Paulin (Tome 2p. 194-200).
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Troisième partie


CHAPITRE XXI.

LE CHÂTEAU DE BRÉVANNES.


La terre de M. de Brévannes, située en Lorraine près de Longueville, à quelques lieues de Bar-le-Duc, était une confortable résidence. Beau parc, belles réserves de bois, magnifiques étangs alimentés par quelques effluvions de l’Ornain, maison d’habitation vaste et commode, tout, dans cette propriété, répondait au tableau que M. de Brévannes en avait tracé à M. de Hansfeld.

Depuis trois jours Berthe, son mari, le prince et Paula sont arrivés au château ; Iris a été nécessairement comprise dans l’invitation de M. de Brévannes, invitation que chacun de nos personnages avait de trop puissantes raisons d’accepter pour s’arrêter à la singularité d’un tel voyage dans cette saison.

Paula avait continuellement évité toute occasion de se rencontrer seule avec M. de Brévannes. Ce dernier, selon les prévisions d’Iris, avait imité madame de Hansfeld, afin de ne pas donner une apparence de préméditation à la vengeance qu’il calculait avec un atroce sang-froid.

Berthe était pourtant agitée de sinistres pressentiments. Pendant toute la route de Paris à Brévannes, son mari avait été tour à tour d’une gaieté forcée et d’une si obséquieuse prévenance, que la défiance de Berthe s’était vaguement éveillée.

Un moment elle avait songé à prier son mari de la laisser à Paris ; mais après l’engagement formel pris avec le prince et la princesse de Hansfeld, elle abandonna cette idée.

En arrivant à Brévannes, elle s’occupa des soins de la réception de ses hôtes. Chose étrange ! il ne lui vint pas un moment à la pensée que son mari pût être épris de madame de Hansfeld ; cette conviction l’eût peut-être rassurée. Quoique la manière dont cette partie de campagne s’était engagée eût été assez naturelle, un secret instinct disait à Berthe que ce voyage avait un autre but que la chasse au marais.

La seule personne complètement heureuse, et heureuse sans crainte et sans arrière-pensée, était Arnold. Un hasard inattendu servait si bien son amour naguère inespéré, qu’il se laissait aller au bonheur de passer quelques jours avec Berthe dans une intimité de chaque instant.

Iris observait tout et épiait surtout les moindres démarches d’Arnold et de madame de Brévannes. Malheureusement pour la bohémienne, ces derniers, malgré les soins incessants que M. de Brévannes avait mis à leur ménager des occasions de tête-à-tête, les avaient constamment évitées.

Il restait à Iris un dernier et immanquable moyen de forcer Berthe et M. de Hansfeld à une entrevue secrète et d’une apparence compromettante : dès que la nuit approcherait, elle irait dire à Berthe que son père, horriblement inquiet de son départ précipité, s’était mis en route, et que, pour ne pas rencontrer M. de Brévannes, il priait Berthe d’aller l’attendre dans le chalet où, l’été, celle-ci passait ordinairement ses journées. Cette maisonnette, située au milieu d’un massif de bois, était proche de la grille du parc ; rien de plus vraisemblable que l’arrivée de Pierre Raimond ; Berthe irait l’attendre au pavillon : au lieu du vieux graveur, elle verrait arriver Arnold ; puis… prévenu par Iris, M. de Brévannes surviendrait… Le reste se devine.

Le troisième jour de son arrivée à Brévannes, la bohémienne, lassée d’épier en vain, cherchait Berthe pour la rendre victime de la machination qu’elle avait méditée, lorsqu’elle aperçut celle-ci venant du côté du pavillon dont il est question, et un peu plus loin, derrière elle, M. de Hansfeld.

Iris se glissa dans un fourré de houx et de buis énormes qui ombrageaient le parc en cet endroit et formaient une allée sinueuse qui, longeant les murs, allait de la grille au chalet.

Il est bon de dire que cette fabrique, située à l’angle des murs du parc, se composait de deux pièces de rez-de-chaussée.

Il était quatre heures environ, le jour très bas, le ciel pluvieux et menaçant. Au moment où Iris se cacha dans les buis, Arnold rejoignait Berthe.

Celle-ci tressaillit à la vue du prince et fit quelques pas pour retourner au château ; mais Arnold, la prenant par la main d’un air suppliant, lui dit :

— Enfin… je puis avoir un moment d’entretien avec vous… depuis deux jours ! On dirait, en vérité, que vous me fuyez… moi, si heureux de ce voyage improvisé… Tenez, Berthe, j’ai peine à croire à mon bonheur…

— Je vous en supplie… laissez-moi… Je vous évite parce que j’ai peur…

— Peur… et de quoi, mon Dieu ?…

— Tenez, monsieur de Hansfeld… vous m’aimez, n’est-ce pas ? — s’écria tout à coup Berthe.

