Suite de l’histoire de Pauliska


A ces mots, nous entrâmes Ernest et moi dans les cours du château. Suffoquée par cet aveu d’Ernest, auquel néanmoins j’avais lieu de m’attendre, j’eus à peine le courage de me soutenir. Revenue un peu à moi, je voulus m’éloigner à l’instant. J’y employais les derniers élans de ma raison et de mes forces épuisées, lorsque le Baron parut avec sa fille, et s’empressa de venir m’accueillir.

J’étais pâle, affaissée ; un mêlange d’embarras et d’aversion pour Julie, l’idée des épreuves que j’avais subies et dont l’humiliation n’était pas inférieure à la sienne, tout contribua à me jetter dans cette perplexité, cette absence d’esprit où l’on dispose de nous, sans qu’on ait la force de s’y opposer. On me conduisit dans un appartement du château proprement ; mais assez rustiquement meublé, « M’étant éloigné en chassant, dit Ernest au Baron, j’ai rencontré une voiture de voyage renversée dans les rochers ; Madame était évanouie, et je me suis empressé de lui porter des secours. J’ai pensé que vous ne désapprouveriez point l’hospitalité que je lui ai offerte à titre de compatriote, de Polonais malheureux, et du premier qui se soit présenté pour la dégager. »

» Le Baron loua les soins d’Ernest ; mais je remarquai que Julie gardait un profond silence, en m’observant attentivement. Il régnait dans tout l’extérieur de cette étrange fille, un air cavalier, des manières brusques, naïves, résultat de sa vie militaire et qui contrastaient singulièrement avec la douceur de ses traits et la candeur qu’exprimait sa figure. Un air d’intérêt s’y peignait quand elle fixait ses yeux sur moi ; mais quand elle les portait de-là sur Ernest, son regard changeait d’expression, devenait dur, presque menaçant, et exprimait tous les transports de la jalousie.

Je ne cacherai point que la vue d’Ernest venait de rallumer dans mon cœur, tous les sentimens que j’avais éprouvés et que la chaîne de mes malheurs n’avait pu affaiblir ; mais l’idée de ce mariage, l’aveu d’une rivale, l’idée des épreuves que j’avais subies, épreuves faites pour éloigner à jamais mon ami, un retour sur moi-même, un regard sur ce qui m’entourait, tout me détermina à la dissimulation et à un prompt départ.

Je ne pouvais me dispenser néanmoins de donner quelques jours à mes bienfaiteurs. Le Baron me comblait d’attentions. Je crus remarquer dans celles d’Ernest plus que des égards ; mais nous devant à tous deux de fuir une explication, dans la position où nous nous trouvions, il ne lui échappa rien qui pût donner des allarmes à son épouse jusqu’au quatrième jour, où j’en fus la cause innocente.

Je me promenais sur le donjon, au crépuscule. Je m’arrêtai à un des créneaux de cette antique mazure, les yeux fixés sur un Ciel étoilé et pur. Là, je me livrais à ma mélancolie, suite de tant de souvenirs affligeant et si peu mérités. « J’ai perdu mon fils, me disait une voix intérieure et déchirante ; j’ai perdu innocemment ce voile de la décence, prestige des amans, et qui ne se retrouve plus ; j’ai perdu Ernest ! » Ces trois idées subites, réunies et accablantes, me jettaient dans une espèce de désespoir calme dont les suites pouvaient être funestes. Avancée sur le bord du créneau, Je me précipitais en idée dans l’abîme des eaux qui baignaient le pied de cette antique tour. Ce miroir tranquille me peignait une infortunée prête à se jetter dans l’espace des airs pour fuir une terre de douleurs ; elle ne tenait plus que par un point au donjon, sa robe flottait dans le vuide ;… elle s’élançait… Malheureuse ! Un suicide ! que dis-je ! Se tue-t-on jamais soi-même ? La douleur extrême qui nous poignarde, est-elle nous ?… La force supérieure qui nous précipite, n’est-elle pas un bras divin qui nous attire à lui ?… Notre volonté n’est-elle pas son ordre ? et celui qui ordonne peut-il reprocher l’obéissance ?

Je tombais ainsi dans l’abîme, sans projet, sans dessein prémédité, par la seule impulsion de mes chagrins, et j’eusse passé au sommeil du néant, sans l’avoir prévu, quand un bras me saisit, m’arrête ; je reconnais à peine Ernest qui profère ce seul mot : mon amie ! Titre si doux quand on est heureuse, et si cruel quand on le croit l’effet de la pitié ! « Votre amie, m’écriai-je égarée, vous n’en devez avoir qu’une ; qu’elle soit heureuse, et moi… » A ces mots, je fis encore involontairement un mouvement vers le gouffre.

