pas davantage de loger une âme antique ou même moderne sous les formes creuses que son dilettantisme s’amuse à maintenir debout. Et quand, par hasard, il s’en soucie, c’est encore pire ! Les « pensers nouveaux » répugnent à la forme antique consacrée, et les âmes grecques ou latines qu’on prétend ressusciter sont de vains fantômes, indécis entre le rêve et la réalité.

Nos classiques étaient plus sages qui faisaient parler Phèdre comme la Montespan et qui habillaient Iphigénie comme une dauphine de ce temps-là. Une fable de Sophocle ou d’Euripide se formulait naturellement pour eux sous les espèces d’un drame tout actuel ou d’une psychologie toute contemporaine. Les noms antiques n’étaient là que pour marquer la continuité de la tradition et attester la religion des hommes nouveaux envers ceux d’autrefois...

Je récriminais de la sorte sur la route de Tyrinthe à Nauplie. Sans doute, ma déconvenue m’avait irrité, et j’exagérais... Mais, pourtant, je crois n’être que raisonnable, en déplorant que les lieux purement archéologiques ne soient pas le fief exclusif des savans : nous, profanes, nous n’avons rien à voir dans ces salles d’études. Et, d’autre part, lorsqu’il s’agit de ruines ayant une réelle valeur d’art, n’est-il pas souhaitable qu’on les dérobe à d’imprudentes restaurations, qu’on les sauve de la tristesse et de la solitude auxquelles l’archéologie administrative les condamne ? Après que la science a tiré de ces ruines tout l’enseignement possible, qu’on les rende à leur destin ! Si la nature et les hommes sont capables d’en consommer la destruction, ils peuvent aussi leur restituer une vie et une beauté cent fois plus précieuses que la morne intégrité où on les conserve.


VI. — LE 18 AOUT 1806

Une des routes les plus tristes que j’ai parcourues en Grèce, c’est celle qui va de Tripoli à Sparte. Les villages y sont rares, la végétation aussi. Ces montagnes médiocres, ces vallées sans eau n’ont pas la tragique horreur des paysages complètement nus et déserts.

On ne commence à s’intéresser un peu aux choses du dehors qu’à partir du Khan de Vourlia, sans doute parce qu’on sait qu’on se rapproche de Sparte et qu’on ne peut supposer autour de cette ville célèbre une banlieue quelconque.

Nous nous arrêtâmes longtemps à Vourlia. J’avoue que le dernier de mes soucis fut de reconnaître le champ de bataille de Sellasie, qui se trouve, paraît-il, dans les environs. Mon cocher, assommé par la chaleur de midi, s’était couché par terre et ne voulait plus bouger. Je fis comme lui, je m’allongeai sur un bane et j’essayai vainement de dormir, parmi les criailleries d’une bande d’ouvriers qui buvaient dans la salle voisine. Ces modernes Spartiates parlaient anglais, étant nouvellement rentrés d’Amérique, — et je crus comprendre qu’ils invectivaient la Compagnie française des Mines du Laurium, dont le personnel, en ce moment-là, s’était mis en grève. Des journaux démocratiques placardés contre le mur leur fournissaient des argumens. C’est ainsi que je descendis vers Lacédémone, poursuivi par la clameur des revendications sociales.

La région paraît pauvre. Les hommes ayant émigré pour la plupart vers des pays d’industrie, ce sont les femmes qui cassent les cailloux du chemin, sous la surveillance d’un cantonnier... Puis, à mesure que nous descendons, la vie a l’air de renaître, les vergers, les jardins deviennent plus fréquens. Nous traversons un grand village encore endormi, à cette heure de la sieste, — et, brusquement, la route fait un coude, en longeant un ravin dangereux, une côte rapide dévale sous de hautes tranchées : le Taygète, énorme et bleuâtre, vient de surgir, avec ses pics espacés, qui flottent dans un brouillard très fin !...

Bientôt, la vallée de l’Eurotas se découvre, l’immense plaine laconienne, toute luxuriante de verdure, à l’atmosphère humide et lourde, où se cachent des marécages et des rigoles de rizières. Au bord de la route, s’échelonnent des moulins et des guinguettes qui annoncent la proximité d’une ville. La côte s’abaisse de plus en plus... Nous voici dans la plaine. Un pont suspendu enjambe l’Eurotas, le fleuve héroïque et légendaire. Quoi qu’en ait dit la malignité, il a toutes les apparences d’une fort belle rivière. Seulement, son cours, appauvri en cette saison, se divise en deux ou trois bras, qui se rétrécissent sur un lit de galets. Çà et là, le long des berges, de maigres lauriers-roses, des prés de luzerne aux fleurs violettes foisonnantes, et, — disséminés dans des arrière-plans rocailleux, — de petits oliviers qui semblent des arbres exotiques au milieu de cette fertilité toute septentrionale...

