« Quand j’eus resté un jour dans ta chambre à Bude, me dit mon fils, sans te voir revenir ; je tombai dans le désespoir, je poussai des cris lamentables ; mais personne n’entendit le pauvre Edvinski. La maison était déserte, la porte fermée et j’étais placé dans la troisième pièce avec une seule fenêtre haute, à laquelle je ne pouvais atteindre. Cette fenêtre donnait sur une petite cour où il ne passait personne. Tout se réunissait pour m’accabler et me laisser périr de douleur et de faim. Le troisième jour je n’avais rien mangé ; une faible espérance de te revoir, me soutenait encore : je jettai les yeux autour de moi pour trouver quelques alimens. Pas le moindre vestige ne s’offrait ; pas même un fragment de pain ou de riz. Je tombai d’inanition étendu par terre, sans force et prêt à perdre connaissance.

» Je crus, dans cet état, entendre faiblement qu’on frappait bien loin à la première porte. Je voulus faire un effort pour me relever et aller ouvrir, je retombai plus faible qu’auparavant. On frappe de nouveau, même essai inutile ; je retombai presque expirant. Oh ! combien je souffrais de sentir que j’allais mourir, quand mon esprit te peignait frappant à la porte, sans pouvoir aller jusqu’à toi ; car pour mon plus grand malheur, je croyais que c’était ma mère. Je passai encore la moitié de ce jour entre la vie et la mort, quand le dernier effort de la nature m’anime, me donne une espèce de rage. Assis par terre, je saisis la table, y attache mes dents avec frénésie, je la tire à moi, et fais tomber une grande lampe pleine d’huile. Aussi-tôt mes lèvres se collent avec avidité sur cette table pour saisir le liquide ; je l’aspire avec force ; il est pour moi le mets le plus cher. Je m’inonde alors d’un breuvage qui pour un instant de vie, me plonge bientôt dans une langueur et un vomissement, dernier effort de mon estomach anéanti : je mourrais… j’étais mort ; car j’ignore ce qui s’est passé jusqu’au moment où je me suis retrouvé sur ton lit, entouré des gens de la maison. On m’a rétabli par dégrés, avec des cordiaux. Mon esprit était encore égaré ; mais ma faiblesse ne m’a pas empêché de reconnaître bientôt plusieurs des personnes qui me soignaient et sur-tout mon Maître d’écriture de Ust, digne frère de Paolo Guardia, et agent du Baron. Cette vue a failli me replonger dans mon premier état. J’ai senti qu’on avait suivi nos pas depuis Bude, et que nos malheurs allaient recommencer. Mon Maître est sorti quelques instans et s’est tenu dans la pièce précédente, jusqu’à ce que j’eusse repris la parole. J’ai remarqué alors qu’il parlait au propriétaire de la maison d’un air d’autorité, qu’il payait sans compter, et que tout le monde est sorti par son ordre. Il est resté plusieurs heures avec moi, en essayant de me faire prendre quelque nourriture ; il n’y a réussi qu’en m’assurant que j’allais te rejoindre. Cette idée seule m’a rendu à la vie.

» Quand il m’a vu parfaitement rétabli, il m’a annoncé qu’il allait me conduire à ma mère. J’ai voulu le questionner sur ton absence, il a ajouté que tu étais malade, et qu’il n’y avait pas de tems à perdre. Le cruel homme me frappait ainsi par l’endroit le plus sensible et je me suis élancé moi-même dans la voiture qui est partie comme un trait. J’espèrais qu’elle s’arrêterait dans quelque rue voisine, quel a été mon étonnement de me trouver en rase campagne ! J’ai voulu pousser des cris, mon conducteur m’a dit avec calme, que nous serions bientôt arrivés à la maison de plaisance où tu étais. L’imposteur ! la voiture n’a fait qu’une traite jusqu’à Clagenfurth. Là, nous avons changé de chevaux hors la ville, et pendant tout ce tems mon Maître d’écriture a tenu son mouchoir sur ma bouche. Quelqu’un a ouvert la portière, en entendant un cri sourd. « Ce n’est rien, cet enfant a une légère hémoragie, » a répondu le maître en m’étouffant de son mouchoir, et la voiture est repartie de nouveau. Mêmes soins, même course précipitée jusqu’à Bologne, où je suis descendu et où j’ai été conduit mystérieusement chez le Peintre, frère de mon Maître d’écriture. J’ai été reçu avec des précautions extrêmes, des soins physiques extraordinaire ; mais ma mère !… mais l’esclavage !… J’ai remarqué que mon guide a donné une lettre à son frère en descendant, et que dès le lendemain, on a commencé à me peindre et à me mettre au régime. J’ai eu le bonheur de soustraire cette lettre, puisse-t-elle vous éclairer ! »