Ernest s’efforça de me calmer ; ma douleur était néanmoins tranquille ; Mes larmes coulaient avec abondance sans que ma voix en fut altérée et mon être semblait se décomposer sans effort par l’absence irréparable d’une moitié de moi-même. J’essayai cependant de vaincre ma douleur, et je pris la fermeté nécessaire pour rompre, par un récit fidèle, la chaîne d’intérêt qui pouvait me lier à Ernest. « Ce récit que je ferais, étant heureuse pour conserver votre estime, je le ferai pour fortifier votre indifférence, » lui dis-je avec bonne-foi. Nous nous assîmes, et je lui exposai naïvement la suite d’événemens bizarres dont j’avais été le jouet. J’eus la satisfaction d’entendre, lorsque j’en fus à son départ des Eaux de Tornisk, l’expression de ses regrets qu’on m’avait dissimulés ; mais rien ne peut égaler sa fureur, lorsqu’il entendit le récit des atrocités du Baron d’Olnitz ; ma captivité chez l’infâme Talbot le fit frissonner, verser des pleurs tour-à-tour, et le résultat de mon histoire fut, de sa part, un accent pénétré, un intérêt touchant, loin de l’effroi et de l’aversion que j’en attendais.

Nous étions plongés tous deux dans un silence profond, fruit de son étonnement et de ma confusion. Ernest tenait une de mes mains sur laquelle il laissait tomber quelques larmes ; quand tout-à-coup il la retire avec effroi, en s’écriant : « j’apperçois Julie ! elle revient de la chasse. Notre amitié même doit être prudente, me dit-il ; l’hymen en éclairant Julie sur ses droits, l’a rendue terrible. Cet enfant de la nature serait énergique dans sa jalousie, comme dans son affection. Prévenons ses soupçons, il en coûtera peu à l’innocence. » Comme il achevait ces mots, j’apperçus Julie assise au clair de la lune, sur le bord du canal, ou fossé du château, son visage caché dans ses mains et dans une attitude douloureuse. L’ombre prolongée de la tour se dessinait sur les eaux jusqu’à ses pieds, celle de son époux et la mienne se retraçaient sous ses yeux même… Je prêtais l’oreille, troublée, car il me sembla que Julie parlait à nos ombres avec action. « Encore ensemble, toujours ensemble, disait-elle avec un accent égaré et sensible ; cette femme m’en impose… cruelle étrangère !… quel mal tu me fais !… » ajoutait-elle, en enfonçant sa lance de chasse dans mon image tracée sur les eaux… « Sens-tu le poignard qui me déchire !… et je ne suis pas une vaine ombre !… » Ces mots faiblement entendus me saisirent ; cet amour véhément et naïf, soutenu par des droits sacrés, m’interdit, m’ôta même toute lueur de sensibilité pour Ernest. Confondue, attendrie, je descendis du donjon sans proférer un mot, et sans m’appercevoir que j’étais suivie par mon ami.

Julie ne parut point le soir dans le sallon, ni au souper ; elle resta dans son appartement, où nous l’entendîmes chanter avec plus de feu encore cette Romance Tyrolienne qu’elle répétait souvent dans sa solitude.


ROMANCE.

La Jalousie.



Enfant des bois et des montagnes
Je suis sans art :
Ce cri d’amour, ô mes compagnes !
De mon cœur part ;
Epargnez une infortunée
Aux transports jaloux condamnée.
La constance est le vrai bonheur ;
Souvent votre amitié l’égale…
Mais si j’avais une rivale,
Ah ! je lui percerais le cœur !


Si mon ami sur la verdure
Est près de nous
Dans nos plaisirs, dans la nature
Tout est si doux !
Ne cherchez point à le distraire,
Un seul regard me désespère :
Sa constance est tout mon bonheur,
Souvent votre amitié l’égale…
Mais si j’avais une rivale,
Ah ! je lui percerais le cœur !

Est-il vrai qu’on change à la ville
Sans s’allarmer ?
Ce n’est qu’en ce sauvage asyle
Qu’on peut aimer !
Cachons-y l’objet que j’adore,
Hélas ! on l’y voit trop encore !
Jalouse d’un rien, d’une fleur,
D’un mot, du souffle qu’il exhale ;
Par-tout je crains une rivale,
Et je lui percerais le cœur.