Il est cinq heures, l’air fraîchit un peu. Les promeneurs se hasardent à sortir, — des commerçans de Sparte, des fonctionnaires de la monarchie ! A voir ces bonnes gens pacifiques, errant, l’ombrelle sous le bras, par les sentiers des prés, ou assis sur les talus de la rivière, on perd insensiblement la notion des milieux. Si étrange que cela me paraisse aujourd’hui, je retrouvai là, dans cette campagne de Sparte, dans cette tranquillité provinciale, l’impression d’apaisement et de bourgeoise félicité que j’avais éprouvée tout enfant, lorsque j’arrivai pour la première fois à Niederbronn, — petite ville thermale de notre Lorraine, blottie dans les brumes et les bruyères des Vosges.

Mais non ! L’Orient est tout proche !... Il suffit de se retourner pour apercevoir les flancs rougeâtres des monts Ménélaion, dont la chaîne aplatie rappelle les ondulations sablonneuses des déserts africains. Un feu de berger brûle, dans le lointain, sur une des crêtes. Et, de l’autre côté, en face de nous, par-dessus les sombres entassemens du Taygète, la première étoile s’allume...

J’étais suffisamment familiarisé avec les bourgades de la Grèce moderne, pour que la nouvelle Sparte ne me déçût point. Elle a cinq mille habitans, elle est ornée d’une préfecture, d’une cathédrale et d’un gymnase. Après cela, on a tout dit.

Hâtons-nous pourtant d’ajouter que les Hellènes font tout ce qu’ils peuvent pour donner à leur petit royaume une façade convenable, qui ne prête pas trop à rire aux étrangers. Je ne sais rien de plus touchant, de plus noblement patriotique que la persévérance de cet effort, quelquefois malheureux. Ce n’est pas leur faute s’ils ne sont point riches, et si, dans cette Laconie, cependant facile à cultiver, les hommes sont obligés d’aller chercher fortune en Amérique.

Avec ses grandes rues droites, ses maisons neuves aux fenêtres closes, Sparte m apparut comme une ville à moitié vide et de physionomie fort ingrate.

Malgré tout, je persiste à y voir une résidence charmante, encore qu’un peu chaude et fiévreuse en été. La nature y est si belle !... Je me souviendrai toujours de mon premier réveil à Sparte, lorsque, du balcon de ma chambre, entre les branches d’un figuier, je distinguai, comme un grand voile rose tendu à l’autre bout de l’espace, le Taygète, touché par le soleil levant !... Cette rude masse si délicatement nuancée, ce fond d’horizon vaporeux et tendre comme un ciel d’idylle, — ce fut une de mes plus étranges et de mes plus délicieuses sensations d’aube !...

Autour de la ville, les pêchers, les grenadiers, les mûriers, les champs de pastèques, les plantations de vignes et de maïs s’étendent à perte de vue. On songe à la vallée du Pô. Parmi cette abondance de fruits, sur cette terre verdoyante et regorgeante, comme on se sent loin d’Athènes ! C’est l’irréductible opposition du Nord et du Midi. Pour peu qu’on y mette de bonne volonté, on s’explique tout de suite l’antagonisme des deux villes, on reconstruit sans peine la psychologie vigoureuse et simple des antiques Spartiates... Je les vois très blonds et très sanguins, nourris de légumes et de laitages, taciturnes et brutaux, comme les paysans du Piémont. Ces gens de la plaine étaient une race solide et bien en chair, qui n’échappa à la mollesse des mœurs agricoles, qu’en s’aguerrissant contre les montagnards du voisinage. Bien plus que les palestres du Platanistas, le Taygète fut la véritable école de guerre pour les jeunes Lacédémoniens.

