Paul Lacomblez, éditeur (2p. 165-172).


XII


Ce mercredi, le père Cappellemans était au plus mal : le médecin déclara qu’il ne passerait pas la nuit.

François veillait depuis trois jours dans la grande chambre du premier étage ; à peine s’était-il reposé pendant quelques heures sur les instances de Rosalie. Et il demeurait là, prostré, sans une larme, écoutant la divagation du malade devenu plus verbeux que jamais dans son délire.

On eût dit que le vieillard évoquait toute sa jeunesse. Il célébrait son vieux beffroi, il voyait des rues, des ponts, des cabarets très anciens qui depuis longtemps avaient disparu. Il appelait ses amis, il s’emportait contre M.  Platbrood qu’il invectivait d’une bouche tordue et sifflante. Parfois il se taisait un moment, mais pour reprendre bientôt l’éloge de la vieille ville où la Senne courait jadis entre des jardins en fleurs…

Le soir, il se calma tout à coup et recouvra le sens. Alors, voyant son fils qui lui essuyait le front, il dit d’une voix basse mais très intelligible :

— Hein, Suske, ça est bien long de mourir ?

— Taisez-vous, Papa, répondit le jeune homme. Demain vous serez de nouveau sur votre fauteuil…

Le vieillard sourit faiblement et murmura :

— Demain, demain…

Il voulut qu’on le soulevât davantage et quand il fut appuyé sur les oreillers :

— Och, je suis si triste, dit-il, de m’en aller quand tu as tant de chagrin !… Mais, Fiske, il faut être brave… Et puis c’est mon idée que ça va finir… Tu sais où est la bague de ta mère. Eh bien, ça est pour Pauline… Tu la lui donneras de ma part…

Et apercevant sa pauvre servante qui pleurait silencieusement :

— Allons, Rosalie, donnez-moi la main… Je ne vous ai pas oubliée, savez-vous ? Mais vous aurez bien soin de mes petits-enfants, n’est-ce pas ?

— Oeïe, Monsieur, Monsieur ! éclata la bonne fille en roulant sur le lit sa vieille tête pâmée de douleur.

Il ne parla plus, sembla sommeiller. Et doucement il mourut vers dix heures dans les bras de son cher fils.

Le lendemain soir on étendit le vieux Cappellemans dans le double cercueil. Les ouvriers avaient apporté une couronne de perles : très émus, jetant l’eau bénite avec un rameau de buis, ils défilèrent devant leur patron dont la figure dormait tranquille, très belle au milieu du ruissellement de la barbe et des cheveux blancs.

Cependant le plomb mijotait dans la coulotte posée sur le brasero. Et François, en costume de travail, revêtu de son roide tablier de cuir, manœuvrait le soufflet tandis que le fer chauffait dans le coke ardent. Car, repoussant toute aide, il avait voulu fermer lui-même la grande boîte de zinc.

Quand tout fut prêt, il se pencha et ses lèvres se posèrent à différentes reprises sur le front glacé du mort. Enfin il se décida à placer le couvercle de métal. Il commença le soudage à la lumière des flambeaux.

Au fond de la pièce, Rosalie le regardait, étouffant ses pleurs, le mouchoir sur la bouche.

Mais lui, très calme, l’esprit tendu à sa besogne, travaillait avec méthode, rampant sur les genoux autour de l’énorme bière.

Au bout d’une demi-heure, l’ouvrage était terminé. Alors il appliqua le manteau de bois et vissa toutes les boules de cuivre, faisant crier le chêne sous la pression des écrous.

Il se releva. Mais quand il vit la longue boîte jaune, prête pour le départ, une grosse émotion l’envahit : il ne put se contenir, ses larmes jaillirent et, chancelant, il clama d’une voix déchirante :

— Ah, je suis tout seul maintenant !

Et il pensait aux souffrances, à la bonté de son vieux père ; et il se souvenait tout à coup d’une foule de petits faits de tendresse du cher homme qui remontaient à bien loin, à sa première enfance. Et il se reprochait de ne l’avoir pas assez aimé…

Il tomba sur une chaise au pied du lit, et la tête enfoncée dans les couvertures, il pleura longtemps, étranglé de sanglots.

Et voilà que le beffroi de Sainte-Catherine se mit à sonner le glas annonçant le service funèbre du lendemain. Alors, songeant à l’amour du plombier pour le fidèle campanile qui avait célébré son mariage et pleurait aujourd’hui sa mort, le jeune homme défaillit dans une crise nouvelle…

Mais la cloche finit de tinter et une main pesa doucement sur l’épaule de François :

— Allons, mon brave, il faut être raisonnable…

Il releva sa tête éplorée et reconnut Joseph Kaekebroeck.

Il lui saisit les mains :

— Je suis tout seul ! gémissait-il dans un nouveau flux de désespoir. Je suis tout seul !

Joseph le redressa et l’obligeant à se retourner :

— Non pas, dit-il, regardez…

Alors, dans l’encadrement de la porte, sous la vive lumière de la lampe que Rosalie élevait au-dessus d’elle de toute la longueur de son bras, François aperçut une belle jeune fille très pâle qui tomba à genoux, en tendant vers lui ses mains suppliantes :

— François, François, pardonnez-moi !

Il la considérait avec étonnement, sans rien comprendre encore tant il était épuisé de fatigue et de larmes : enveloppée dans sa mante dont les plis abondants s’étalaient sur le sol, sa chevelure épandue sur ses épaules comme un blond torrent, elle semblait une de ces saintes femmes de Rubens pleurant au pied du sublime calvaire…

Il croyait à une apparition. Soudain il eut un grand cri :

— Pauline !

Il courut à elle pour la relever…

Et les amants se regardèrent, les mains dans les mains, les yeux au fond des yeux, sans pouvoir parler. Et tout à coup ils s’abattirent dans les bras l’un de l’autre et ils s’étreignirent, secoués de sanglots, éperdus tous deux de tendresse et de deuil…

Alors le bon Joseph Kaekebroeck prononça ces paroles prophétiques :

— Pleurez, pleurez, mes chers amis ! Soulagez vos cœurs ! Mais songez que le brave père Cappellemans vous voit et s’attriste de votre chagrin. Consolez-vous… Il y aura encore de la joie… M. Platbrood pardonnera à Pauline et, c’est moi qui vous le dis, vous vous marierez aux noces d’or de Bon-Papa et de Bonne-Maman Van Poppel !