Nous lûmes avec avidité ces mots du Baron d’Olnitz ; car je reconnus son écriture :

« Je vous envoye cet enfant dont nous avons parlé et que j’avais perdu de vue. Mes émissaires ont enfin découvert l’asyle de sa mère qui m’est si précieuse ! Mais elle était absente depuis deux jours, et on ne sait ce qu’elle est devenue. Ce contre-tems me jette dans les plus mortelles inquiétudes. Une telle perte serait irréparable pour les arts. Le plus beau modèle, le sang le plus pur, les effets déjà certains de l’haleine condensée et du régime exaltant, tout contribuait à assurer le succès des plus belles expériences qui se soient jamais faites. L’amour et les arts me font attacher ma destinée à retrouver cette femme unique. Entre mille expédiens que j’ai mis en usage pour connaître sa retraite, soit en annonçant dans les papiers un héritage à recouvrer ou des indices sur l’asyle de son enfant ; en voici un dont je vous charge et dont je pairai amplement l’exécution. Choisissez un grand nombre de sujets d’histoire peu composés, où vous ferez figurer Le portrait d’Edvinski, sous les formes d’un amour, d’un silphe, d’un ange… car ses traits divins seuls bien rendus, peuvent faire la réputation d’un Peintre. Cette figure disséminée ainsi par moi, dans un grand nombre de villes, doit frapper non-seulement les connaisseurs ; mais tous les yeux, et sur-tout une mère. Je suis sûr qu’elle volera aux pieds de l’artiste dès qu’elle en connaîtra le nom. C’est à vous alors à m’expédier un courier rapidement, pour que je m’assure à jamais la possession d’une femme, si rare sous tous les rapports. »

» Commencez à l’instant vos tableaux. Dessinez la composition, chargez-vous de la figure de l’enfant et laissez les accessoires à d’autres artistes pour accélérer l’ouvrage. »


« On me conduisit au chevalet dès la pointe du jour. On me comblait de soins, d’attentions. Jamais coucher plus voluptueux, d’appartement plus orné n’avaient frappé mes regards. Tout respirait chez Paolo le luxe et la molesse ; mais mes yeux remplis de larmes quand je prononçais ton nom, ma pâleur, impatientaient Paolo. Il m’abusa long-tems en m’assurant que ces portraits étaient pour toi, qu’éloignée forcément par des affaires majeures, tu avais besoin de consolation. Cette seule pensée me faisait céder sans effort, et je fus le premier à me prêter à l’avancement de ces ouvrages. Il en expédia en peu de tems plusieurs pour l’Allemagne, l’Italie et l’Angleterre ; mais je remarquai qu’il n’en fit passer aucun en Pologne ; ce qui me confirma dans l’opinion de sa sincérité ; car je pensais bien que tu ne pouvais être dans ta patrie.