Pour nous, qui ne lui demandons pas de tels enseignemens, le Taygète reste une des plus admirables montagnes du monde. Il n’est pas très haut, mais il produit un singulier effet de puissance et de beauté, — une puissance ramassée et merveilleusement ordonnée, une beauté sévère, légèrement farouche, et nullement monotone. Je l’ai traversé tout entier, de Trypi à Kalamata. Les contrastes y sont continuels : des sentiers agrestes, bordés de noisetiers, de mûriers, de châtaigniers et de platanes, puis des pentes arides et ferrugineuses, où, çà et là, des plus accrochent péniblement leurs racines, — des combes arrosées de ruisselets, pullulantes de verdures et d’essences du Nord, puis des gorges dénudées, sans un arbre, sans un brin d’herbe, de longs corridors de marbre, avec des chemins taillés en échelles et si glissans que les mulets eux-mêmes y gauchissent, des précipices miroitans comme des puits d’albâtre, des cascades qui bouillonnent, des trous d’eau stagnante qui luisent comme des lentilles d’émeraude dans des bassins de marbre blanc, — des culs-de-sac et des ravins où s’emprisonne une chaleur étouffante, puis des cols, des brèches, des plates-formes, où circulent de grands courans d’air frais, des brises salines venues de la mer...

Quand on le voit de Sparte et de la vallée de l’Eurotas, tous ces aspects se fondent en une harmonieuse et solide unité. Par-dessus les plaines, la masse du Taygète, avec ses feuillages, ses torrens et ses cascades, apparaît comme une colossale fontaine d’eaux jaillissantes.

Les monumens de l’ancienne Sparte n’étaient pas très nombreux, ni bien magnifiques. Aussi les fouilles, entreprises sur son territoire par l’École archéologique américaine, n’ont-elles ramené au jour que d’insignifians débris. Néanmoins, je considérai comme un devoir de rendre visite au peu qui subsiste de ces ruines. Je n’avais d’ailleurs aucune illusion.

Sous un soleil implacable, je saluai donc l’hypothétique Tombeau de Lêonidas, je traversai l’Agora, j’escaladai même l’Acropole. Ces beaux noms antiques ne désignent plus aujourd’hui que des olivaies et une butte surmontée d’une cabane de berger. Sur le flanc de la butte, on a dégagé les gradins d’un théâtre. Ailleurs, on a retrouvé des fondations de temples. Des fragmens de sculptures et de bas-reliefs gisent dans des tranchées. Tout cela peut occuper utilement des archéologues. Je n’y recueillis, quant à moi, nulle jouissance, — pas même une satisfaction de curiosité.

La chaleur était atroce, au milieu de ces champs moissonnés et sans ombre. Je sentais l’insolation imminente. Au plus vite, je gagnai le Platanistas, où quelques noyers, groupés autour d’une fontaine, me promettaient une relative fraîcheur. D’un côté, la Magoula, — un modeste ruisseau, affluent de l’Eurotas, — y entretient une végétation assez touffue, et, un peu partout, il y a des filets d’eau courante, des lavoirs et des abreuvoirs.

Je m’assis au bord de la fontaine, sur la racine d’un noyer. A deux pas, des paysans faisaient boire leurs bœufs. Dans mon accablement que je combattais pourtant de toutes mes forces, j’essayais d’employer ma pensée divagante... A défaut d’une antiquité, presque tout entière périe, — et toujours si obscure ! — quel meilleur sujet de méditation pour un Français, égaré dans la campagne de Sparte, que les pages fameuses que Chateaubriand lui consacra ?...

il écrit, dans son Itinéraire : « C’est le 18 août 1806, à neuf heures du matin, que je fis, seul, le long de l’Eurotas, cette promenade qui ne s’effacera jamais de ma mémoire. » Or, il y avait juste cent ans que l’auteur des Martyrs était ici. C’était le samedi 18 août 1906 que je relisais ses notes de voyageur, sous un noyer du Platanistas, — c’était à peu près l’heure où il se promenait au bord de l’Eurotas, et j’étais seul, moi aussi, au milieu des paysans et des bœufs pressés autour d’un abreuvoir, à commémorer ce glorieux centenaire.

Chateaubriand s’est arrêté à cet endroit : il y a ressenti la plus forte émotion de tout son voyage. Un événement comme celui-là n’intéresse pas seulement les biographes et les admirateurs du grand homme, mais il a eu des conséquences historiques, qu’il serait injuste d’oublier.

