Pauliska, ou la Perversité moderne/02
Histoire d’Ernest-Pradislas.
« Vous savez qu’étant réunis aux
Eaux de Tornisk, je reçus subitement
la nouvelle du départ du Corps Polonais
dans lequel je servais. Il est
inutile de vous rappeler combien ce
coup me frappa. L’évanouissement où
vous tombâtes vous ôta la possibilité
de connaître mes regrets. — Je voulus
hazarder un reproche, il reprit ainsi :
— Ces regrets furent mortels, et quoique
absorbé par le jeu, passion funeste
qui vous avait donné tant de
chagrins, je sentis que l’amour dominait
dans mon ame. Le devoir néanmoins
se fit entendre ; la trompette
sonna, les phantômes guerriers, les
prestiges de la gloire m’environnèrent
et je partis.
» Nous arrivâmes le second jour en Pologne pleins d’ardeur et d’espérances ; mais que pouvaient trois mille Polonais contre quarante mille Russes ? La pluspart de mes infortunés compagnons périrent sur l’arène ou sur les échafauds. Le reste, sortant du territoire fut pris par les Impériaux et forcé de prendre parti dans les Corps Francs Hongrois. Tel fut mon sort. Transplanté sur les bords du Rhin, je fus à portée des Corps Nobles Français si différens d’opinion avec les Polonais. On admira d’abord notre belle tenue, notre bouillante ardeur, la manière brillante dont nous étions montés et par-dessus tout la nomenclature de nos noms ; mais je ne laissai pas de m’appercevoir bien tôt malgré cette admiration, que le Corps où je servais était moins considéré des Réfugiés Français par la datte trop fraîche de sa création, et que ceux-ci cherchaient parmi eux les plus légers prétextes pour rétablir ces distinctions fantastiques, source éternelle de leur infortune. Je vis que les passe-droits étaient plus communs que jamais ; que l’influence des femmes était la même, et que tous les symptômes des maladies des cours avaient percé dans cette terre étrangère.
» J’eus toujours, malgré les préjugés de la naissance et ma gaîté franche, un penchant décidé à une justice sévère. Plus fait que mille autres pour briguer la faveur, je l’ai toujours dédaignée. Cette espèce de fierté philosophique, cette impartialité me furent imputées à crime, et l’on traira de penchant patriotique, de maladie polonaise mon aversion pour l’intrigue, et mes prédictions sur les vues intéressées des cours qui nous soldaient.
« Ces opinions prétendues vinrent aux oreilles du Général Wurmser qui exaspéré par mes ennemis, promit bien de me mettre à l’épreuve et tint parole. On entra en campagne quinze jours après. Ce mouvement, cette activité militaire dissipèrent bientôt les réflexion et les intrigues, fruit de la stagnation des cantonnemens. Chacun songea à s’illustrer, à s’avancer. Pour moi, je m’occupais à faire ce qu’on appellait son devoir, quoique fort dégoûté déjà de ne savoir pour qui j’allais me sacrifier. Mais que ne peuvent à vingt et un ans la fougue de l’âge, un sang ardent qui semble demander à jaillir de nos veines et sur-tout l’amour-propre.
» Nous nous trouvâmes opposés à quelques troupes Belges. Je m’applaudis d’avoir à faire mes preuves contre des êtres étrangers à notre cause. Les premiers chocs des deux partis furent terribles. La haine, des intérêts si vifs et si opposés occasionnèrent de part et d’autre un acharnement dont l’histoire offre peu d’exemples. La victoire demeura incertaine à l’affaire de… ; mais ce qui fut avéré, c’est que je m’y distinguai d’une manière éclatante. Je désarmai cinq Chasseurs Belges et tombai blessé grièvement sur le champ de bataille, où j’eus le bonheur d’être délivré par mon Corps, et sous les yeux du Général Wurmser. Ce premier fait-d’armes m’attira des éloges des ennemis et les honneurs de l’hôpital. Je fus envoyé à Bitsberg, où je restai cinq semaines, après lesquelles on me fit aller plus loin en attendant ma convalescence, et pour faire place à de nouveaux champions aussi maltraités que moi. Bientôt ou me fit évacuer sur le château de Fismahen, converti en hôpital, à une lieue de Francfort.
» Nous trouvant la plupart convalescens dans cette maison, nous avions la permission de nous promener dans les champs voisins. C’est là que commence la chaîne des évènemens bizarres que j’ai éprouvés : daignez y prêter quelque attention.
» J’avais remarqué plusieurs fois dans un verger, ma promenade ordinaire, une grande femme voilée et qui semblait m’observer avec le plus grand soin. Je ne pouvais attribuer à la personne fort pale, à ma figure maigrie, ces observations continuelles. Je me hazardai un jour, piqué par la curiosité, à suivre cette femme de loin. Je la vis entrer dans un parc de fort belle apparence, au milieu duquel j’entrevis un château vaste et gothique. Poussé par la même curiosité, j’avançai davantage chaque jour, en suivant ma promeneuse qui paraissait se retourner avec art, pour m’attirer sur ses traces. Je me hazardai à franchir la porte du parc ; cette femme feignit de ne pas s’en appercevoir. A peine eus-je fait deux cents pas, que cette porte se referma comme par un coup de vent. J’eus quelque inquiétude d’abord ; mais l’espoir de la rouvrir facilement me fit poursuivre ma promenade.