» Je m’apperçus bientôt qu’on me mettait à un régime extraordinaire ; on me baignait chaque matin, on retranchait de ma nourriture imperceptiblement. Paolo me comblait de caresses ; mais quelle différence avec celles de ma mère ! je frissonnais dès que cet homme s’approchait de moi. Dans ses élans d’enthousiasme, en contemplant ses tableaux, il me saisissait, me posait avec violence, puis me jettait de côté et souvent à me briser la tête. Il reprenait ensuite ses crayons et revenait à moi avec un sourire caressant et des manières affables. Je ne concevais rien à ces traitemens si opposés. Je remarquai seulement un jour, qu’un des Pages du Cardinal-Legat apporta un billet à Paolo, et que par suite on redoubla de soins, et qu’on accéléra le régime. Le Peintre était dans son délire, il serra le billet dans son sein, comme il faisait avec soin de tous les autres ; mais dans son désordre, en arrachant sa cravatte dans un accès de génie il fit tomber le billet qui glissa derrière le chevalet. J’eus soin de le ramasser… Voyez ce qu’il peut vous apprendre, car (nous dit-il en rougissant,) j’ai la honte, attendu mes malheurs et ton absence, de ne savoir pas lire. »


Le Juge ouvrit le billet du Cardinal, et y lut ces horreurs :


« Je suis content de vos derniers services. Vous toucherez, mon cher Paolo, deux cents sequins chez le Banquier Crusca. J’ai appris que vous aviez pour modèle, un jeune enfant Polonais, d’une beauté extraordinaire, orphelin et sans ressources : mon intention est de l’attacher à la musique du petit Conservatoire pour les premiers dessus. Il a neuf ans, le tems presse pour le faire opérer. Je vous enverrai le célèbre Taillandino pour cette cure délicate. Ayez soin de suivre le régime qu’il vous indiquera ; je serais désolé d’après le tableau qu’on m’a fait de ce petit angelino, qu’il succombât dans l’opération. Apportez-y les mêmes soins que je donne à la régénération du Conservatoire. Avant peu on n’y verra que des figures aussi célestes que les voix qu’elles exhalent. Laissons déclamer la médisance. L’image du Très-Haut ne doit être entourrée que d’êtres assortis en beauté et en talent ; et c’est un acte méritoire que ne rien épargner pour y parvenir. »


Nous fûmes consternés de cette affreuse lettre. Je n’osai plus questionner mon malheureux enfant. Mais il reprit son récit d’après les instances du Juge.


« Je remarquais, reprit Edvinski, un certain embarras chez Paolo, quand son frère entrait. Je vois bien à présent que la cause naissait du double emploi qu’on me destinait ; car le Page du Cardinal et le frère du Peintre m’observaient également quand ils venaient au logis. Au bout de huit jours, moi présent, on annonça à Paolo et à voix basse, le Frère Taillandino. Je tressaillis involontairement à ce nom inconnu ; Paolo sortit et ramena bientôt un grand Frère de la Charité, sec, vêtu de noir, au teint verdâtre, ayant des bras et sur-tout des doigts décharnés d’une longueur extraordinaire.

» Cet homme portait sons son bras, une petite boîte, couverte en maroquin rouge. Il posa ses lunettes après quelques instans de conversation dans un coin du cabinet avec Paolo : puis se retournant vers moi, il dit : est-ce lui ! Et quand je le croyais bien loin, il m’atteignit de son immense bras sans bouger de sa place, fit tourner ma tête en plusieurs sens avec sa main énorme, et dit froidement : « il est beau, dans trois jours on fera l’operazione. Voyons maintenant. » On me conduit alors dans l’arrière-cabinet, qui est à double porte, on les ferme à triple tour, le grand Frère noir met ses lunettes, retrousse ses manches jusqu’au coude, que je pris pour son épaule ; puis tout-à-coup il m’enlève comme une plume, m’étend sur une table rembourée, et me couvrant la poitrine entière comme d’un filet, par une seule main…; je n’ose te dire ce qu’il entreprit, ajouta le pauvre Edvinski… Je demandai pardon à grands cris, j’étais dans un état horrible, pleurant et gémissant. La, la, taisez-vous, taisez-vous, vous aurez une belle voix, avrete una bella voce, disait machinalement le Frère noir en achevant de me dépouiller, et continuant tranquillement ses observations : après quelques minutes de supplice, pendant lesquelles il agita d’horribles ferremens, il dit : cela sera facile ; répêta en me caressant, ces mots : laissez-vous petit, avrete una bella voce ; referma sa boîte et sortit, après avoir laissé une ordonnance relative au régime préparatoire.

