Paulin (Tome 2p. 126-140).
Deuxième partie


CHAPITRE XIV.

LE MARIAGE.


Madame de Hansfeld fut épouvantée du changement des traits de M. de Morville et de l’expression de douleur désespérée qui les contractait.

— Qu’y a-t-il donc, mon Dieu ? — s’écria-t-elle en jetant son masque à ses pieds.

— Un mot… d’abord — dit M. de Morville. — Je ne m’étais pas trompé ; cette mystérieuse amie… qui m’écrivait sans se faire connaître….

— C’était moi… oui ; oui, votre cœur avait deviné juste… mais au nom du ciel qu’y a-t-il ; votre vie est-elle menacée ?

— Tout est menacé, ma vie, ma raison, mon amour, mon honneur.

— Que dites-vous ?…

— Je dis que je me tuerai… je dis que les passions les plus mauvaises germent en moi… je dis que je ne me reconnais plus… je dis qu’à mon amour pour vous je veux sacrifier tout ce qu’il y a de plus saint, de plus sacré parmi les hommes… dussé-je être parjure et parricide.

— Mon Dieu ! vous m’effrayez…

— Paula… m’aimez-vous… comme je vous aime ?…

— Ne suis-je pas ici ?…

— Vous m’aimez ?…

— Oui… oh ! oui…

— Paula… fuyons… Venez… venez…

— Et vos serments ?…

— Qu’importe !

— Et votre mère ?

— Qu’importe !

— Ah !… que dites-vous ?…

— Venez, vous dis-je… Cet amour est fatal… Notre destinée s’accomplira….

— En grâce, calmez-vous… Songez à ce que vous m’écriviez encore il y a peu de jours : Un obstacle insurmontable nous sépare

— Je ne veux songer à rien… je vous aime… je vous aime… je vous aime… Cet amour a subi toutes les épreuves, il a grandi dans le silence, il a résisté à votre indifférence affectée, il a pénétré votre tendresse cachée, il m’a rendu insouciant de ce que j’adorais, dédaigneux de ce que j’honorais… Il brûle mon sang, il égare ma raison, il déborde mon cœur. Paula, si vous m’aimez, fuyons, ou je meurs !…

— Mon Dieu ! mon ami, croyez-vous être seul à souffrir ainsi ?… Souffrir… oh ! non, maintenant je puis défier une vie de tourments… je puis mourir… j’ai été aimée… comme j’avais rêvé d’être aimée… aimée avec délire ; aimée sans réflexion, sans scrupule, sans remords ; aimée avec tant d’aveuglement, que vous ne soupçonnez pas l’énormité des sacrifices que vous m’offrez, la profondeur de l’abîme où vous voulez nous précipiter…

— Paula, Paula, ne me parlez pas ainsi, vous me rendez fou ; vous ne savez pas… non, vous ne savez pas ce que c’est que l’entraînement d’une seule pensée qui engloutit toutes les autres dans son courant toujours plus large, plus rapide, plus profond… Moi qui jusqu’ici pouvais marcher le front haut… je ne l’ose plus… il y a des regards que j’évite.

— Vous ?… vous ?…

— Savez-vous ce que je me suis dit bien souvent… depuis qu’un serment dont je ne veux plus tenir compte maintenant m’a tenu éloigné de vous ?

— Ne parlez pas ainsi.

— Eh bien ! d’abord en songeant à la frêle santé de votre mari, je me suis dit : M. de Hansfeld mourrait… je n’en serais pas affligé… puis… sa vie… dépendrait de moi… que je le laisserais périr… Puis j’ai été plus loin… j’ai… mais non, non je n’ose vous dire cela… même à vous… je vous ferais horreur… Ah ! maudit soit le jour… où pour la première fois cette pensée m’est venue.

Et M. de Morville cacha sa tête dans ses mains.

Les derniers mots qu’il venait de prononcer devaient retentir longtemps dans le cœur de Paula.

Elle était à la fois épouvantée, et pourtant presque heureuse de l’étrange complicité morale qui faisait partager ses vœux homicides contre le prince par M. de Morville, lui, jusqu’alors si loyal et si généreux. Dans ce bouleversement complet des principes de l’homme dont elle était adorée, elle vit une nouvelle preuve de l’influence qu’elle exerçait.

Mais par une de ces contradictions, un de ces dévouements si familiers aux femmes, madame de Hansfeld se promit de tout faire pour éloigner désormais, et pour toujours, des pensées pareilles de l’esprit de M. de Morville, et cela parce que peut-être, de ce moment même, elle prenait les résolutions les plus criminelles ; quoi qu’il arrivât, elle ne voulait pas que M. de Morville pût se reprocher un jour les vœux qu’il avait faits dans un moment d’égarement.