Ernest fut extrêmement troublé du sens de ces paroles et de l’expression qu’elle y mit ; mais il dissimula pour m’éviter des chagrins, la soirée fut triste, sombre, et chacun se retira de bonne heure. Je rêvai long-tems aux scènes que j’avais éprouvées dans cette journée, à tant d’impressions, d’abandon et de contrainte, de joye et de douleur. Je m’endormis enfin profondément, et crus dans mon songe être frappée d’un trait de lumière, mes yeux vacillaient, je croyais entendre la voix d’un ange. Cette illusion cesse enfin, j’ouvre les paupières et j’apperçois… Julie, une lampe à la main, vêtue de blanc, les cheveux épars, les yeux égarés et me regardant avec attention. « Je vous observe depuis long-tems, Madame, me dit-elle, vous avez la beauté, l’esprit, je n’ai que de l’amour et des larmes depuis que vous êtes ici… Oh oui ! elle est trop dangéreuse pour lui, » se dit-elle a elle-même, « Ernest vous à parlé, c’en est assez ; je vous déteste ! je vous abhore ! il faut partir à l’instant… » Etonnée, confondue, je me soulève avec peine et dans un désordre involontaire… « Qu’elle est belle, s’écria-t-elle avec plus de force, en m’arrachant le voile dont je m’entourais, « que je la hais !… oh ! partez, partez ;… qu’il ne vous voie plus !… et moi aussi je fus belle !… Ce teint flétri, ces blessures qui me déparent, ce fut pour lui, pour lui servir d’égide !… Mes sacrifices seraient-ils un crime ?… et l’amour extrême, n’est-il donc pas une beauté ? »

A ces mots elle éclate en pleurs, laisse tomber sa lampe, et nous nous trouvons dans une obscurité profonde : moi, consternée, tremblante près de cet enfant naïf et terrible dans sa jalousie ; Julie assise sur mon fauteuil, me tenant fortement les mains, et dans un état convulsif qui me faisait frémir. J’essaye enfin de me dégager, et m’habillant, de calmer son esprit par le langage de l’amitié, de la confiance, j’y réussissais peut-être, elle paraissait s’adoucir, quand tout-à-coup elle se lève avec feu en s’écriant : « Elle m’attendrirait moi-même ! moi qui la hais à la fureur, et si Ernest l’écoutait… oh ! partez à l’instant, qu’il ne vous voie plus, ne vous entende plus ; j’ai fait préparer votre voiture, descendons sans bruit… Aussi-tôt elle m’entraîne à demi-vêtue, et avec une force surprenante. Nous descendons dans les cours ; je vois une Toiture préparée ; un silence profond régnait parmi les gens, aucune clarté ne me faisait reconnaître ceux qui m’entouraient. Je ne pus me défendre d’un mouvement d’effroi. Tantôt j’imaginais que, dans son accès de fureur, on m’entraînait au milieu de ces forêts pour m’y poignarder ; tantôt croyant m’égarer dans un songe si pénible, je doutais encore de ma situation.

Enfin je crus reconnaître mon valet qui me parlait à voix basse, ce son me rendit le courage. Je jettai un regard sur ce donjon funeste, sur la fenêtre d’Ernest qui sommeillait sans doute, quand deux êtres malheureux veillaient si cruellement pour lui. Je m’élançai dans la voiture et m’éloignai confondue, troublée et pénétrée malgré moi d’une tendre admiration pour mon infortunée rivale. « Elle a raison, me disais-je, c’est dans un désert qu’il faut garder l’objet qu’on aime : cette tendre inspiration de l’égoïsme amoureux, est le cri de la nature, et cet enfant naïf en est l’organe. A quoi sert d’ailleurs la constance du devoir ? Qu’à de flatteur pour l’objet aimé, un esprit fidèle, mais préoccupé ? Que produit la société, la vue de tant d’êtres qui peuvent flatter nos sens ? Oui, l’affluence des désirs est un tourbillon de pensées ravies à leur légitime possesseur. Amour ! amour ! Dieu des prodiges ! tu fais de la solitude, l’Univers, l’Elisée des amans ; et de leur égoïsme même, ce fléau des mortels, un titre pour eux au bonheur et à l’estime. » Absorbée dans mes pensées, mes souvenirs et mes regrets, je m’éloignai bientôt sans m’être informée quelle direction prenait ma voiture.