» Je tremblais pour le jour indiqué. Le frère de Paolo vint le même soir. Cet homme, malgré la violence dont il avait usé envers moi, avait des manières douces, caressantes, et je le voyais avec moins d’horreur. Dans l’abandon affreux où j’étais, et frémissant de mon sort je pris le parti de lui confier mes craintes et le traitement que j’éprouvais. Il en parut fort étonné et s’écria à part traditore ! Bientôt son frère entra, il passa avec lui dans le cabinet, et j’entendis une partie de leur conversation qui fut fort animée, — « Ce n’est pas l’intention du Baron, disait mon Maître d’écriture, après les dépenses qu’il a faites pour cet enfant ; d’après l’attachement qu’il a conçu pour sa mère, il ne souffrira pas qu’on le lui enlève, et vous paierez cher cette violence. — Bon ! le Cardinal-Legat n’est-il pas tout-puissant, reprit Paolo ? Le Baron passe pour un illuminé, un sectaire anti-papiste, on a mille moyens pour s’en défaire. — Mais, reprenait mon Maître, s’il publie vos horreurs, vous soulèverez d’indignation toute l’Italie. — Paolo éclata de rire à ce propos et reprit : ne voit-on pas de ces opérations tous les jours ? Et que deviendraient nos Soprani, nos Conservatoires, les Concerts de la Basilique ? — Ainsi la musique passe avant les lois et l’humanité ? s’écria mon maître. — Comme les expériences de ton Patron, reprit Paolo. — Qu’un anatomiste habile, un métaphysicien profond fasse des essais, nullement dangéreux sur le corps humain ; qu’il se serve de filtres, d’haleine condensée, de quelques alimens échauffans, mais point destructeurs des organes ; qu’il tente des essais chimériques peut-être, mais nullement homicides, je ne vois rien là, lui répliqua mon maître, qui doive révolter tout homme qui pense, tout ami des arts ; mais que des chefs de l’Eglise qui le condamnent, qui le brûleraient, que des apôtres de l’humanité, sous le prétexte de la décence en violent les premières lois ; pour fuir un sexe, mutilent l’autre, pour adorer un Dieu dénaturent son ouvrage, et osent placer devant lui en holocaustes, des milliers de victimes, dont chaque son est une plainte qui perce la nue et va provoquer la foudre… C’est le comble de la corruption et des absurdités humaines. »

» Ils conversèrent encore quelque tems avec feu. J’entendis bientôt que Paolo faisait sonner des bourses de sequins sur la table. Mon Maître se leva vivement, en disant : « vous ne me séduirez pas ; c’est une horreur, et j’en rendrai compte au Baron. » Paolo lui lança un regard terrible et le menaça d’un stilet qu’il avait à côté de lui. Mon maître fit un geste d’épouvante, en s’écriant : « il en est bien capable ; mais on se tiendra sur ses gardes. Il sortit en ajoutant : je te délivrerai, quoiqu’il puisse faire. » Paolo ferma la porte sur lui avec violence, et envoya sur-le-champ son valet porter une lettre.

