Paulin (Tome 2p. 201-206).
Troisième partie


CHAPITRE XXII.

LE CHALET.


Berthe, pour faire honneur à ses hôtes, avait fait disposer ce petit pavillon de la même manière que lorsqu’elle l’habitait.

Sur les murs on voyait quelques gravures dues au burin de son père, des aquarelles peintes par Berthe, ses livres, son piano. Un bon feu flamboyait dans la cheminée, ses vives lueurs luttaient contre l’obscurité croissante… Une fenêtre carrée, semblable à celles des chaumières suisses, garnie de plomb et composée de petits carreaux verdâtres, grands comme la paume de la main, laissait voir l’allée du bois qui conduisait de la grille au chalet ; la porte était restée entr’ouverte ; Berthe, debout près de la cheminée, appuyait son front sur sa main, ne pouvant vaincre l’émotion qui l’accablait. Arnold, plein d’une joie d’enfant, ou plutôt d’amant, examinait avec une sorte de tendre curiosité tous les objets dont Berthe s’entourait habituellement.

— Quel bonheur pour moi — lui dit-il — de pouvoir emporter ce souvenir des lieux que vous habitez ! et ce tableau sera toujours vivant dans ma pensée… Voilà votre piano, cet ami des longues heures de rêverie et de tristesse… ces belles gravures, œuvres de votre père, où vous avez dû souvent attacher vos yeux attendris, en vous reportant par la pensée auprès de lui, dans sa modeste retraite…

— Oui, sans doute — dit Berthe avec distraction ; — mais, mon Dieu, qu’ai-je donc ? je ne sais pourquoi mes idées roulent dans un cercle sinistre. Savez-vous à quoi je pense à toute heure ? aux tentatives de meurtre auxquelles vous avez si miraculeusement échappé… Ne savez-vous donc rien de nouveau ? avez-vous pu découvrir l’auteur de ces criminelles tentatives ?

M. de Hansfeld tenait à ce moment un volume des Ballades de Victor Hugo et ouvrait curieusement le livre à une page marquée par Berthe.

Il retourna à demi la tête, sans fermer le livre, et dit à la jeune femme avec un sourire d’une étrange sérénité :

— Je crois connaître… ce… meurtrier… Et il ajouta : — Quel plaisir de lire les lignes où vos yeux se sont arrêtés… ma sœur !

— Vous le connaissez ?… s’écria Berthe.

— Je le crois… Vous avez passé la journée d’hier et celle d’aujourd’hui avec cette homicide personne. — Puis s’interrompant encore : — Que je suis aise que vous partagiez mon admiration pour cette ravissante ballade la Grand’mère… une des plus touchantes inspirations de l’illustre poète… Vous avez, entre autres, souligné ces vers, d’une naïveté enchanteresse, que j’aime autant que vous les aimez…

Berthe croyait rêver en voyant le sang-froid du prince. — Que dites-vous ? — reprit-elle — j’ai passé la journée d’hier et d’aujourd’hui avec…

— Avec une meurtrière… Oui… Mais écoutez, que ces vers sont adorables… Pauvres petits enfants !

Tu nous trouveras morts près de la lampe éteinte ;
Alors que diras-tu ? Quand tu t’éveilleras,
Tes enfants à leur tour seront sourds à ta plainte.
Pour nous rendre la vie…

— Grand Dieu ! s’écria Berthe, en interrompant Arnold ; — mais c’est donc votre femme qui est coupable de ces tentatives de meurtre ? Pourtant vous nous aviez dit…

— Ce n’est pas ma femme, — reprit le prince en replaçant le livre sur la tablette ; — mais c’est, si je ne me trompe… son âme damnée… cette jeune fille au teint cuivré…

— Iris !…

— Iris… j’en suis même à peu près sûr.

— Et votre femme ?

— Ignorait tout… j’aime à le croire.

— Et vous gardez ce monstre auprès de vous, dans votre maison ? Mais si elle renouvelait ses tentatives ?

— Eh bien ! — dit Arnold avec un sourire à la fois si mélancolique, si calme et si doux, que les yeux de Berthe se mouillèrent de larmes.

— Comment, eh bien ! s’écria-t-elle ; — et si… ; mais cette idée est horrible….

— Si elle recommençait ses expériences, ma chère sœur…, et qu’elle réussît, je lui en saurais gré.

— Que dites-vous ?

— Franchement, quelle est ma vie désormais ? Pendant ces quelques jours passés près de vous, l’ivresse du présent m’empêchera de songer à l’avenir ; mais après ? De deux choses l’une…, ou nous serons heureux… Et, malgré votre indifférence pour votre mari, mon bonheur vous coûtera tant de larmes… tant de remords…, noble et loyale comme vous l’êtes, que mon amour vous causera autant de chagrins que les cruautés de votre mari… Si, au contraire, les circonstances nous forcent de nous séparer, que restera-t-il ? l’oubli !!! Malgré les serments de se souvenir toujours, hélas ! il y a quelque chose de plus horrible que la mort de ceux que nous aimons… c’est l’oubli de cette mort ! Vous le voyez… quel avenir ! Avec vous, il n’y en aurait eu qu’un de possible pour votre bonheur et pour le mien… c’était de vous épouser… Mais c’est un rêve ! eh bien ! ne vaut-il pas mieux que cette bonne et prévoyante bohémienne soit là comme une providence mortuaire, et qu’elle fasse de moi ce que, je l’avoue, je n’aurais peut-être pas le courage de faire moi-même… quelque chose qui a vécu !…

— Oh ! ce que vous dites est affreux ; mais dans quel but, mon Dieu, commettrait-elle ce crime ?

— Que sais-je ? je ne lui ai jamais fait de mal… je l’ai toujours comblée… Mais les bohémiens sont si bizarres… Une superstition… un rien… que sais-je ! La pauvre enfant se donne bien du mal peut-être pour machiner son coup, tandis qu’après ces huit jours, bien entendu, je serais très disposé à faire la moitié du chemin.

À ce moment, la porte se ferma brusquement.

Berthe poussa un cri de frayeur.

— Cette porte… qui la ferme ?

— Le vent… — dit Arnold.

La clef tourna deux fois dans la serrure.

— On nous enferme — s’écria Berthe.

Arnold courut à la porte, l’ébranla ; ce fut en vain.

— Mon Dieu ! je suis perdue… La nuit est presque venue… et enfermée avec vous au bout de ce parc…

— Mais la fenêtre… — s’écria Arnold.

Il y courut. — Il regarda. Il ne vit personne.

Il voulut la briser… Impossible. Le treillis de plomb était si serré qu’il courbait, mais qu’il ne cassait pas ; et puis cette fenêtre était à châssis fixe et immobile. Celle qui éclairait la porte du fond avait le même inconvénient.

Mon Dieu ! ayez pitié de moi ! — dit Berthe en tombant agenouillée.