Un faible crépuscule soulevait le voile des ténèbres, le chant de quelques oiseaux assoupis, annonçait l’aube d’un nouveau jour de chagrins pour moi, et la nature couverte des pleurs de la rosée, semblait partager ceux de ma douleur. Je m’arrêtai au milieu des bois, je questionnai mon guide, nous étions sur le chemin de Brixen, je pouvais de-là gagner le Haut-Tyrol, le Trentin et l’Italie. Cette position me décida. « J’irai oublier dans l’asyle des arts, me disais-je, tant de chagrins, de contrariétés funestes. La musique, ce nectar de l’ame, ce consolateur magique de tous ses maux, charmera ma peine, et dans le sein d’une douce médiocrité, riche de quelques souvenirs, de mon espérance, je coulerai des jours tranquilles. » Mais bientôt l’idée de mon fils perdu, venait m’assaillir avec un saisissement cruel, cette pensée empoisonnait mon air, tout s’écrivait en noir dans l’avenir, et je retombais dans le plus profond accablement.

Je supprime le détail d’une route assez pénible jusqu’à Trente. L’uniformité de mes plaintes, de mes chagrins, ne pourrait intéresser long-tems. Je jettai un regard sur cette ville, siège d’un concile fameux. Mon imagination se porta naturellement sur les erreurs et les crimes des fanatiques ; cause funeste d’une grande partie des maux des mortels. Je vis d’un coup-d’œil les foudres papales, les schismes, les guerres civiles, vomis d’un séjour obscur sur une terre heureuse : tous ces hochets superstitieux versant sur les générations futures, les poisons, la discorde, tous les fléaux réunis, et je m’éloignai avec dédain de ces contrées.

Je vis Mantoue, ses palais, ses tableaux assez nombreux ; je souris aux danses naïves des bergers, m’attendris au tombeau de Virgile, et partis pour Bologne. J’y parcourais les chef-d’œuvres de peinture des Carrache, lorsque m’arrêtant à un tableau de visitation très-frais, je fus frappée de la figure de l’Enfant-Dieu ; sa ressemblance avec Edvinski était telle, que je poussai un cri et fondis en larmes. Les spectateurs me prirent pour une insensée ; mais toute à ma curiosité, à ma douleur, je parcourais d’un regard maternel cet être divin ; je ne pouvais m’arracher de cette vue si chère et si cruelle !

Le tableau quoique de la plus grande beauté paraissait moderne ; je me hâtai de m’informer près du gardien, du nom du Peintre. Cet homme qui pensait qu’une simple curiosité d’artiste me conduisait dans mes questions, mit une docte lenteur à parcourir les noms des écoles, pour en venir à celle d’où sortait l’auteur du sujet. Il m’apprit enfin, qu’il se nommait Paolo Guardia. Je demandai son adresse avec feu. « Il est impossible, me disais-je, en fixant l’Enfant-Dieu, oui, il est impossible que ce ne soit pas mon fils. » Elle est folle, e stulta ! dit froidement le gardien. Oui, j’irai, repris-je, je le découvrirai fut-il aux Enfers, et je l’arracherai à ses ravisseurs… « Le Christ, en Enfer, Al infernò ! » s’écria le gardien en m’observant. Je vis l’instant où mes propos décousus, mes élans de joye allaient faire imaginer que je me donnais pour la mère du Christ. Je sortis et volai chez Paolo Guardia.

J’eus beaucoup de peine à découvrir sa maison dans une rue retirée, sur les bords du Réno. Je fus introduite au rez-de-chaussée par une vielle femme, aux cheveux blancs, à la figure caractérisée, et qui m’observa avec attention de la tête aux pieds ; elle me fit passer dans une salle basse, remplie de bustes antiques et garnie d’une estrade, ou vaste marche-pied pour les modèles. A peine y eus-je été assise un quart-d’heure en attendant le Peintre, que plusieurs élèves, arrivent étourdiment, et s’écriant : « qu’elle est belle, » se mettent en devoir de me deshabiller. Je vis aussi-tôt la méprise, je reconnus que c’était l’heure du modèle, et me défendant avec énergie, avec ce ton de la vertu qui en impose, je fis tomber à mes pieds cet essaim de jeunes artistes, qui s’étaient joués d’abord de ma décence.