» Je ne connaissais pas encore toute l’horreur du sort qui m’attendait ; je ne tardai pas à en avoir une parfaite connaissance. O ma mère ! plût au Ciel que ce que j’ai appris fût resté dans l’oubli ; mais mon ame n’en est point flétrie et je suis encore digne de toi. Paolo avait une sœur très-belle, dont il était extrêmement jaloux. Elle passait pour très-dévote. Le Cardinal-Legat la protégeait particulièrement, et avait payé long-tems sa pension au Couvent de Santa-Maria où elle avait été Novice, et d’où elle était sortie récemment par des motifs inconnus, mais suspects. — Ignorée et cachée à tous les yeux, chez son frère, elle avait servi, dans ses tableaux, de modèle pour les Vénus, et nous étions le plus souvent groupés ensemble, dans les compositions qui avaient été commandées par le Baron. J’avais remarqué souvent que dans nos poses, cette sœur appellée Zéphirina, jettait sur moi des regards bien tendres ; elle me serrait sur son cœur avec passion et lorsque la séance finie, Paolo allait la renfermer ; car il la tenait toujours sous clef, elle me pressait la main d’une force extrême, sans oser me parler. Sa chambre était placée sous une soupente où je couchais, et où l’on m’enfermait aussi tous les soirs ; car jamais prison n’eût autant de clefs et de verroux qu’en avaient chacune de nos chambres. Une nuit que je dormais profondément, j’entendis un bruit léger sous mon lit ; je m’allarmai d’abord, je craignais quelque malheur pour mon amie ; je m’élançais sur le plancher quand une voix basse me dit : « Edvinski, c’est Zéphirina, n’ayez point de frayeur, » Et soudain je sentis sa main douce qui s’attachait à mon lit, et je la vis entrer par l’ouverture d’une planche ôtée. « Ne crains rien, dit-elle, le plafond au-dessous est recouvert d’une toile peinte en Ciel, je l’ai déclouée adroitement ; j’avais enlevé avec peine une planche, je viens de ratacher la toile du plafond, rien ne peut nous trahir. »

» A peine elle achevait ces mots qu’elle se glisse dans mon lit en me comblant de caresses. « Cher Edvinski, me dit-elle, tu n’as plus de mère, c’est à moi, fille de Dieu, à t’en servir, à veiller sur toi, et prévenir les malheurs qui te menacent. Promets-moi donc de faire exactement tout ce que le Ciel ordonnera ; mais sur-tout jure-moi de ne jamais en dire un seul mot, car Paolo nous ferait périr tous deux, et ne me pardonnerait pas même de t’aimer… comme une mère. » Je lui jurai un silence profond ; mais je jurais à ma mère ; c’est donc à toi, et non à elle qui m’a trompé, que ce serment m’attachait. « Eh bien, mon ami, reprit-elle, puisque tu en es digne à présent, le Ciel va t’apprendre, par moi, des choses qu’on ne révèle qu’aux êtres formés par leur âge et leur raison ; mais tu annonces tant de sagesse et de discrétion, qu’on peut devancer pour toi cette instruction importante ; écoute bien ta mère. Pour te pénétrer de ses soins, par une inspiration du Ciel, je vais l’imiter sous tous les points ; car une mère seule peut entreprendre ce que je hazarde et courir d’aussi grands dangers. » En disant ces mots, elle me serrait fortement contre elle. « D’abord, quoique l’obscurité te les dérobe, tu connais mes yeux, tu as vu leur regard tendre toujours fixé sur toi, pour veiller sur ton enfance ; donne-leur le baiser de la reconnaissance, le Ciel le permet. » Ses yeux étaient si beaux, elle paraissait si bonne ! je posai un baiser sur chacun de ses grands yeux noirs. — « Ma bouche qui te dit si souvent que je t’aime, qui lorsqu’elle se ferme par raison, répète encore ce mot qu’on n’entend plus ; cette bouche qui profère si souvent le nom d’Edvinski, donne-lui un baiser… tu sentiras que le Ciel récompense un bon fils, tu éprouveras un plaisir céleste. » Elle approcha sa bouche… O ma mère ! quel feu j’éprouvais ! Je crois qu’une de ses lèvres passa entre les miennes ; jamais tu ne m’avais embrassé ainsi… j’en fus troublé, et ne pus parler de quelques momens.