Sans doute, Athènes lui inspira de fort beaux accens. Personne n’a vu comme lui le paysage de l’Attique et du Parthénon, Les lignes, la tonalité des plans, le profil et la couleur des marbres, les nuances même de l’atmosphère, il a tout fixé d’un coup, avec une justesse parfaite.

Mais si éloquemment qu’il ait parlé d’Athènes, c’était à Sparte, au fond, qu’allait tout son amour. D’abord, il a dû l’aimer comme sa découverte, puisque avant lui les archéologues et les géographes étaient encore incertains sur l’emplacement de ses ruines. Il y avait longtemps, d’ailleurs, qu’elle l’obsédait. Les déclamations de Jean-Jacques et des révolutionnaires sur les vertus de Lacédémone étaient encore dans sa mémoire. Enfin l’homme du Nord qu’était Chateaubriand, l’enfant rêveur, élevé au château de Combourg, trouvait peut-être dans la plaine, alors désolée, de la Laconie, devant la chaîne grandiose et romantique du Taygète, un spectacle plus en harmonie avec sa sensibilité et ses instincts d’artiste, que sur les hauteurs de l’Acropole, devant l’Attique lumineuse, riante et sèche.

En tout cas, c’est du jour où il est passé à Sparte, que la Grèce antique a commencé à vivre sous des couleurs plus vraies dans son imagination et dans celle des hommes d’Occident. D’habitude, on lui refuse cette vérité de la vision, parce qu’il a la magnificence du style. On conteste l’exactitude de ses descriptions, on le chicane sur le détail, alors qu’on se montre beaucoup moins exigeant avec d’autres qui ne sont pas plus exacts mais qui flattent notre manie d’impressionnisme, notre préférence pour le fugitif et l’instantané. Ceux-là ne s’évadent guère hors du monde flottant de la sensation. Chateaubriand, lui, est un descriptif de l’ordre intellectuel. Son œil, en même temps qu’il voit, élimine et compose, ne retient des objets sensibles que la matière d’une idée, et, si son être vibre tout entier au contact des choses, cet émoi lyrique s’achève toujours en contemplation. Son objet propre, c’est ce qui ne passe point, le résidu de la sensation qui demeure toujours vrai pour la pensée, — la face éternelle des paysages.

Le contemplateur n’a pas étouffé, en lui, l’homme d’action. Dans la torpeur orientale, il est resté un Celte à l’esprit agile, le descendant d’une race à la fois positive et aventureuse… Lorsque, du haut de l’Acropole de Sparte, il a regardé autour de lui, les champs incultes étaient à peu près déserts, les habitans, décimés par le Turc, se cachaient ou osaient à peine se montrer. Le souffle stérilisant de l’Islam avait tout dévasté… Quel scandale pour un Français du XVIIIe siècle, en qui se débattaient les enseignemens de l’Encyclopédie et les traditions chevaleresques ! Il s’emporta, il s’indigna contre la barbarie asiatique, il proféra de telles invectives contre les oppresseurs de la Grèce, que, dix ans plus tard, l’Europe consentit enfin à la délivrer. Les Hellènes lui doivent en partie le mouvement d’opinion qui hâta leur liberté, — et la France, la reprise de sa politique séculaire dans les « Echelles du Levant. »

Aujourd’hui, hélas ! nous avons singulièrement rétrogradé en Orient ! Lorsque Chateaubriand y arriva en 1806, il n’y avait plus guère que des religieux pour y représenter la France. En 1906, après trente ans d’abandon et d’effacement systématique, il n’y a plus que les Congrégations expulsées de notre pays qui rappellent aux Orientaux que nous ne sommes pas encore une nation morte.

Et c’est pourquoi cette date du 18 août 1806 me paraît d’une si haute signification historique. L’héroïsme de Sparte, évoqué sur les berges de l’Eurotas par un voyageur breton, ressuscita, par contre-coup, dans notre France, quelque-chose de l’héroïsme des Croisades. Parce que François de Chateaubriand dormit deux nuits aux lieux où fut Lacédémone, l’Orient redevint français pendant un demi-siècle...


VII. — LE PALAIS DES DESPOTES

Au pays de Sparte, il y a une grande beauté : Mistra ! A l’exception de l’Acropole d’Athènes et de l’Acro-Corinthe, je ne connais pas, en Grèce, une seule ruine qui mérite autant d’être vue. Sa citadelle fut élevée, au XIIIe siècle, par un des nôtres, Guillaume II de Willehardouin, ensuite la ville proprement dite se développa sous l’administration des Paléologues, qui avaient fini par expulser les Latins. Bâtie en amphithéâtre sur une déclivité du Taygète, divisée en ville basse, ville haute et camp retranché, close de multiples enceintes, elle offre peut-être le type le plus complet de la forteresse byzantine du moyen âge.

