Paul Ollendorff (p. 13-27).
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PAUVRE PETITE !
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I



Depuis quand nous connaissions-nous Louise et moi ? Je n’en sais plus rien, nous nous étions souvent rencontrées, toutes petites, toutes les deux en grand deuil, elle, de son père, moi, de ma mère. Nos gouvernantes étaient en relations, nous avions fini par nous parler, nous nous étions plu, puis aimées, et cette amitié-là, nous ne l’avons jamais trahie.

Mon père, plongé dans la douleur que lui avait causée la mort de ma mère, avait renoncé à toute espèce de luxe, et s’occupait peu de moi ; il sortait toujours seul et ne me parlait presque jamais. Toutefois il ne négligeait rien pour mon bien-être et désirait que mon éducation fût soignée.

La mère de Louise, au contraire, vite consolée, ne vivant que pour sa fille, travaillait à grand’peine à rétablir une fortune très compromise à la mort de son mari.

Nos vies se ressemblaient donc, en somme, quoique par des raisons très différentes.

Nous avons ainsi passé notre première enfance, nous cherchant toujours et toujours heureuses de nous retrouver. Que de douces heures se sont écoulées à nous confier l’une à l’autre nos importantes affaires… ces mille riens qui tiennent une si grande place dans les existences de dix à douze ans,… que sais-je, une promenade projetée et manquée, une leçon plus ou moins bien apprise ! À cet âge, on ignore encore quel chapeau sied le mieux, ou quelle robe avantage la tournure ; j’avoue pourtant à ma honte que Louise a commencé à s’en douter avant moi ; elle me trouvait jolie, sans doute par bienveillance ; quant à elle, elle devenait tout simplement très belle ; aussi, vers la fin de sa dix-huitième année, elle fit un mariage inespéré, et, c’est le cas ou jamais de le dire : pour ses beaux yeux. Comme son mari était bien alors ! Il avait un caractère des plus aimables, une intelligence au-dessus de la moyenne, et, avec cela, une fortune colossale.

Malheureusement, il était d’une activité presque fébrile que ne pouvait supporter la nature indolente et poétique de Louise.

Elle avait cru l’aimer, comme cela arrive tant de fois, hélas ! On se berce d’une espérance, croyant tenir une réalité !

Comment est-il possible, en effet, qu’une infortunée créature, ne connaissant du monde que le cercle restreint qui gravite autour d’elle, puisse se faire une opinion quelconque sur l’homme avec lequel elle devra partager son existence ?

Elle entre dans la vie de ménage, comme dans un appartement neuf, duquel elle ne connaît ni les inconvénients, ni les avantages ; elle ne peut voir la vie qu’à travers les illusions dont elle enveloppe son rêve, et le premier qu’on lui présente, c’est le mari qu’elle accueille, en ayant cru le choisir ! Si c’est un galant homme, elle a quelque chance de bonheur, sinon elle sera une victime de plus. Quant à l’attrait, à la sympathie, à l’amour… l’amour surtout qu’elle doit à peine connaître de nom, on s’en préoccupe peu ; elle ouvrira le livre de la vie, en commençant par la dernière page, et ainsi le voile, déchiré tout à coup, lui montrera brutalement l’existence et chassera ces rêves chéris qu’elle ne pourra plus jamais caresser !

Lorsque les premiers moments d’amour-propre flatté, de vanité assouvie furent passés pour Louise, un désenchantement absolu s’empara de tout son être, ce fut comme un malaise inexplicable, mais incessant.

Notre intimité, toujours croissante, fit qu’elle aima, dès le début, à se confier à moi, me faisant part de ses impressions les plus personnelles, me détaillant, avec une précision quelquefois gênante, toutes les circonstances qui consacrent à jamais l’union conjugale…

Moments précieux et décisifs de l’existence qui sont si souvent remplis d’angoisses, voire même de crainte… trop rarement hélas ! de charmes !

— Ma Jeanne chérie, me disait-elle, tu sais bien que mon sommeil avait toujours été abrité par l’ombre du rideau de ma mère, comme par l’aile d’un bon ange ; j’avais grandi bercée dans son sourire qui saluait chaque matin mon réveil… ce doux sourire maternel qui fait croire que la vie est bonne !…

Et voilà que, tout à coup, ma mère disparaît, me livrant à un homme avec lequel, la veille, on ne me laissait pas causer seule. Alors je me mis à trembler, me reprochant ce moment de vertige, où, triomphant de mes hésitations, j’avais laissé entendre ce mot fatal : « Oui ! je l’accepte pour époux ! »

Oh ! mères, que vous êtes coupables, vous qui cachez à vos filles jusqu’au soupçon de la réalité !

Te souvient-il de cette foule qui m’a semblé innombrable à la cérémonie religieuse ? Ces chants pieux, l’autel éblouissant, le parfum enivrant de l’encens et des fleurs !… que sais-je ? mes voiles, ma robe blanche…

Tout ce troublant ensemble se déroulait en ma mémoire… j’étais mariée… du moins pour le monde !

Mais quand ce rêve d’un jour s’envole et que la nuit descend… quelle chute !

J’étais seule dans ma chambre, et tout en repassant en moi-même cette journée, je ne m’apercevais pas que les heures continuaient à se succéder… quand j’entendis ma porte s’ouvrir, et mon mari parut…

— Louise, arrête-toi, m’écriai-je, je ne sais vraiment si je puis continuer à t’entendre.

— Je t’en supplie, dit-elle, en me forçant à me rasseoir et à l’écouter, il faut que je te raconte, il faut que tu saches, j’ai confiance en toi !… Tu n’es donc plus mon amie ?…

— Oh ! si, pauvre petite !

Elle continua :

― J’étais donc la propriété de cet homme, puisqu’il entrait ainsi chez moi, sans me demander si cela me convenait.

Être la chose de quelqu’un, c’est révoltant !

Je ne sais ce qu’il pensa, lui, mais il vint s’asseoir tout près de moi, si près que je respirais son haleine ; je voulais fuir, et me sentais clouée à ma place ! Il me fit un signe que je ne compris pas, puis il m’entraîna doucement avec lui et me souleva dans ses bras : là je ne sais plus bien ce qui se passa ; mais, sous ses baisers brûlants, je ne cherchais plus à me défendre, cédant à la violence de ses caresses, quand, tout à coup, je ressentis une impression inénarrable ; je jetai un cri, et perdis connaissance !… Est-ce que tu as perdu connaissance aussi, toi ?

— Louise, je t’ai promis de t’écouter, mais non de te faire des révélations aussi intimes !

Dans tout ce qu’elle me disait, je démêlais surtout une horreur, une répugnance que je ne pouvais comprendre, mariée moi-même depuis peu, heureuse et calme, dans une ivresse que rien ne semblait pouvoir troubler !…


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Pauvre petite ! comme je l’aimais alors ! Il me semblait dans ces entretiens pleins d’abandon qu’elle avait besoin de moi, et que ma patience à l’écouter était un soulagement pour elle !