» Elle continua : « ce sein qui t’a nourri, et que tu avais desséché, a repris sa forme. Le Ciel a béni mes soins, mon fils prospère… Presse encore de tes lèvres reconnaissantes, les fruits du jardin où tu as puisé la vie. » Elle m’attira alors sur son sein, puis s’arrêta tout-à-coup avec émotion en me disant : « es-tu bien pénétré de l’idée que je remplace ta mère ? car à elle seule appartient de t’apprendre le secret que je t’ai promis, et qu’on ne peut plus différer de te confier par la position où tu te trouves. Réponds, Edvinski ! es-tu bien pénétré de cette idée ? Suis-je ta mère ? » S’écria-t-elle en me serrant de toutes ses forces. Entraîné, étourdi, je réponds : oui, mamam. — « Eh bien, mon fils, apprends que Paolo t’a vendu au Cardinal-Legat, pour le Conservatoire. Je t’expliquerai après toute l’étendue de ce mot. Apprends que tu es un homme, et qu’on veut t’arracher ce beau titre. C’est à ta mère éplorée à sauver son ouvrage. Connais par quels moyens tu serais réduit à cet état humiliant… » Hors de moi, le visage en feu, je ne pouvais respirer ; l’étonnement, un état inconnu jusque-là, tout me jettait dans un désordre délicieux, dont le souvenir seul me reste, sans me laisser celui des détails.

» Bientôt je frissonnai en voyant où aboutissaient ces horribles préparatifs du Frère noir. Un tremblement universel me saisit, et je suppliai tout en pleurs ma bonne Zéphirina de m’arracher à ce supplice.

» Eh bien, mon fils, dit-elle, puisque Dieu veut que je me sois trouvée à portée de m’opposer à ce sacrilège horrible, à cette profanation de son ouvrage, je vais te donner un moyen sûr de prévenir ce malheur, je remplirai ma mission céleste quoiqu’il m’en coûte, et aucune puissance humaine ne pourra te ravir ce qui établit la dignité de l’homme. Invoquons d’abord le secours du Très-Haut. » Elle parut se recueillir un instant en Joignant mes mains avec les siennes ; elle pressa ma bouche cent fois avec ses lèvres, comme en priant, puis s’écria : « je suis inspirée ; écoute-moi. Tu sais, mon ami, que tous les êtres sont formés dans le sein de Dieu. Il les conserve comme il les crée, en les faisant rentrer dans son sein ; ils deviennent alors immortels ; c’est-là sur-tout l’attente des cœurs vertueux. Eh bien, mon ami, une femme est le sein de Dieu, puisqu’elle vous met au monde. Une fois sorti d’elle, on est mortel, et sujet au dépérissement ; mais si par un dessein pieux, on rentre dans ce sein, qui est celui de Dieu, on y repuise une double vie, et on y gagne l’immortalité dont je te vois déjà anticiper les douceurs. Mon aimable Edvinski, si tu m’entends, si tu veux que Taillandino ne puisse rien sur toi, il faut te rendre invulnérable. Pénètre-toi de l’idée que tu vas doubler ton existence, te recréer dans le sein de Dieu, qui t’est présenté par moi. Viens, cher Edvinski… » Elle me serra alors fortement… Je ne puis te dire ce qui se passa ; je n’entendis plus, un bonheur céleste s’empara de mes sens. Jamais je n’avais été si heureux… et combien mon ivresse s’augmentait par l’idée que Taillandino ne pourrait rien sur moi !

» La dévote fut long-tems absorbée dans son projet céleste. Au bout de plusieurs minutes, elle sortit comme d’un songe en me disant : « tu as approché de l’immortalité. Vois combien son ivresse entière est un doux prix de la sagesse. Garde donc ce secret unique ; n’en parle jamais à une autre femme, ce serait un sacrilège. Il faudra employer ce moyen encore plusieurs fois, pour renouveller ton être, attendu ton extrême jeunesse, et pour prévenir plus sûrement les coups de Taillandino. Jusque-là l’essentiel est de l’empêcher d’agir. Il convient donc que tu feignes une maladie : il n’osera entreprendre une opération dans cet état. »

» Zéphirina avait pris sur moi un si fort ascendant, j’étais si persuadé qu’elle était l’organe de Dieu même pour me sauver d’un malheur, et l’ivresse que j’avais goûtée comme preuve d’immortalité, m’attachait tellement à elle, que je promis le plus inviolable silence. — « Demain, dit-elle, je viendrai à la même heure, te fortifier contre les entreprises de ces destructeurs de l’espèce humaine et des œuvres de Dieu. » Elle me serra dans ses bras, repassa sous mon lit, et descendit dans sa chambre.