— Si je vous aime !…

— Eh bien !… ne me refusez pas la seule grâce que je vous aie demandée…

— Que voulez-vous dire ?…

— Partez…

— Partir… à peine arrivé… lorsque…

— Je vous dis que si vous m’aimez vous prendrez, bon ou mauvais, le premier prétexte venu… et vous quitterez cette maison.

— Mais je ne vous comprends pas… Pourquoi… lorsque votre mari ?…

— Ah ! ici… ne prononcez pas son nom…

Rassurez-vous… Je partage vos scrupules… Je suis ici chez lui… Je ne vous parlerai pas d’amour ; je ne vous dirai rien que votre père ne pût entendre s’il était là. Ce que je vous demande, Berthe, ce sont quelques-unes de ces bonnes et tendres paroles que vous adressiez à votre frère Arnold dans ces longues causeries que nous faisions en tiers avec votre père.

— Silence… quelqu’un a marché dans le taillis… — dit Berthe avec inquiétude.

— Que vous êtes enfant… C’est le vent qui agite les arbres. Tenez !… voilà le givre et la pluie qui tombent… et vous sortez sans votre manteau africain ; c’est un double tort ; ce burnous à capuchon vous rend si jolie…

— Je l’ai laissé dans le vestibule… mais je vous en prie, rentrons au château…

— Il est trop loin, la pluie tombe… pourquoi ne pas aller dans le chalet, là-bas, attendre que cette averse soit passée ?

— Non, non…

— Oubliez-vous votre promesse de me faire visiter ce pavillon, votre retraite chérie ? Oh ! je n’abandonne pas cette bonne occasion de vous forcer à remplir votre promesse… Tenez, la pluie augmente ; venez… de grâce ? Mais qu’avez-vous donc, vous me répondez à peine… Vous tremblez, c’est de froid, sans doute… imprudente !…

— Je ne puis vous dire ce que j’éprouve, mais je ressens une terreur vague, involontaire… Je vous en supplie, malgré la pluie, retournons au château.

— Mais c’est un enfantillage auquel je ne consentirai pas. Vous vous trouvez un peu souffrante, il ne faut donc pas vous exposer davantage… Cette pluie est glacée, le chalet est à vingt pas.

— Eh bien ! promettez-moi de partir demain.

— Encore ?

— Oui… Ne me demandez pas pourquoi ; j’ai peur pour vous, pour moi ; je ne serai tranquille que lorsque vous serez éloigné d’ici. Je ne m’explique pas ces craintes… mais je les éprouve cruellement.

— Mais enfin… admettez que votre mari soit jaloux… qu’avez-vous à redouter ? quel mal faisons-nous ? Il est d’ailleurs plein d’attentions pour vous, il ne soupçonne rien.

— Ce sont justement ses bontés… si nouvelles pour moi… et sa douceur hypocrite qui m’épouvantent… Lui, autrefois si brusque… Et un jour… — Berthe tressaillit et s’écria en s’interrompant et en mettant une main tremblante sur le bras d’Arnold : — Encore !!! je vous assure qu’on marche dans ce taillis… On nous suit.

Arnold prêta l’oreille, entendit en effet quelques branches crier dans l’épais fourré de buis et de houx ; malgré la difficulté de pénétrer dans ce massif inextricable, Arnold allait s’y enfoncer, lorsque le bruit augmenta, le feuillage frémit, et à quelques pas un chevreuil bondit et sauta sur la route.

Arnold ne put retenir un éclat de rire, et dit à Berthe :

— Voyez-vous votre espion ?

La jeune femme, un peu rassurée, reprit le bras d’Arnold ; ils n’étaient plus qu’à quelques pas du chalet.

— Eh bien ! pauvre peureuse — dit Arnold.

— Je vous en supplie, ne plaisantez pas, je crois aux pressentiments, Dieu nous les envoie.

— Mais comment, parce que votre mari semble revenir envers vous à de meilleurs sentiments, vous vous effrayez ? Admettez même qu’il feigne cette bienveillance hypocrite pour vous tendre un piége, qu’avez-vous à redouter ? que peut-il surprendre ? Après tout, que demandé-je, sinon de jouir loyalement de ce qu’il m’a offert loyalement, de passer quelques jours auprès de vous ? Je vous le jure, je ne sais pas quels seront mes vœux dans l’avenir… mais je me trouve à cette heure le plus heureux des hommes, je ne veux rien de plus ; le présent est si beau, si doux, que ce serait le profaner que de songer à autre chose…

La pluie redoublait de violence.

Le jour, très sombre, commençait à baisser.

Berthe et le prince entrèrent dans le chalet.