M. de Morville était tombé la tête dans ses mains avec accablement ; madame de Hansfeld lui dit d’un ton doux et ferme :

— J’aurai du courage pour vous et pour moi… je vous rappellerai des serments autrefois si puissants sur vous ; la violence de votre amour même ne doit pas vous les faire oublier. De grâce, revenez à vous… vous parlez de nouveaux chagrins… quels sont-ils ? votre mère est-elle plus souffrante ?

— Eh ! qu’importe ?…

— Ah ! de grâce, ne parlez pas ainsi. Croyez-moi… Une femme peut être fière de voir son influence un moment supérieure aux plus nobles principes… mais c’est à condition que ces principes reprendront leur cours… J’aurais horreur de vous et de moi si au lieu du cœur généreux que j’ai surtout chéri je ne retrouvais maintenant qu’un cœur égoïste et desséché… Serait-ce donc là le fruit de notre amour ?

M. de Morville secoua tristement la tête.

— Hélas ! je le crains — dit-il d’une voix sourde — je n’ai plus la force de résister au courant qui m’emporte… Rien de ce que je vénérais autrefois n’est plus capable maintenant de m’arrêter… Avant tout votre amour… Périsse le reste…

— Heureusement… j’aurai le courage qui vous manque…

— Ah ! vous ne m’aimez pas….

— Je ne vous aime pas ?… Mais laissons cela, dites-moi sous quelle exaltation vous étiez lorsque vous m’avez écrit ce billet qui m’a si fort alarmée et qui m’a fait venir ici… ce soir…

— Ne sachant comment vous l’adresser, j’ai compté sur la fidélité de votre demoiselle de compagnie… D’ailleurs ce billet n’était compréhensible que pour vous seule… Eût-il tombé entre les mains de M. de Hansfeld, il ne vous eût pas compromise.

— J’ai reconnu là votre tact habituel… Mais la cause de ce billet ?…

— Votre sang-froid me fait honte… Moi aussi j’aurai du courage… Je vous sais gré de me rappeler à moi-même… Eh bien ! voici ce qui vient de nouveau m’accabler… Hier ma mère… m’a fait appeler… Elle était plus faible et plus souffrante qu’à l’ordinaire… Je n’ose penser que depuis quelque temps je suis moins soigneux pour elle…

— Ah ! vous ne savez pas le mal que vous me faites en parlant ainsi…

— Elle me dit après quelque hésitation qu’elle sentait ses forces s’épuiser… qu’il lui restait peu de temps à vivre… Elle attendait de moi une preuve suprême de soumission à ses volontés… Il s’agissait de la tranquillité de ses derniers instants ; je la priai de s’expliquer ; elle me dit qu’un de nos alliés, qu’elle me nomma, un de ses plus anciens amis, avait une fille charmante et accomplie…

— Je comprends tout… — dit madame de Hansfeld avec fermeté. — En grâce, continuez.

— Continuer… Et que vous dirais-je de plus ? ma mère a voulu me faire promettre que mon mariage se ferait de son vivant, c’est-à-dire très prochainement ; j’ai refusé. Elle m’a demandé si j’avais à faire la moindre objection sur la beauté, la naissance, les qualités de cette jeune fille ; j’ai reconnu, ce qui est vrai, qu’elle était accomplie de tous points ; mais j’ai signifié à ma mère que je ne voulais pas absolument me marier… Alors… elle s’est prise à pleurer ; les émotions vives lui sont tellement funestes, faible comme elle est… qu’elle s’est évanouie… J’ai cru, mon Dieu, que j’allais la perdre… et j’ai retrouvé ma tendresse d’autrefois… En revenant à elle, ma mère m’a serré la main, et, avec une bonté navrante, elle m’a demandé pardon de m’avoir contrarié par ses désirs… dont elle ne me reparlerait plus… Mais je le sais, je lui ai porté par mon refus un coup douloureux… Je n’ose en prévoir les suites… Elle avait fondé de si grandes espérances sur ce mariage !

Hier, son état a empiré ; je l’ai trouvée profondément abattue ; elle ne m’a pas dit un mot relatif à cette union… Mais, malgré son doux et triste sourire, j’ai lu son chagrin dans son regard, je l’ai quittée le cœur déchiré. Sa santé défaillante ne résistera pas peut-être à de si violentes secousses. Eh bien ! dites, Paula, est-il un sort plus malheureux que le mien ? J’ai la tête perdue. N’était-ce pas assez d’être séparé de vous par un serment solennel ? Il m’interdisait le présent, mais il me laissait au moins l’avenir. Maintenant il faut pour rendre l’agonie de ma mère plus douce, il faut que je me résigne à ce mariage odieux, impossible, car il détruirait jusqu’aux faibles espérances qui me restent… Encore une fois, cela ne sera pas ; non, non, mille fois non. Paula, si vous m’aimez, si vous êtes capable de sacrifier autant que je vous sacrifie, nous n’aurons pas à rougir l’un de l’autre.