On y accède par de jolis chemins qui enjambent, sur des ponts rustiques, les affluens de l’Eurotas, — la Magoula, le Pantoleimon, le Trypiotiko. On traverse des bois de pins, des plantations d’oliviers. A mesure qu’on se rapproche de la montagne, la route s’ombrage de figuiers et de platanes. Puis, c’est l’ancien Bazar de Mistra, avec ses échoppes garnies d’auvens, comme à Constantinople, dans le quartier de Sainte-Sophie, — sa fontaine abritée par un platane géant, sous lequel de rares flâneurs continuent à fumer le narguilé oriental. On longe des jardins, dont les murs chauffées à blanc vous renvoient, avec la réverbération du soleil, de véhémentes senteurs de basilics et d’œillets d’Inde, — et l’on arrive enfin sous le rocher de Mistra... En bas, se creuse un torrent, profondément raviné, qui forme un fossé naturel et assez mal commode à franchir, en avant du rempart. Il faut descendre dans le ravin, puis, en suivant un sentier de mulets, remonter sur la berge opposée par des gradins taillés dans le roc... Et voici que commencent de petites rues très étroites, pavées de cailloux merveilleusement durs, — des venelles tortueuses et qui se croisent en labyrinthe, comme dans les casbas mauresques, mais ce sont des rues sans maisons. Mistra est une ville morte. Au premier abord, on se figure qu’elle n’est habitée que par des poules, tant il y en a qui picorent dans les orties et les lavandes. Cependant, quelques masures demeurées à peu près intactes servent encore de logis à des paysans. Elles ont l’air de chanceler sous les avalanches de pierres qui dégringolent le long des pentes, et elles sont comme submergées dans cette nappe de décombres qui descend de la montagne. Partout des pierres, des entassemens de blocs, des détritus de maçonnerie et, de loin en loin, — émergeant des broussailles et des ruines amoncelées, — des pans de murs couronnés de créneaux, des palais et des basiliques...


Que ces noms pompeux ne fassent point travailler inutilement les imaginations ! De loin, ces palais et ces basiliques se distinguent à peine des bâtisses écroulées qui les entourent, et leurs tons de poussière et de décrépitude se confondent avec ceux des roches. Pour ce qui est des églises surtout, l’extérieur en paraît fort misérable. C’est bas, c’est étriqué, rabougri et vieillot. Avec leurs absides trapues, leurs tours octogonales surmontées d’une coupole aplatie, leurs briques effritées, leurs tuiles roussies, elles ressemblent à des colombiers déserts.

Tel est l’aspect de la Péribleptos, la première de ces églises qu’on aperçoive. La « Péribleptos, » cela veut dire l’Illustre, Celle qui attire les regards... Mais elle n’attirait guère les miens ! J’étais tout à l’allégresse de la montée, par ce splendide matin d’août. Les herbes sèches embaumaient, les cailloux du chemin, les marches usées des escaliers luisaient en arêtes d’or, au soleil, des grelots de mulets tintaient on ne savait où, vers les hauteurs... Nous atteignîmes enfin la terrasse penchante, où la petite vieille église ratatinée se pelotonne contre le rocher. Un petit mur se haussait devant nous : une porte large comme un trou de souricière nous conduit dans une cour lilliputienne, et, par une autre porte sous laquelle il faut encore se baisser, nous nous glissons dans le minuscule sanctuaire, où les piliers semblent se toucher, où se creusent des absides, des réduits obscurs, des rencognemens bizarres et compliqués : c’est tout le rapetissement et tout le recroquevillement du byzantinisme exprimés en un parfait symbole !... Le mobilier est fruste, l’architecture, lourde et d’apparence presque barbare. Une fadeur de moisissure et d’humidité se mêle à d’imperceptibles odeurs de cire et d’encens qui persistent sous les voûtes enfumées... Rien de tout cela n’offense, on n’y fait même pas attention. Les yeux sont pris tout de suite par les peintures compactes qui recouvrent les murailles. Il n’y a pas un pouce qui ait échappé au pinceau des décorateurs. L’église entière est comme revêtue de tentures, — des tentures très anciennes et délicieusement fanées, qui rappellent les chaudes harmonies de couleurs et la profusion ornementale des tapis d’Orient. Les figures humaines qui s’y pressent sont tellement fourmillantes, tellement serrées, les lignes et les profils s’y entre-choquent en une telle luxuriance que, d’abord, on a l’impression d’une immense arabesque, d’un fouillis de fleurs, de tiges et d’entrelacs végétaux... Et tout cela est si près de vous, si foisonnant, si touffu, il y en a tant de tous côtés, à droite, à gauche, en haut et en bas, que l’on croit se promener entre les pages d’un missel débordant d’enluminures.