» J’arrivai à un second mur, j’hésitais à passer le seuil de l’entrée. L’espèce d’indifférence de cette femme qui feignait de ne me plus voir, ou ne me voyait plus en effet, commençait à me déterminer à la retraite. J’avais passé le seuil et me trouvai alors sous un berceau fort épais en charmille et qui dérobait jusqu’à la clarté du jour. J’allais rétrograder, quand tout-à-coup cette seconde porte se ferme brusquement, j’entends du bruit dans le feuillage, et je me vois entouré, saisi, lié par une vingtaine de femmes dont la plus âgée n’avait pas vingt-cinq ans.
» Je crus que quelque contusion à la tête m’avait laissé des vestiges. Je ne pouvais croire à cette violence ; la manière vigoureuse dont ces Allemandes me garottaient me détrompa bientôt. On passa un fichu sur ma bouche et l’on me transporta à bras dans le château. Tout ceci était d’autant plus étrange, que la plus grande gravité présidait à cette opération ; laquelle semblait commandée par la perfide femme qui m’avait attiré dans le piège.
» La marche fut lente, cérémoniale ; je fus balotté, retourné, poussé par les pieds et la tête en cent façons, avant qu’on daignât me laisser la vue libre. Au bout d’un tems considérable, et qui, apprécié par ma surprise et une espèce de frayeur, me parut être d’une bonne heure, mon bandeau est détaché, et je me trouve ; jugez de ma surprise ! dans une cage de fer, rembourée de coussinets de satin rose, et placé en ligne avec plusieurs animaux étrangers, qui pourtant n’avaient pas les honneurs du coussinet. Sur ma cage était écrit ce mot : l’homme. Un beau singe verd faisait suite à mon espèce, et un perroquet placé à ma droite, semblait se pavaner devant son nouveau camarade.
» Je crus réellement à cet aspect que ma tête était absolument dérangée. Je me touchai pour m’en convaincre, et jettai enfin les yeux sur l’appartement. J’y vois placées en cercle toutes mes ravisseuses autour d’une table à grand tapis verd ; au milieu, j’apperçois une espèce de chaire où la grande promeneuse, déroulant un papier, semblait s’apprêter à pérorer ; elle tint en effet ce langage étrange :
« C’est peu, mes sœurs, de vous avoir dépeint en théorie, depuis que vous avez adopté la secte des Misantrophiles, les vices moraux et physiques de l’animal appellé l’homme. Il faut joindre à ces principes sages, à ces préservatifs sûrs, des expériences solides qui laissent à jamais dans vos ames une impression propre à vous garantir de son influence dans la société. Vous vous convaincrez par le développement de ses facultés, que cette espèce, absolument dégénérée, n’est plus digne d’être associée à notre sort. Scélérat en politique, inconstant en amour, entièrement étranger à l’amitié, ce sexe doit non-seulement avoir perdu son injuste prééminence, mais à peine mériter que traité par nous, ainsi qu’il l’était par les Amazones, nous daignions nous en servir par fois, avec dédain pourtant et dans l’unique vue de ne point éteindre la race la plus intelligente, quoique cette faculté soit en elle entièrement tournée au vice. Nos Sociétés correspondantes de Berlin, de Pétersbourg, de Naples, de Madrid, nous mandent que leurs prosélites ont renoncé de fait à toute communication avec cet animal, jusqu’à ce que la secte ait prononcé définitivement sur l’espèce de relation physique qu’on pourrait se permettre, sans se dégrader. J’ai sur ce point un systême lumineux qui fera l’objet d’une séance prochaine, et nous avons reçu à ce sujet plusieurs mémoires des Académies affiliées. Je vois cependant avec peine que celle de Paris, non-seulement met une très-blamable lenteur dans la rupture de ses relations masculines ; mais nous adresse un mémoire sur les modifications Ah, mes sœurs ! suivant cet écrit, autant vaudrait laisser les choses in statu quo. Quel si grand attrait a donc pour les Françaises cette espèce bizarre ? A la carnation près, qui est suivant moi sa beauté distinctive ; ses formes sont bien au-dessous de celles de plusieurs animaux qu’on lui croit inférieurs. Toutes fois j’ai choisi une circonstance favorable pour nous procurer un modèle qui me paraît d’une beauté remarquable. »
» A ces mots, je crus devoir faire un salut de remercimens à l’Assemblée, le Secrétaire me jetta aussi-tôt au nez un ample verre d’eau de rose, dont j’avalai la moitié. Suffoqué par cette étrange correction je voulus me plaindre ; nouvelle aspersion. Le singe montra les dents de joye, le perroquet éclata de rire ; en vérité je parus l’animal le plus sot de la ménagerie.
» Je me rassieds, tout consterné ; le Professeur reprit avec la même gravité, et sans que l’Assemblée se fut déridée un instant, le fil de son discours. « Il est essentiel, mes sœurs, pour vous conduire, non pas seulement à l’indifférence, mais au dégoût pour l’homme, de le suivre dans son anatomie ridicule que j’aurai soin de vous démontrer, il est essentiel, encore, de faire naître cette aversion, de l’étudier dans ses facultés morales. D’abord, l’amour-propre domine en lui au premier dégré, vous venez d’en voir la preuve au transport de l’animal ici présent, dès qu’on l’a flatté. » L’amour-propre, m’écriai-je ! ah Mesdames ! — Nouvelle aspersion abondante, qui m’imposa silence, même gravité dans l’Assemblée. « La ruse et la fausseté sont les seconds défauts distinctifs de cet être ; vous le verrez dissimuler en cédant à la force, jouer la douceur, la soumission quand la rage sera dans son cœur ; vous le verrez feindre de s’occuper de matières graves, quand son seul but est non pas de nous plaire, mais de nous séduire ; vous verrez enfin s’écrouler tout le charlatanisme de son empire, fondé sur une prétendue sublimité de génie, tandis que vous n’appercevrez que faiblesse, désirs sensuels, vues grossières et animales.