— Non, car tous deux nous aurons foulé aux pieds nos serments et nos devoirs — dit Paula en interrompant M. de Morville.

— Nous fuirons au bout du monde, et…

— Et la première effervescence de l’amour passée, la haine, le mépris que nous ressentirons l’un pour l’autre vengeront ceux que nous aurons sacrifiés. Mon pauvre ami, votre raison s’égare.

— Mais que voulez-vous que je fasse ?

— Que vous ne soyez pas parjure… que vous ne hâtiez pas la mort de votre mère.

— Renoncer à vous, me marier… Jamais ! jamais !

— Écoutez-moi bien. Je vous déclare que je ne pourrais pas aimer un homme lâche et parjure, lors même que ce serait pour moi qu’il se parjurerait lâchement. Mon amour-propre de femme est satisfait de ce que chez vous, pendant quelques moments, la passion a vaincu le devoir ; c’est assez. Vous avez juré de ne jamais me dire un mot qui pût m’engager à oublier mes devoirs, vous tiendrez ce serment ?

— Mais…

— Je le tiendrai pour vous si vous êtes tenté d’y manquer.

— Et ce mariage ? — dit M. de Morville avec amertume ; — ce mariage, vous me conseillez sans doute d’y consentir ?

— Non.

— Non ? Ah ! je n’en doute plus… vous m’aimez !

— Si je vous aime ! Ah ! croyez-moi, ce mariage me porterait un coup encore plus cruel qu’à vous — dit Paula avec émotion — mais — ajouta-t-elle — il faut ménager votre pauvre mère, ne pas refuser positivement de lui obéir… temporiser… lui dire que vous êtes revenu sur votre première résolution… mais que vous voulez réfléchir à loisir avant de prendre une détermination aussi grave… Gagnez du temps, enfin.

— Mais ensuite, ensuite ?

— Ah ! savons-nous ce qui appartient à l’avenir. Remercions le sort de l’heure, de la minute présente ; demain n’est pas à nous.

— Mais quand pourrai-je vous écrire, vous revoir ? Quelle sera l’issue de cet amour ? il me brûle, il me dévore, il me tue.

— Et moi aussi il me brûle, il me dévore, il me tue ; vous ne souffrez pas seul… n’est-ce pas assez ?

— Mais qu’espérer ?

— Que sais-je ! Aimer pour aimer, n’est-ce donc rien ?

— Mais que je puisse au moins vous voir quelquefois chez vous, vous rencontrer dans le monde.

— Chez moi, non ; dans le monde, votre serment s’y oppose.

— Ah ! vous êtes sans pitié.

— Calmez votre mère, non par des promesses, mais par des temporisations. Dans huit jours je vous écrirai.

— Pour me dire ?…

— Vous le verrez… peut-être serez-vous plus heureux que vous ne vous y attendez.

— Il se pourrait ? Ah ! parlez, parlez.

— Ne vous hâtez pas de bâtir de folles espérances sur mes paroles. Rappelez-vous bien ceci : jamais je ne souffrirai que vous manquiez à la foi jurée… mais comme je vous aime passionnément…

— Eh bien ?

— Le reste est mon secret.

— Oh ! que vous êtes cruelle !

— Oh ! bien cruelle, car je veux que demain vous m’écriviez que votre mère est moins souffrante, que vous l’avez un peu tranquillisée ; j’en serai si heureuse !… car je me reproche amèrement ses chagrins ; n’est-ce pas moi qui les cause involontairement ?

— Je vous le promets. Et vous, à votre tour ?

— Dans huit jours vous saurez mon secret. Je regrette moins de ne pas vous recevoir chez moi. Nous allons, je le crains, rompre nos habitudes de retraite. M. de Hansfeld m’a priée de recevoir plusieurs personnes, entre autres M. et madame de Brévannes. Les connaissez-vous ?

— Je rencontre quelquefois M. de Brévannes ; on dit sa femme charmante.

— Charmante, et je crains pour le repos de mon mari qu’il ne s’en aperçoive.

— Que dites-vous !

— Je le crois sérieusement occupé de madame de Brévannes.

— Le prince ?

— Il est parfaitement libre de ses actions, autant que je le suis des miennes.

— Et vous refusez de me recevoir chez vous… lorsque votre mari….

Paula interrompit M. de Morville.

— Je vous refuse cela, d’abord parce que vous avez juré de ne jamais vous présenter chez moi ; et puis, condamnable ou non, la conduite de mon mari ne doit en rien influencer la mienne ; il est des délicatesses de position que vous devez apprécier mieux que personne… Dans huit jours vous en saurez davantage.