On s’approche, les fresques se débrouillent, et l’on s’aperçoit que la plupart des figures sont aveugles. Les Turcs, me dit-on, les ont prises pour cibles et se sont amusés à leur crever les yeux à coups de fusil... Et puis, on regarde plus attentivement, et des scènes bibliques ou évangéliques s’ordonnent peu à peu, se déroulent. La multitude des personnages sacrés et des formes célestes vous obsède, vous halluciné, on est emporté dans une sorte de cauchemar paradisiaque... Voici les anges qui défilent en procession, tenant dans leurs mains les accessoires de la divine liturgie, le disque de la patène, le calice, les linges, le corporal. En costume pontifical, le Christ lui-même va célébrer la messe, et les anges vont la servir. Au-dessus de l’autel, Dieu le Père trône en gloire, dans un nimbe où plane la colombe, les ailes déployées...

Mais, de toutes les églises de Mistra, aucune ne m’a laissé le lumineux souvenir de la Pantanassa, ou la Reine des reines.

Il faut gravir encore dans la ville morte, au milieu des herbes brûlées, parmi les cailloux des ruelles raboteuses, aux circuits interminables... Nous franchissons le portail : d’un côté de la cour, les bâtimens délabrés d’un monastère, où il n’y a plus aujourd’hui que trois vieilles nonnes ; de l’autre, l’église flanquée d’un campanile carré, et, tout contre, en bordure sur la cour, une terrasse plantée de cyprès. Lorsque nous pénétrâmes dans cet enclos, le soleil de midi incendiait les roches et les pierres, les contours s’enlevaient avec un relief, une intensité presque blessante. La façade dorée et fauve de la basilique, les vertes aiguilles des cyprès, deux pots de fuchsias posés sur le rebord de la terrasse, la robe noire d’une nonne amortissant les blancheurs vibrantes de la lumière, ces contrastes, ces quelques touches de couleurs crues et comme flambantes, dans l’accablement de l’heure, dans la respiration torride de la montagne, cela composait un cadre extraordinaire de splendeur fougueuse et d’immobilité, de paix monacale, de silence et d’anéantissement.

Après une station devant les fresques et les sculptures de l’iconostase, je montai jusqu’à la plate-forme du campanile, où, tout aussitôt, selon les règles de l’hospitalité orientale, une des religieuses m’apporta un verre d’eau et une tasse de café. A chaque coup de brise, les cloches tintaient faiblement au-dessus de moi, la corde oscillait, des souffles chauds passaient en brusques bouffées... Avant même de m’être accoudé à la balustrade, j’avais senti l’immensité d’espace que j’allais dominer de cette hauteur... Une échappée prodigieuse ! Toute la plaine laconienne avec son fleuve de verdures, Sparte, l’Eurotas, les colorations désertiques du Ménélaion, et, dans le lointain, le massif montagneux de l’Argolide !... En me courbant sur ce vide peuplé de tant de poésie et de légende, sur ce paysage fait d’histoire idéale et de tangibles magnificences, j’aurais voulu retenir les minutes, fixer l’émotion trop brève qui me soulevait. Demain, je ne serais plus là !... La tasse des hôtes était encore à mes lèvres, je buvais lentement la dernière gorgée, — et j’enviais les trois nonnes qui vivent ici, entre leurs pots de fuchsias et leur petite maison blanche !… Quel rêve ! Faire son salut devant ce spectacle de chaque jour, — et puis mourir, en rendant grâce à Dieu d’avoir créé le monde si beau !…

Durant mon séjour à Mistra, j’eus l’honneur d’être logé dans les bâtimens de la Métropole, ancienne résidence des archevêques de Sparte. C’est un îlot de constructions, à mi-côte de la ville. Elle comprend la cathédrale de Saint-Démétrios, avec ses dépendances, un cloître et un palais archiépiscopal.