» La plus âgée de nos sœurs a vingt ans ; vous avez toutes, je le crois, et vous en avez fait serment, votre innocence entière… » — Je fis un saut de joye, mais n’osai m’écrier : est-il possible ! — « Vous n’avez apperçu l’homme que de loin, pour ainsi dire et sans l’analyser ; je me propose de vous conduire dans peu au point nécessaire pour être initiées aux dernières épreuves de la secte, épreuves difficiles pour des êtres vulgaires ; mais dont votre froideur avérée, votre chasteté connue, vous feront sortir victorieusement.
» A ces mots la Séance fut levée, et l’Assemblée se dispersa, quoique plusieurs membres de la Société me parussent rester en arrière, en me regardant avec dédain. Après quelques instans écoulés, je cherchai en moi-même les causes de cette étrange association. « Serait-il possible, me disais-je, que la mesure de nos crimes eût réellement révolté une masse d’esprits féminins et que ces ramifications s’étendissent déjà par toute l’Europe, ainsi que le Professeur l’a prétendu ?… Je pensai à vous, ma chère Pauliska, et me dis que j’avais mérité mon sort. »
» Tandis que je me livrais à ces réflexions cruelles, deux élèves, portant un panier vinrent à ma cage, le déposèrent dans le tour, sans proférer un mot et me firent passer mon dîner. — « Mesdames, m’écriai-je, au nom de vos perfections, daignez m’apprendre. — Nichts, nichts,» dirent-elles en fermant la porte avec force, et ce fut la seule réponse de mes jolies et impitoyables Allemandes. L’appétit me pressait, je m’élançai sur le panier ; mais je me récriai, désespéré, en ne voyant que du lait et des légumes. En revanche, sur le vase de porcelaine, étaient écrits ces vers en lettres d’or :
« Les mortels ont osé prendre le nom d’humains.
» Et dévorent l’agneau qui leur lêche les mains !
» Ramenons par dégrés ce monstre à la nature,
» Et des végétaux seuls, composons sa pâture ».
» Voilà donc l’énigme expliquée, » me dis-je tristement ! j’avalai la coupe remplie de lait, et j’entamai en soupirant un plat de concombres à la crème. Au moins je boirai du vin, ajoutai-je, en m’élançant sur une jolie bouteille empaillée ; c’était une boisson sucrée et acidulé. Une étiquette se déroula, j’y lus cette sentence féminine :
De la Mecque au Chili, du Cap jusques à Rome,
L’opium ou le vin font la valeur de l’homme.
La vigne ou le pavot sied aux fronts des guerriers ;
C’est aux Muses, à nous à ceindre les lauriers.
» Choqué de cette impertinence, je me proposai de leur montrer quelque jour, que tout à jeun qu’il pût être, l’homme avait de l’énergie et du courage ; mais il fallait dissimuler en attendant l’instant favorable.
» A la pointe du jour la grande porte s’ouvrit et je vis entrer tous les membres de l’association, méconnaissables cette fois, et vêtues à-peu-près comme les Pénitens blancs. Un long voile ne laissait paraître que leurs yeux, il était impossible de distinguer leurs traits ; la taille seule et le pied pouvaient laisser soupçonner les graces de la personne. Au milieu de ce cortège était une jeune Misantrophile, vêtue de même, marchant seule et qui me parut d’une tournure céleste. Elle était couronnée de roses et de jasmin entrelacés ; ses guirlandes étaient pareilles : derrière elle une ancienne sœur portait des manuscrits. On s’assit, la jeune Néophyte se plaça hors des rangs, et la Présidente parla ainsi :
« Ce jour est à-la-fois remarquable pour nous, mes sœurs, par la réception d’une adepte et l’installation du modèle antipathique. (On me montra, et je ne saluai point cette fois.) Nircé, continua-t-elle, (c’est ainsi que sera nommée l’aspirante dans la secte des Misantrophiles), Nircé, convaincue de la dégradation de l’espèce humaine, vient dans nos bras chercher de nouvelles lumières sur ce point, essentiel ; elle a juré, comme vous, qu’aucun dépit, aucune crainte personnelle ne l’ont conduite en cette enceinte. Un regard sur un seul homme a suffi pour l’appeller à une vocation sublime, et la purifier de tous les désirs vulgaires. Elle a le bonheur d’être admise à une époque où des épreuves plus fortes éloigneront à jamais de son esprit les impressions des sens. Nous n’avons opéré jusqu’ici que sur le mannequin et cependant nous avons puisé dans cette étude imparfaite le mépris de l’espèce. Il a été décidé aujourd’hui que le modèle, ici présent, servirait non-seulement aux observations morales, mais encore aux démonstrations physiques. Il en résultera une concordance plus grande entre les observations sur les facultés de l’esprit et celles sur les facultés du corps ; vous pourrez suivre la marche du désir ; vous convaincre qu’il n’est chez l’homme que l’influence d’un sexe sur l’autre et non le résultat des sentimens de son ame ; et vous saurez dès-lors combien est ridicule le roman de l’amour. Vous pourrez faire la même observation sur toutes ses passions, peu dangéreuses sans doute, et acquérir la certitude que l’égoïsme seul y préside. Approchez, belle Nircé, que la chaîne des relations avec un sexe dégradé, soit rompue à jamais, comme je romps son emblême… »