— Dans huit jours… pas avant ?…

— Non.

— Que je suis malheureux !

— Bien malheureux, en effet ! Vous venez ici accablé, désespéré, vous reprochant votre dureté avec votre mère, oubliant tout ce qu’un homme comme vous ne doit jamais oublier ; je vous calme, je vous console, je vous offre le moyen de ménager à la fois les volontés de votre mère et nos propres intérêts…

— Oui, oui, vous avez raison… Pardon, j’étais venu ici avec des pensées misérables ; vous m’avez fait rougir, vous m’avez relevé à mes propres yeux, vous m’avez rappelé à l’honneur, à la foi jurée, à ce que je dois à ma mère. Merci, merci ; vous avez raison, pourquoi songer à demain quand l’heure présente est heureuse ? Merci d’être venue à moi dès que je vous ai dit que j’étais accablé par la douleur, par le désespoir. Tout à l’heure j’étais désolé, maintenant je me sens rempli de force et d’espoir ; le cœur me bat noblement ; vous m’avez sauvé la vie, vous m’avez sauvé l’honneur ; mon courage est retrempé au feu de votre amour, je me sens aimé ! Je ferme les yeux, je me laisse conduire par vous ; ordonnez, j’obéis, je n’ai plus de volonté ; je vous confie le sort de cet amour qui est toute ma vie, qui est toute la vôtre.

— Oh ! oui, toute ma vie ! — s’écria madame de Hansfeld avec une exaltation contenue. — En ayant en moi une confiance aveugle, vous verrez ce que peut une femme qui sait aimer. Demain écrivez-moi des nouvelles de votre mère, et dans huit jours vous saurez mon secret… Jusque-là, sauf la lettre de demain, pas un mot… je l’exige.

— Pas un mot ! et pourquoi ?

— Vous le saurez ; mais promettez-moi ce que je vous demande… dans l’intérêt de notre amour…

— Je vous le promets.

— Maintenant, adieu.

— Déjà ?

— Il le faut. N’est-il pas bien imprudent que je sois ici ?

— Adieu, Paula. Votre main… un baiser… un seul.

— Et votre serment ! — dit Paula en remettant son masque et refusant de se déganter.

Elle sortit de la loge, traversa la foule et quitta le théâtre.

Iris l’attendait dans le fiacre comme la dernière fois.

Pendant tout le temps du trajet, madame de Hansfeld fut sombre et taciturne ; elle revint à l’hôtel Lambert par la petite porte secrète, elle monta chez elle accompagnée d’Iris.

L’amour passionné de Paula pour M. de Morville était arrivé à son paroxysme ; elle se sentait capable des déterminations les plus funestes ; sa raison était presque égarée ; elle craignait surtout que M. de Morville, malgré sa répugnance pour le mariage qu’on lui proposait, ne s’y décidât, vaincu par les sollicitations de sa mère mourante. Il pourrait peut-être gagner quelque temps ; mais avant huit jours tout devait être décidé pour Paula.

Iris, voyant la sombre préoccupation de sa maîtresse, en devina la cause et lui dit, après un assez long silence, en lui montrant une épingle à tête d’or constellée de turquoises, et fichée à une pelote recouverte de dentelle :

— Marraine, souvenez-vous de mes paroles… Lorsque vous voudrez que la pensée que vous n’osez vous avouer se réalise sans que vous ou moi prenions la moindre part à son exécution, remettez-moi cette épingle, peu de jours après, vous n’aurez plus rien à désirer… Depuis que je vous ai parlé, l’idée a germé dans le cœur où je l’avais semée ; elle a grandi, elle sera bientôt mûre. Encore une fois, cette épingle, et vous pourrez épouser M. de Morville.

— Cette épingle ? — dit madame de Hansfeld en pâlissant et en prenant sur la pelote le bijou et le contemplant pendant quelques moments avec une effrayante anxiété.

— Cette épingle — dit Iris en avançant la main pour la saisir, le regard brillant d’un éclat sauvage.

Madame de Hansfeld, sans lever les yeux, dit d’une voix basse et tremblante :

— Ce que vous dites, Iris, est une sinistre plaisanterie, n’est-ce pas ? Cela est impossible… Comment pourrez-vous ?…

— Donnez-moi l’épingle… ne vous inquiétez pas du reste.

— Je serais folle de vous croire. Par quel miracle ?…

En parlant ainsi, Paula, accoudée sur la cheminée et tenant toujours l’épingle, l’avait machinalement et comme en se jouant approchée de la main d’Iris, étendue sur le marbre.

La bohémienne saisit vivement l’épingle.

La princesse, épouvantée, la lui retira des mains avec force en s’écriant :

— Non, non ; ce serait horrible… Oh ! jamais, jamais !… meurent plutôt toutes mes espérances.