Le respect et la déférence succédèrent à cette boutade, et je fus conduite avec tous les égards qui m’étaient dus dans le cabinet de Paolo Guardia. Il me reçut dans une douce obscurité, m’observa par dégrés, puis ouvrant la jalousie, aussi-tôt que la porte fut refermée et que je me fus assise, il jetta un cri de surprise, tira vivement un portrait de sa poche et dit froidement, à présent je l’ai trouvée adesso l’ho trovata ! Je ne compris rien d’abord à cette exclamation ; mais le sens m’en fut bientôt connu, lorsque je vis son cabinet, rempli de sujets, tous représentant mon fils sous diverses formes. Saisie, je supposai à cette vue, que le Peintre était un agent de celui qui m’avait ravi Edvinski, et que c’était-là un des moyens de me retrouver ; on savait que je peignais. J’imaginai qu’en peuplant ainsi les principales villes de ces tableaux ; on avait pensé que je serais frappée tôt-ou-tard de cette ressemblance dans mes recherches comme amateur, et que je volerais vers l’artiste, qui seul pourrait ainsi me découvrir. Je ne tardai pas à m’appercevoir que mes conjectures étaient justes, car je vis sur le chevalet le portrait du Baron d’Olnitz, représenté en Saturne et dévorant un enfant sous les traits d’Edvinski. Je frissonnai de tout mon corps, et connus alors le véritable ravisseur.

Cette vue me consterna, me donna toute la chaleur d’une mère alarmée. « Où est mon fils, m’écriai je avec transport ! — Votre fils, Madame, n’est plus en mon pouvoir, reprit le Peintre. » Ce mot me terrassa ; je n’y crus point cependant, j’insistai, je poussai des cris lamentables, tout fut inutile. Cet homme abominable, insensible aux accens maternels, cet artiste indigne de ce nom, m’éconduisit avec ironie et dureté ! Aucune force humaine n’eût pu m’arracher de chez lui, si je n’avais eu l’idée d’aller sur-le-champ me jetter aux pieds des juges de Bologne.

Je m’adressai à un homme probe, éclairé, bon père, humain, délicat, et je trouvai d’avance en lui des espérances fondées pour obtenir un dépôt si cher. Il me dicta toutes les démarches que j’avais à faire. D’après les lenteurs qu’apportait Paolo Guardia, je ne doutai point qu’il n’eût écrit à son infame protecteur. C’était un motif pour moi d’accélérer mes poursuites. Le Peintre ne pouvait plus nier qu’il eût chez lui un enfant pour modèle ; mais certain que j’avais laissé mes papiers en Pologne, que je n’avais aucune preuve matérielle, il se bornait à nier que ce fut mon fils.

Enfin il fut obligé après mille détours de consentir à une confrontation. Alors je repris mon courage, et me crus sûre du gain de mon procès. On sent si je pus fermer l’œil jusqu’au jour d’un jugement si intéressant pour moi. L’audience était nombreuse, une cause si célèbre, une décision aussi délicate avaient attiré tout Bologne à cette scène. Après plusieurs discours stériles, on annonça qu’on allait introduire l’enfant. Comme mon cœur battit avec violence ! comme je m’élançai au devant de cet être si cher !… Grand Dieu ! quel est mon étonnement ! son sourire ingénu semble m’appeller sa mère, et sa bouche prononce ces mots terribles : je ne vous connais pas, Madame.

Je l’avoue, voilà le coup le plus affreux que j’ai senti en ma vie. Cent poignards croisés et agités au fond de mon cœur eussent été moins sensibles. « Tu ne me connais pas, Edvinski ! m’écriai-je désespérée. Ils auront troublé sa raison… Tu ne connais pas ta mère infortunée ? » Et je le serrais, je le brûlais de mon sein maternel, en l’arrosant de mes larmes… Mais il est impossible de décrire ce que je souffris, lorsque après cet essai funeste, on voulut éloigner subitement l’enfant de moi, sans explication ultérieure. Le Ciel m’inspira tout-à-coup ; je fis un cri d’énergie et de douleur qui ébranla les voûtes et les cœurs endurcis. « Qu’on éloigne le Peintre m’écriai-je ! ils auront effrayé mon fils ; je connais son amour, ce motif seul peut l’avoir retenu. »

On souscrit à ma demande ; on fait sortir Paolo Guardia. Le Peintre lance un regard terrible et menaçant à Edvinski : l’enfant l’observait du coin de l’œil, marchant au milieu des Sbires. A peine Paolo a-t-il passé le seuil qu’il s’élance dans mes bras en s’écriant ! « O ma mère ! il m’avait menacé de t’assassiner, si je parlais ! qu’on le garde bien ! » et soudain il détaille toutes les précautions dont on avait enveloppé sa mystérieuse solitude et son enlèvement. Semblable à l’enfant divin au milieu des docteurs, cet être intéressant expose naïvement les faits dont il a été témoin. Les pleurs coulèrent de tous les yeux, à son récit : enfin il demanda à en confier une partie importante, qui concernait Paolo Guardia, au premier juge, et nous passâmes dans son cabinet au milieu des acclamations et des bénédictions universelles du public attendri.