» A ces mots elle rompt la couronne, les guirlandes et jette au loin les jasmins, que toutes les Misantrophiles foulent aux-pieds avec fureur en lui rendant les roses, qu’alors elle pose sur son cœur. « La Société, ajoute la Présidente, joint à ce don trois manuscrits portans pour titre ; le premier : imperfections morales et physiques des hommes ; le second : crimes des amans ; le troisième : code des plaisirs des Misantrophiles. Conservez précieusement ce don, c’est le fruit des travaux de toutes les Sociétés affiliées et des expériences acquises. Que le dernier volume sur-tout, médité par vous, vous élève bientôt, par l’enthousiasme, à l’Elisée auquel nous sommes parvenues. Nous allons commencer les premières épreuves physiques ; leur enchaînement direct avec les épreuves morales, nous mènera naturellement aux conclusions que je prépare. »
» Alors la Présidente s’approche de moi avec une baguette et me fait lever à-peu-près comme on tourmente l’animal nommé le Paresseux, dans sa cage, pour le montrer aux spectateurs. Je pousse un cri d’indignation ; la Présidente m’appuye aussi-tôt sur la chair un éguillon d’or posé au bout de sa baguette, ajoutant : « remarquez, mes sœurs, la fureur qui étincelle dans ce régard ; que cet œil est loin de la perfection du nôtre ! de cette expression de douceur qui le caractérise ! et notre sexe pourrait s’exalter, briguer un regard aussi féroce ; jamais ! c’est le comble de la dégradation. »
» Même critique sur tous les points de ma figure. Arrivée à la poitrine : « observez, dit la Présidente, mes sœurs, même vice de forme, de grace dans l’animal. Quant au sein lui-même, la nature ne lui a-t-elle pas donné ce simulacre par dérision ? Sans but, sans forme, cette partie de l’homme fait seule sa satyre. Développons-là par la comparaison… » A ces mots toutes les Misantrophiles mettent au jour, avec un sang-froid indicible, des trésors arrondis dont on ne peut imaginer la perfection. Ma vue se troubla à l’aspect de tant de beautés, je fus presque en délire. « Remarquez, reprit gravement la Présidente, en me montrant, l’universalité du désir dans l’homme. Sans voir nos traits cachés sous le voile, sans affection qui précède, son regard avide généralise en ce moment ses transports et montre mieux que tous les discours, la brutalité de son espèce. Toutes nos sœurs, pénétrées de ces grandes vérités, voyent un pareil être avec le mépris qu’il mérite. Leur cœur est calme et silencieux, vous pouvez vous en convaincre réciproquement. »
» A ces mots toutes les Misantrophiles se placèrent mutuellement la main sur le cœur et témoignèrent que le plus grand calme y régnait. « La belle Nircé, j’en suis sûre, continua la Présidente, éprouve déjà la même stagnation des sens. » Alors elle lui tâte le pouls et touche son jeune cœur. « Il bat, dit-elle, il y a encore de l’étonnement chez elle ; mais quelques Séances l’amèneront bientôt au point où nous en sommes. Il est à-propos en attendant qu’elle se familiarise avec cette vue grossière en dessinant le modèle jusqu’aux points que nous avons parcourus dans cette Séance. » Les voiles retombèrent alors et me cachèrent tant d’objets ravissans. On donna un pupitre à Nircé et après avoir lu les dépêches des Sociétés étrangères, on laissa la belle Néophyte dessiner d’après nature.
» Je me vois donc, à demi-nud, face à face avec une beauté que je soupçonnais avoir seize ans au plus, à l’œil noir, aussi grand que l’ouverture de son voile ; au sein agité, à la contenance attendrie. Je me tus long-tems ; car j’en avais l’ordre formel, et sous les peines les plus graves. Enfin, ne pouvant résister à ma curiosité, à l’air d’émotion extraordinaire du jeune artiste, je hazarde de lui demander à demi-voix, quel motif a pu décider son antipathie pour un sexe dont elle paraissait devoir être l’idole. — « Votre indifférence, Monsieur. Reconnaissez Julie de Molsheim, me dit-elle, en soulevant son voile, et me laissant appercevoir la figure la plus ravissante ; mon ame est trop pure, trop ennemie de la feinte, pour ne pas convenir avec candeur de l’impression que produisit en moi votre séjour au château de Molsheim. Deux jours que vous y avez passé après votre blessure ont décidé de mon repos. Je ne vis en vous que préoccupation, indifférence, dédain même ; vous partîtes sans me jetter un seul regard. Je fus frappée-là… (elle mit la main sur son cœur) là, pour jamais, et résolus d’éviter tout commerce avec les hommes, n’ayant pu intéresser celui que je remarquais. J’appris que Mlle. Fischer partageait cette aversion à un point éminent. Je ne fus point initiée d’abord dans les mystères de sa secte. On scruta mes motifs, on me fit passer par tous les modes de la discrétion ; enfin j’ai été admise, admise pour vous fuir, vous haïr ; je vous retrouve, vous revois, et vous chéris encore. »
» Alors je vis couler des larmes, le crayon lui échapper, et son sein palpiter avec violence. Nircé essaya en vain d’esquisser pour éviter d’être surprise ; vingt fois elle reprit et quitta son ouvrage. Je lui fis sentir, en peu de mots, la nécessité de se contraindre, je lui observai que nous pouvions être entendus, et que ce n’était qu’en inspirant de la confiance, que nous obtiendrions plus de liberté par la suite.