On entre d’abord dans une cour, environnée de hauts murs, qui précède la basilique. À gauche, près du portail, il y a un puits monumental surmonté de la croix grecque et de l’aigle impériale à deux têtes. Un figuier étale ses branches noueuses et ses larges feuilles vertes sur la blancheur des murailles : cela fait un coin d’ombre voluptueux, pendant la saison chaude. On s’imaginerait presque être dans la cour d’un très vieux mas de Provence, n’étaient ce porche d’église, ce puits seigneurial et cet emblème héraldique. Les pierres se délitent, le profil des sculptures s’efface, des cailloux et des herbes ont envahi le sol. On se sent dans une antiquité pas très lointaine, mais déjà si décrépite ! — dans une civilisation caduque qui retourne à la rusticité, pour ne pas dire à la barbarie, — et qui retient pourtant un reste d’élégance et de grandeur…

La cathédrale ressemble à toutes les églises de Mistra, sauf qu’elle est plus grande et vraiment métropolitaine : même architecture, mêmes fresques drapant les piliers et les nefs comme de hautes tapisseries à personnages. Les bâtimens annexes renferment un embryon de musée, dû à l’initiative de l’archéologue Gabriel Millet, qui est le plus fervent et le plus averti de tous les amoureux de Mistra. En face, c’étaient les anciens appartemens de l’archevêque, des pièces blanchies à la chaux, aérées et spacieuses, d’une simplicité tout méridionale. J’y reconnus le sélamik, où Chateaubriand fut reçu en 1806. La disposition n’a pas changé. Les divans sont encore en place le long des murs, avec leurs nattes circulaires clouées contre la plinthe, où l’on appuie sa tête. Mais la salle est dans un état de délabrement pitoyable. Des tribus de souris y ont élu domicile, et le plancher pourri cède sous le pied, quand on s’avance vers les fenêtres sans vitres, pour contempler, entre leurs baies étroites, la vallée vertigineuse...

Masures blasonnées et croulantes, vieilles chapelles ensevelies sous la chaux et la poussière, tout cela est bien mort !... La grâce vivante de la Métropole, c’est le cloître autour duquel s’ordonnent toutes ces constructions, le cloître avec ses galeries peintes à fresque comme la basilique, ses figures évanescentes d’apôtres et de martyrs, ses arceaux soutenus par de frêles colonnettes. Il est tout au bord d’une terrasse, — et, du côté du Levant, ses arcades s’ouvrent sur le ciel libre, sur les profondeurs du ravin et les étendues radieuses de la plaine laconienne.

J’ai passé là des heures bénies, assis sur le petit mur qui surplombe les cours et les jardins de la ville basse, — des heures si douces que je formais le projet insensé de m’y arrêter pour toujours. Je ne pensais à rien, ni à Sparte, ni à ses héros emphatiques, ni à ses mythologies amoureuses. Je me laissais aller à la béatitude du rêve oriental, à la somnolence des siestes, où la réalité imprécise finit par s’abolir. Et quand j’essayais de secouer cette langueur, rien n’arrivait jusqu’à ma conscience que l’enchantement des belles lignes, les formes des montagnes, l’envergure de la plaine, tout ce concert silencieux de l’espace... J’y goûtais l’ivresse de l’altitude et du plein ciel, la joie physique de boire un air si pur, parmi les odeurs des giroflées et des lavandes brûlées de soleil, — et cette sensualité frugale de se satisfaire avec des nourritures légères et rafraîchissantes, des pastèques, des figues, de l’eau glacée tirée du puits...

Oui, ce cloître et cette solitude de Mistra ne m’effraient point. J’y vivrais des saisons à regarder les couleurs changeantes du ciel et de la terre, à épier les nuances du vent, les torpeurs lourdes et les colères soudaines de l’été, les gros nuages noirs qui annoncent le siroco, et puis, tout aussitôt, l’immense sourire de l’éther pacifié...

Encore plus haut, à la pointe Nord de Mistra, — protégé par la citadelle du Castro, — se dresse le Palais des Despotes...

Ainsi nommait-on les gouverneurs byzantins de la Morée, personnages investis d’une autorité presque absolue, et qui, dans ce Péloponnèse lointain, pouvaient se moquer du Basileus de Constantinople et se comporter en souverains indépendans.