» Je me sentis extrêmement abattu le lendemain ; j’étais fort pâle. Paolo attribua mon état au régime et s’en ouvrit à Taillandino, qui en m’observant fit un geste significatif et terrible. J’attendis avec impatience la nuit, pour confier à mon amie mes craintes, et m’armer davantage contre tous les ferremens du Frère noir.

» A minuit j’entendis le bruit de Zéphirina, qui passait sous mon lit. Elle vint se placer à côté de moi, m’apportant, dans un sucrier, seul vase qu’elle eut pu se procurer, un consommé que je trouvai excellent ; car j’avais été obligé de feindre toute la journée une indisposition, et j’avais fort peu mangé. Après ce repas, elle exagéra de nouveau ses craintes, sur les desseins très-prochain du Frère noir, et nous employâmes une grande partie de la nuit à prévenir les projets de Taillandino. Je me trouvai alors extrêmement fatigué ; je m’en plaignis à ma bonne sœur, qui me dit : « cela provient, mon ami, de ce que le reste de ton être est mortel. La chair est faible, a dit l’écriture. Je suis extrêmement souffrante aussi. La femme enfantera avec douleur, a dit le Très-Haut, et cette régénération, mon ami, que je hazarde pour toi, est un véritable enfantement ; mais tu m’es si cher ! et rien, ne coûte à une mère pour son fils. » Elle me serra alors sur son cœur ; et nous nous endormîmes.

» Nous passâmes ainsi plusieurs nuits dans ces précautions : nuits pendant lesquelles Zéphirina ne manquait jamais de m’apporter des alimens dont j’étais privé par la diette. Le quatrième jour, je sommeillais faiblement tandis que Zéphirina était plongée dans un profond repos ; j’entends tout-à-coup parler dans la chambre au-dessous de moi, je prête l’oreille avec attention ; le crépuscule commençait à paraître, et Zéphirina assoupie, n’avait point encore songé à descendre. Je n’osais la réveiller, de peur d’être découvert par le passage, et par la personne qui était dans son appartement. J’étais dans le plus grand effroi, quand j’entendis Paolo qui appellait doucement sa sœur, la croyant dans son lit. « Voilà Taillandino, lui disait-il, il va opérer Edvinski à l’instant ; car il craint son dépérissement ; et la cure aura lieu dans ta chambre qui est la plus retirée. Lève-toi sur-le-champ. » Il se fit un silence, pendant lequel, sans doute, il ouvrit les rideaux de sa sœur : il poussa alors un cri d’étonnement en ne voyant personne ; cri qui fit accourir Taillandino. Zéphirina ne se réveillait point. Paolo tempêtait avec des imprécations effrayantes. Je démêlai que Taillandino cherchait à le calmer, avec son sang-froid ordinaire et en l’enveloppant de ses grands bras. Il parla de mon dépérissement, de la beauté et de l’éloquence des yeux de Zéphirina, puis il s’écria : « où est l’enfant, il fanciullo ? » Paolo lui indiqua la sous-pente, séparée par la toile peinte en Ciel. Taillandino s’écria alors en riant et tâtant le plafond avec sa canne : c’est aujourd’hui l’Assomption, mon ami ; la Vierge monte au Ciel, c’est sûr, e sicuro. A ces mots Paolo poussa un cri de fureur, et en disant : serait-il possible, possibile ! il se mit à visiter la toile du plafond dans toute l’étendue de la chambre. Enfin, il trouva l’orifice pratiqué sous mon lit ; car la toile reclouée se détacha ; j’entendis plus distinctement leurs discours, et qu’ils montaient par la même voie que Zéphirina. Le jour paraissait. Je n’avais osé respirer, et n’eûs plus que la ressource de feindre de dormir. Quel tremblement me saisit, quand je les vis sortir tous deux de dessous mon lit ! Zéphirina était dans un désordre extrême ; mais que la chaleur semblait pourtant autoriser, Taillandino en appercevant notre état ouvrit une bouche d’étonnement si grande que j’en frissonnai. Paolo voulût rejetter le drap sur sa sœur, Taillandino s’y opposa, disant qu’il fallait, pendant que je dormais, reconnaître les détails de son opération, et tout en feignant de me considérer, il s’avançait sans cesse près de Zéphirina. Enfin il se pencha tellement que ses lunettes tombèrent sur le sein de la dévote qui se réveilla en sursaut et poussa un cri, prête à s’évanouir en appercevant son frère et les assistans. « Scelerata ! s’écria Paolo, en l’arrachant du lit par un bras, corrompre un enfant de cet âge ! N’est-ce pas le comble de la perversité ! » Zéphirina ne répondit rien ; des pleurs coulèrent de ses yeux ; elle m’embrassa en me disant : « malheureux enfant ! on me fait un crime d’un instant d’erreur ; ils ne se font pas un scrupule d’un assassinat. — Ne crains rien, mon amie, lui dis-je, je puis les brayer à présent, tu m’as fortifié, leurs fers s’émousseront sur moi ; je me suis recréé dans ton sein. » O corrutrice ! s’écria Paolo ! ô perversita ! et soudain il m’arracha du lit, et dit à Taillandino : « il n’y a pas un moment à perdre ; descendez-le dans la chambre, pendant que je vais renfermer ma sœur dans cet asyle qu’elle s’est choisi, d’où elle pourra entendre la scène, et avoir le tems de se repentir. » On me fait donc passer par l’ouverture ; Paolo la cloue fortement, rattache la toile, et laisse sa sœur dans ma chambre, livrée à son désespoir.