» Ce mot lui rendit son teint de rose ; elle acheva une esquisse qui me parut flattée, mais d’une exécution parfaite. Mlle. Fischer arriva bientôt, et conclut qu’on n’avait pas perdu de tems. Nircé reçut des éloges sur son talent, sur son sang-froid et on l’emmena en lui faisant mille caresses.
» Seul, je me livrai à mille réflexions : serait-ce un jeu que cette scène, me disais-je avec surprise ? Il se pourrait fort bien que, pour mettre en jeu tout le ridicule de l’amour-propre masculin, on m’eut député cette jolie machine à déclaration, à laquelle je me suis livré avec confiance. Mes craintes s’accrurent encore en recevant, par le tour, mon chétif plat de concombres avec cette inscription :
On peut calmer ses sens, le conduire au cercueil ;
Mais à son trépas même il survit par l’orgueil.
» Je résolus donc de me tenir en garde contre les épreuves auxquelles j’étais destiné, et de ne rien croire qu’avec sûreté. Je reçus, de bonne heure le lendemain, une espèce de toge antique et la tunique assortie, avec ordre de m’en couvrir à l’instant, à-peu-près comme l’Antinoüs ou le Camille, sans conserver dessous aucun vêtement. Je présumai que la journée serait épineuse pour moi : en effet, on ne me laissa pas long-tems dans mes réflexions et la Séance commença. Les Misantrophiles parurent avec leur voiles de la veille, costume qu’elles prenaient pour les adoptions ou pour les expériences, dans lesquelles elles devaient garder l’incognito. Je ne pus reconnaître la belle Nircé qu’à sa démarche ; je la vis si incertaine, si troublée que j’augurai, dès l’instant, que ma patience aurait lieu d’être exercée.
» La Séance s’ouvrit d’abord par des théorèmes généraux sur les systêmes d’attaque des hommes à l’égard des femmes, sur les moyens d’opposition et de résistance de la part de celles-ci. Tout cela me parut parfaitement calculé, à une petite donnée près qui y manquait, la nature ! mais, bagatelle ! Il s’agissait de l’étouffer ou la tromper suivant ces Dames, et c’était chose facile dès qu’on avait dompté la curiosité par l’habitude de voir et le mépris des choses vues. C’est à ce but qu’on devait marcher par les leçons actuelles.
» J’eus donc ordre par Mlle. Fischer de jetter au loin ma tunique. Je l’avoue, ce qui n’aurait été pour moi qu’un jeu, une raillerie, me devint pénible par la présence de Nircé. L’ascendant de l’innocence est si fort, si touchant ! Il fallut néanmoins obéir, l’aiguillon d’or me le fit sentir. Je jettai mes vêtemens antiques, et parus dans une attitude peut-être préférable à mon modèle puisque la modestie y dominait.
» Tous les voiles de nos pédantes ne m’empêchèrent point de distinguer alors, le vif incarnat qui montait à leurs fronts. Pour Nircé, ses beaux yeux se fermèrent pour ne se pas rouvrir de la Séance, et l’agitation de son sein semblait repousser une image qui troublait son esprit. « Je vois avec plaisir, s’écria Mlle. Fischer, le calme qui règne dans la Société : le plus petit étonnement, la plus légère émotion ne se sont pas même fait appercevoir à l’aspect de cette nudité. Ce n’est point ici le silence du peintre devant un modèle académique : c’est l’indifférence philosophique et raisonnée d’une assemblée de sages. C’est ainsi qu’on marche aux connaissances sublimes, en planant au-dessus de la matière. » Elle recommença alors sa satyre anatomique sur le corps humain. Rien ne fut oublié ; les raisonnemens les plus bizarres furent prodigués par elle, pour prouver notre médiocrité. Enfin, parvenue à ma jambe qu’on me fit l’honneur de trouver belle pour mon espèce, il s’éleva des observations qui déterminèrent la Présidente à exiger une confrontation générale. Le coup de théâtre fut éblouissant, je dois l’avouer ; ma position devenait des plus difficiles. Nircé, les yeux fermés, obligée de soulever d’une main tremblante le bas de sa tunique, véritable voile de la pudeur, Nircé n’étalant qu’un pied divin, indice d’une jambe céleste, produisit un cri général d’admiration. « Que ces contours purs et délicats sont au-dessus des muscles quarrés et secs de la jambe masculine, » s’écria Mlle. Fischer, en relevant brusquement jusqu’au genou la tunique de Nircé ; la pauvre enfant poussa un cri, plaça ses mains sur ses yeux et faillit s’évanouir. « Qu’elle est faible encore, s’écria la Présidente ! il est essentiel qu’elle continue à dessiner le nud, et pour la maintenir dans la fermeté et l’assurance nécessaires, deux sœurs de la première force seront présentes à son étude. » J’observai que toutes s’offrirent pour assister la Néophyte et la fortifier dans ses principes. La Présidente en louant leur zèle, en choisit deux anciennes très énergiques, et la Séance fut levée.