... Toujours des ruelles grimpantes, hérissées de gros cailloux polis, où l’on trébuche et qui vous meurtrissent les pieds. Puis une nouvelle enceinte crénelée, une poterne, un couloir tournant : ce repaire des Despotes est une autre forteresse emboîtée dans la grande. On débouche sur une cour au sol crevassé, envahie par les myrtes et les lentisques, — et, tout à coup, le squelette noirci d’un grand palais surgit parmi les roches et se profile en lignes puissantes sur le vide de l’horizon. Deux ailes qui se coupent à angle droit, des fenêtres élancées, en files régulières, aux arcatures en plein cintre, des cordons de briques alternant avec les couches de la maçonnerie, un air d’ampleur et d’apparat, — tout cela différencie fortement cette énorme bâtisse des autres constructions de Mistra. Nous voilà loin des masures aveugles, des petites églises ramassées et tassées comme des gourbis ! On trouve à ce beau palais une parenté très proche de ceux de Constantinople et de Venise, — le Palais de l’Hebdomon ou celui des Doges. Ce n’est plus la tanière féodale, mais déjà le château moderne, — la grande maison décorative de la Renaissance, aménagée pour les réceptions et les fêtes.

Lorsque nous y arrivâmes, il était tard, un orage se préparait, des nuages livides pesaient sur la vallée de l’Eurotas. Et rien n’était tragique comme cette ruine debout dans les pourpres sanglantes du couchant et les noirceurs funèbres du ciel plein de menaces. A la lueur des éclairs, sous les voûtes effondrées, nous parcourûmes l’enfilade des appartemens, les corridors, les réduits énigmatiques, — et nous dûmes nous abriter de la pluie dans une salle plus vaste et d’ordonnance plus imposante que toutes les autres. Salle du trône, salle de festin ? On devine mal sa destination. Probablement, une galerie en faisait le tour, aboutissant à une sorte de tribune qui dominait toute la pièce. Vers le milieu, une baie arrondie donne accès sur une espèce de tourelle en poivrière, — petite chambre carrée, encastrée dans le mur et percée elle-même de fenêtres basses... Là, on est suspendu au-dessus des gorges de Trypi, on découvre la plaine laconienne jusqu’aux arrière-plans de la vallée. Le rocher perpendiculaire qui porte le palais et le rempart se dérobe sous vous : du vide, de l’espace, des champs et des rivières !... Toute la contrée s’étalait ainsi aux pieds du maître, — du Despote omnipotent, qui, de cet effrayant belvédère, pouvait surveiller les chemins du pays, les défilés des montagnes, voir approcher l’ennemi, ou l’émissaire impérial qui apportait de Constantinople les messages perfides...

Quel décor tout préparé pour les tragédies cruelles, les aventures extraordinaires comme des contes orientaux, dont regorge l’histoire de Byzance ! Ce n’est pas plus beau, mais c’est plus sauvage, plus âpre, plus grandiose que sur la Corne d’Or ! Ni le Palais des Blaquernes, ni la colline d’Eyoub ne commandent une étendue plus royale, et ni l’une ni l’autre n’ont l’aspect farouche, la majesté inaccessible de ce château du Taygète.

C’est là qu’on voudrait voir revivre le dernier des Empereurs, Constantin Paléologue, qui fut despote de Mistra, avant de ceindre la couronne. L’artiste qui tenterait de ressusciter une telle figure et une telle époque, nous rendrait du même coup toute une chevalerie inconnue de notre Occident, un moyen âge. riant et ensoleillé, en qui la beauté païenne se marierait à la couleur orientale et la corruption sénile de Byzance, à la jeune barbarie et à la santé vigoureuse des Francs.

En attendant, ce palais en ruines, acculé au bord d’un précipice, comme l’Empire lui-même à la catastrophe finale, prend une signification symbolique d’une richesse inouïe. Il complète le rocher et la forteresse de Mistra, où tant d’histoire se concentre, que le sol creusé et chargé comme une mine, semble éclater sous les pas, — où tant de spectres illustres reviennent rôder encore, que toute la splendeur du soleil éparse sur la plaine héroïque de Sparte n’en peut détacher le souvenir !...


LOUIS BERTRAND.

  1. Voir la Revue du 15 avril.