» J’attendais mon sort en tremblant. Bientôt je vis entrer le Frère noir, avec un autre Frère portant des ferremens dans un petit sac de cuir. On me donna mille douceurs, on me fit beaucoup de caresses ; mais celles de Taillandino avaient un air factice et d’habitude qui me consternait. Il me palpait de ses mains énormes ; il me présenta ensuite un bonbon que je refusai d’abord ; mais qu’il approcha fortement sur mes lèvres ; je tremblais, je n’osai refuser, je les ouvris, et tout-à-coup, dans ses longs doigts, ce bonbon se développa, et devint un baillon, que le Frère son digne acolyte, placé derrière-moi, sans que je m’en fusse apperçu attacha fortement sur mon col. Il me fut impossible alors de pousser un cri, et je ne pus que pleurer. Ils n’y firent aucune attention, me voyant hors d’état de me faire entendre, et m’ayant lié les mains et les pieds aux épaules, ils se mirent alors à leur aise, ôtèrent leurs habits noirs et gras et retroussèrent leurs manches ; après quoi l’on m’étendit sur une table. Paolo m’observait gravement avec une loupe, pendant que les deux Frères opérateurs préparaient leurs instrumens : à cet aspect je fis de vains efforts pour me débarrasser de mes liens ; mais l’instant fatal était arrivé. L’aide m’empêcha fortement de remuer. Taillandino huma une prise de tabac, puis approcha un ferrement brillant… j’en sentais déjà la pointe ; c’était fait de moi ! Tout-à-coup on frappe à coups redoublés à la porte du premier cabinet. Taillandino reste le bras suspendu… : les coups recommencent et l’on crie qu’un Huissier demande Paolo. Taillandino allait reprendre l’opération quand Paolo revient tout agité, avec un papier qu’il appellait sommation. Il fait passer les deux Frères par une porte dérobée, me délie vivement et me met en liberté. Je ne concevais rien à ce changement subit ; ma tête était troublée par la crainte. O bonheur ! l’Huissier annonce qu’il doit me conduire au Tribunal, pour me confronter avec ma mère. Je faillis m’évanouir de joye à ce mot, et je volais dans tes bras, quand les menaces horribles de Paolo me glacèrent de nouveau. J’espérais bien te détromper ; mais tes jours étaient en danger. Le Ciel, enfin a eu pitié de moi, il a voulu que j’aye trouvé des juges intègres, un appui dans mon malheur, et le seul bien que je désirais, ma tendre mère. »