Après un quart d’heure de repos, un coup d’aiguillon des surveillantes me dit de reprendre ma position d’Antinoüs ; je me replaçai docilement, ne pensant qu’à Nircé. Elle dit alors à une de ses compagnes : « je n’y vois pas, cette ombre est vague, ouvrez le rideau. » Nircé les éloigne toutes deux ainsi, et sous prétexte de mesurer un module sur mon pied, elle trace vivement un mot au crayon, qu’elle me glisse adroitement ; elle reprend ensuite son dessin, esquisse deux traits avec émotion et se retire avec ses compagnes. Resté seul, je m’élance sur l’écrit placé sous mon pied, j’y lis ces mots : « Vous avez rougi, vous avez eu pitié de moi. Décence et bonté en vous, constance et douleur en moi ; de grace arrachez-moi aux suites d’une imprudence ! »
» La candeur, la situation pénible de cette aimable créature me pénétrèrent d’un tendre intérêt ; ce n’était pas de l’amour ; mais une admiration douce, une inquiétude sur le sort de cette ame pure. Combien je trouvai la nature jusques dans ses erreurs, au-dessus des songes de l’amour-propre ! Quel ascendant avaient ses lois dans la bouche d’un enfant, sur celles de l’esprit égaré de nos philosophes femelles. Cet écrit m’occupa long-tems ; mais comment fuir ? Comment m’arracher à mes chaînes ? Les grilles de fer de ma cage étaient fortes, les observateurs fréquens. Je comptai sur mon amie, et j’attendis qu’une nouvelle occasion amenât l’instant de cimenter davantage notre intelligence.
» La Séance s’ouvrit fort tard le lendemain ; je pétillais d’impatience. Les Misantrophiles reparurent sans voile. On commença par la lecture d’un mémoire de l’Académie de Florence sur un mode de relation avec le sexe masculin qu’elle proposait. Ce mémoire détaillait des moyens ingénieux et nouvellement trouvés pour une communication invisible et indépendante ; mais cette idée parut trop méridionale à nos Misantrophiles, un cri général d’indignation se fit entendre, et la proposition fut vivement repoussée et combattue, par une idée plus extraordinaire encore. Cette pièce était de la Société de Berlin. Les Misantrophiles de cette ville tonnaient avec indignation contre les lâches apostats de Florence, qui avaient osé proposer une relation directe. « Quelle lâcheté, quel sophisme ont pu porter nos sœurs à cet excès de démence ! » s’écriait avec indignation la Présidente Prussienne ! « Lisez, lisez mes sœurs ; l’Abbé Spalanzani, voilà notre grand Prophète, la terreur des infidèles ! avec lui nous conservons l’ordre de l’univers sans cesser d’être indépendantes, avec lui nous sommes la véritable image du Très-Haut, qui peut créer d’un soufle et qui renferme tous les germes en son sein. »
A ces mots, l’enthousiasme des Misantrophiles ne peut se contenir ; les applaudissemens sont universels.
« Je vois avec la joye la plus vive, s’écrie Mlle. Fischer, que la Société de Berlin a adopté mes idées, consignées dans un mémoire que je lui ai adressé récemment. Oui, mes sœurs, lisez Spalanzani, et vous verrez que ses expériences ont confirmé notre heureuse théorie[1]. » Point de relation ! point de relation avec l’homme ! s’écrient toutes nos Amazonnes. On distribue alors des exemplaires du traité de physique du chaste Abbé et l’installation de son buste est décrétée à l’unanimité. Je connaissais mon Physicien, je sentis le danger du projet pour moi. L’amour et la nature en instruisirent Nircé ; nous frissonnâmes, et un regard valut pour nous le serment d’être libres. On décida que le lendemain se ferait la première expérience.
» La Société de Berlin joignait à son mémoire, plusieurs caisses renfermant des modèles d’amans portatifs à la Spalanzani. On en fit de suite l’examen détaillé ; quelle fut ma surprise quand j’apperçus une foule de mannequins de forme antique modelés sur les Apollons, les Anges de Raphaël, et les plus beaux types anciens. Ces amans pouvaient recevoir une chaleur artificielle qui rendait l’illusion parfaite, et l’addition d’un accessoire moderne pouvait produire tous les phénomènes et les résultats de l’amour. On s’extasia sur la perfection de l’exécution. Je compris que tout le systême de ces Dames consistait à préférer un songe avec des antiques, à la réalité avec les modernes, et que j’étais destiné à animer toutes ces statues. On se distribua en tirant au sort, des Antinoüs, des Camille, des Enées, des Phaons, en un mot chacune se munit de sa poupée. Nircé seule fit un mouvement d’indignation, en recevant un Dieu du Pinde, et fut condamnée pour sa punition à dessiner le nud pendant cette journée encore. Je tressaillis de joye à cette menace, et je crus y voir mon salut. La Séance fut levée, et la première expérience ajournée au lendemain.
» Qu’on juge si cette étude m’était précieuse ! j’allais tomber entre les mains des Bachantes, pour être déchiré comme Orphée sans qu’on eût daigné m’entendre. Les instans étaient courts ; j’épiais ma jeune artiste. Les surveillantes étaient terribles ; Argus impitoyables, elles dévoraient d’un regard ce que Nircé n’esquissait qu’en tremblant. Elle écarte enfin les Misantrophiles, glisse adroitement un papier sous la tunique qui flottait à terre en me drapant. Un regard de reconnaissance porta ma réponse et Nircé se retira. Je m’emparai à l’instant du papier, je le déroulai, et y trouvai deux limes excellentes, avec ces mots : quand vous serez, libre, rendez à sa famille une infortunée qui n’apprendra jamais à vous haïr. A minuit, sous le vestibule.
» Je pris sur-le champ mon parti. Je coupai adroitement une partie des coussinets qui cachaient heureusement le travail de ma lime. Je me mis à l’œuvre depuis huit heures, moment du crépuscule, jusqu’à onze heures avec une ardeur, une activité, que ma situation seule pouvaient donner. J’eus bientôt scié deux barreaux complettement, et je me hâtai de profiter d’une obscurité profonde pour les enlever.
» Je me trouvai alors dans la grande salle ; un obstacle redoutable était franchi, mais il fallait sortir de l’amphithéâtre des Séances. J’errai long-tems, indécis, autour de la porte fatale. J’allais employer ma lime ; mais la crainte du bruit me retenait : d’ailleurs les ferremens étaient si forts, si extraordinairement parfaits, qu’à moins d’un prodige je ne voyais pas de possibilité de m’échapper. Je me livrais à mon désespoir ; minuit allait frapper… quand j’entends deux voix derrière la porte. Je reconnais bientôt Nircé ; le cœur me bat… mais j’entends en même-tems Mlle. Fischer : « Va mon enfant, disait la Présidente à son élève, va chercher et ramène dans mes bras ton Apollon ravissant, dont je suis en délire et que tu oses dédaigner. N’éveille point sa faible copie ; elle sera assez fatiguée demain de nos épreuves. Va, innocente Néophyte de Vénus ! c’est des mains de la candeur que j’attends la volupté. Loin de moi un froid Enée, un impudent Phaon, que le sort m’a donnés ! c’est le Dieu du Pinde, l’amant de Daphné qui m’enflame. Tu le conduiras dans notre Temple, en conservant une profonde obscurité, amie de l’illusion et des amours. »
» Alors la grande porte s’ouvre, je me cache sur le côté ; Nircé entre, s’avance vers ma loge, pour aller chercher sa poupée du Parnasse qui y était restée ; mais l’impatiente Fischer demeure à la porte du vestibule. Impossible de m’échapper ! Une idée me vient ; je la saisis : je m’empare de l’arc d’Apollon et me place dans les bras de Nircé, qui est censée apporter un phantôme, tout en tenant une douce réalité. Nous passions le seuil, nous nous voyons libres ; non !… l’ardente Fischer était là ! Elle saisit le Dieu de son imagination, l’arrache à Nircé qui pousse un cri de jalousie. Tout était perdu ; le délire de la Prêtresse nous sauva. Fort heureusement pour moi, son admiration pour l’antique la fit évanouir avant qu’elle reconnut mes imperfections modernes. Je dépose mollement mon enthousiaste sur un lit à la grecque, je prends dans mes bras Nircé, qui s’arrachait les cheveux, sans oser exhaler un soufle ; je l’emporte dans le jardin et nous fuyons à travers les bosquets. Semblable à l’oiseau des champs, j’essaye mes ailes rapides en recouvrant ma liberté ; j’accélère dans l’obscurité les pas de Nircé craintive et nous nous élançons loin de ce séjour de corruption raisonnée.
» Arrivés au premier village, Nircé eut soin de se vêtir des habits d’homme dont elle était munie, et qui lui allaient à ravir. Nous nous mîmes aussi-tôt en chemin à l’aube du jour, au milieu des champs baignés de la rosée, errans à l’avanture, sans projets, sans argent, sans autre ressource que l’espérance et le courage.
Après avoir fui de l’Hôpital du château de Hismahen, comment oser reparaître au Corps ? Comment espérer qu’on pût croire à une avanture aussi bizarre ? Plus je méditais sur ce point, plus je sentais l’impossibilité de rejoindre. Je questionnai Julie de Molsheim sur ses projets ; la pauvre enfant était plus à plaindre que moi. Partie de la maison paternelle pour aller chez une tante à Francfort ; c’était-là que poussée par son dépit, par une haine prématurée pour les hommes, elle s’était laissée gagner par les émissaires féminins des Misantrophiles. Huit jours écoulés pour son initiation, sans qu’elle fût retournée à Francfort et qu’on eût été instruit de son sort, quoiqu’elle dût rentrer chez sa tante aussi-tôt après sa réception, avaient jeté ses parens dans la plus mortelle inquiétude. Elle n’osait se présenter devant eux. Son père sur-tout refusait absolument de la voir.
» Dans cette perplexité, nous résolûmes cependant de fléchir Mlle. Brinher, cette tante redoutée, et de nous acheminer vers Francfort. Nous n’eûmes pas fait deux cents pas, sur la grande route, qu’une troupe de paysans qui se rendaient à la ville, nous accueillit par des huées. Hélas ! notre incertitude, notre embarras, nous avaient empêché de remarquer mon habit d’Apollon, mon arc et un attirail burlesque bien fait pour surprendre les bons villageois. Semblable à l’amour dépité, je brisai mon arc ; je drapai mon manteau d’une manière plus moderne, mes vêtemens de dessous étaient ordinaires, je me trouvai présentable et nous parvînmes sans encombre à Francfort.
» Je conduisis Julie à l’hôtel de sa tante. Quel affreux contre-tems ! elle était partie pour Molsheim depuis la nouvelle de l’absence de sa nièce. Personne pour nous répondre, qu’une veille femme de charge hargneuse, qui à l’aspect de Julie et sur-tout de son compagnon, fit une grimace épouvantable, poussa un cri perçant et prit sa course boiteuse droit à l’hôtel, en criant : la voilà ! la voilà ! au ravisseur… J’étais bien déterminé à attendre la fin de cette avanture, sûr de détromper les gens de la maison de ce prétendu rapt ; Julie ne pensa pas ainsi, l’effroi la saisit, et nous nous éloignâmes, résolus à attendre le retour de Mlle. Beinher.
» Nous nous plaçâmes au faubourg d’Hanau, dans une auberge brillante ; car, dans notre position, aussi peu chargés de réflexions que d’argent, peu importait où nous serions gourmandés. Nous restâmes-là cinq jours, après lesquels on vint nous signifier de sortir, attendu que le Roi de Prusse arrivait et devait y loger, avec sa suite, pour être à portée de son armée qui faisait le siège de Mayence. On nous présenta en même-tems la carte de notre dépense, qui n’allait pas à moins de quarante florins. Je fus consterné, Julie et moi nous regardâmes avec étonnement, puis passant par toutes les nuances de l’étourderie, nous finîmes par partir ensemble d’un bruyant éclat de rire de l’excès de notre embarras, et déconcertâmes ainsi un grand marmiton Hessois et niais, qui attendait notre argent. Résignés à tout, nous trouvâmes qu’il valait mieux rire que pleurer ; je dis donc gravement au marmiton : « que le Dieu du Parnasse ne payait point ; et que lorsque chassé, sur la terre, il fut reçu chez Admete, on ne lui présenta pas la carte ; mais qu’il la fit perdre au contraire à ses filles. » Le bon Hessois ouvrait d’étonnement une bouche à avaler tout le repas, Julie riait et parait les bottes que le pauvre garçon lui portait sans cesse avec son rouleau de papier. Celui-ci impatienté descend enfin et nous nous serrâmes en attendant l’orage qui grondait dans les flancs de Jupiter.
Ce Dieu ne tarda pas à paraître. Monsieur Grimm, soutenu par deux marmitons de troisième classe, se fit entendre sur l’escalier qui pliait sous son poids. Son ventre menaçant passa, par la porte long-tems avant sa large face, qui saupoudrée à la neige, composée d’un front rouge, d’un gros nez bleu, de lèvres cramoisies et un menton orange, ne ressemblait pas mal à l’Arc-en-Ciel. Messir feut-il payir enfin, cria-t-il du fond de son ventre. « Papa, lui repondis-je, en caressant cette tonne énorme à l’endroit d’où, partait la voix, « je suis prêt à vous payer quand… j’aurai de l’argent. En attendant voici un billet de quarante florins sur le Gouvernement Russe, qui se charge de faire valoir mon bien : en voici un, de six mois de paye, sur sa Majesté l’Empereur ; choisissez, les Banquiers sont bons. » Tartefle ! cria l’énorme Grimm, v’la le Roi de Prisse ! allé cherché le garde ! Les courriers du Roi Guillaume se faisaient déjà entendre dans les cours, je vis qu’il fallait en finir. J’offris donc au juif Grimm mon manteau d’Apollon, dont la broderie lui garantissait au-delà de cette somme. Il fit quelques façons et finit par dépouiller le Dieu du Pinde. Nous sortîmes de l’Aigle Rouge, après nous être dépouillés de notre divinité et de notre dernière ressource.
» Nous nous croyions alors libres au moins de diriger nos pas où nous voulions ; hélas ! nous trouvâmes à la porte de l’hôtel, un ordre du Magistrat pour nous rendre à l’Hôtel-de-Ville. La police était terrible alors à Francfort, et les noms étrangers tellement redoutés, de quelque parti qu’ils fussent, qu’on ne pouvait obtenir, sans une fortune constatée, la permission de séjourner dans la ville. On nous reçut comme deux étourdis, et un Commissaire Impérial me signifia que j’eusse à rentrer dans les Corps Francs, dont je paraissais déserteur d’après mes papiers. Je choisis celui de Giulai, et j’engageai Julie à se cacher pour éviter cette contrainte horrible, ou bien à déclarer son sexe ; mais c’est alors que je reconnus son caractère ; elle entra dans le plus violent désespoir à cette seule proposition, et me déclara qu’elle me suivrait par-tout, quelques efforts que je fisse. Il fallut donc céder et lui voir prendre l’habit Hongrois. On nous présenta chez le Commissaire Impérial ; notre signalement fut levé, et nous fûmes conduits à la Cazerne : c’est là que de cruelles épreuves attendaient la pauvre Julie de Molsheim ! »
A ces mots, la voiture de notre héroïne se trouva arrêtée par les blocs de rochers qui ont roulé depuis des siècles du haut des monts de Molsheim. Il fallut la laisser à la ferme pour gagner, à pied, par divers sentiers, les murs du parc. Ils avaient encore une demi-lieue à faire. Pauliska désirait ardemment de connaître l’issue de cette aventure ; elle supplia Ernest d’achever son récit, et il le reprit de la manière suivante.
- ↑ On sait que l’Abbé Spalanzani a prouvé la possibilité de créer sans le commerce du sexe masculin.