Paulin (Tome 2p. 108-122).
Deuxième partie


CHAPITRE XII.

PROPOSITIONS.


M. de Brévannes ne réfléchit pas un moment à tout ce qu’il y avait d’humiliant et d’odieux dans le rôle qu’il préparait à sa femme ; nulle considération, nul scrupule ne pouvait empêcher cet homme d’aller droit à son but.

Dans cette circonstance, en songeant à se servir de Berthe comme d’un moyen, il se dit avec une sorte de forfanterie cynique : — Voici la première fois que mon mariage m’aura été bon à quelque chose.

Il crut néanmoins nécessaire de prendre envers sa femme un ton moins dur que d’habitude pour la décider à se laisser présenter à la princesse de Hansfeld. Berthe allait peu dans le monde ; elle était fort timide ; or, s’attendant à quelques difficultés de sa part, il préférait les vaincre par la douceur, ses menaces pouvant rester vaincues devant un refus obstiné de sa femme.

Celle-ci s’attendait si peu à la visite de son mari, qu’elle donnait un libre cours à ses larmes en pensant à M. de Hansfeld qu’elle ne devait plus revoir.

Pour la première fois elle sentait à quel point elle l’aimait. Elle avait le courage de ne pas maudire cette séparation cruelle, en songeant au trouble qu’une passion coupable aurait apporté dans sa vie. Ne voyant plus Arnold, du moins elle serait à l’abri de tout danger.

Une consolation pareille coûte toujours bien des larmes ; aussi la jeune femme eut-elle à peine le temps d’essuyer ses yeux avant que son mari fût près d’elle.

Berthe avait assez de sujets de chagrin pour que M. de Brévannes ne s’étonnât pas de la voir pleurer ; il fut néanmoins contrarié de ces larmes, car il ne pouvait, sans transition, parler à sa femme des plaisirs du monde et de sa présentation à madame de Hansfeld. Réprimant donc un léger mouvement d’impatience, il dit doucement à Berthe, en n’ayant pas l’air de s’apercevoir de sa tristesse (cela rendait la transition d’autant plus rapide) :

— Pardon… ma chère amie… Je vous dérange…

— Non… non, Charles… vous ne me dérangez pas — dit Berthe en essuyant de nouveau ses larmes, qu’elle se reprochait presque comme une faute.

— Ce matin, vous avez vu votre père ?

— Oui… vous m’avez permis d’y aller… quand je…

— Oh !… — dit M. de Brévannes en interrompant Berthe — ce n’est pas un reproche que je vous fais. Je n’aime pas le caractère de votre père, il me serait impossible de vivre avec lui ; mais je rends justice à sa loyauté, à l’austérité de ses principes, et je suis parfaitement tranquille quand je vous sais chez lui.

Berthe n’avait rien à se reprocher ; pourtant son cœur se serra comme si elle eût abusé de la confiance de son mari, qui, pour la première fois depuis bien longtemps, lui parlait avec bonté ; elle baissa la tête sans répondre.

M. de Brévannes continua :

— Et puis, enfin, ces visites à votre père sont vos seules distractions… depuis notre arrivée à Paris… À l’exception de cette première représentation des Français, vous n’êtes allée nulle part… ; aussi je songe à vous tirer de votre solitude…

— Vous êtes trop bon, Charles ; vous le savez, j’aime peu le monde… je suis accoutumée depuis longtemps à la vie que je mène. Ne vous occupez donc pas de ce que vous appelez mes plaisirs…

— Allons, allons, vous êtes une enfant, laissez-moi penser et décider pour vous à ce sujet-là… Vous ne vous en repentirez pas…

— Mais, Charles…

— Oh ! je serai très opiniâtre… comme toujours, et plus que jamais ; car il s’agit de vous être agréable… malgré vous. Oui… une fois votre première timidité passée, le monde, qui vous inspire tant d’effroi, aura pour vous mille attraits…

Berthe regardait son mari, toute surprise de ce changement extraordinaire dans son accent, dans ses manières. Il lui parlait avec une douceur inaccoutumée au moment même où elle se reprochait de porter une trop vive affection à M. de Hansfeld. L’angoisse, nous dirons presque le remords de la jeune femme, augmentait en raison de l’apparente bienveillance de son mari ; elle répondit en rougissant :

— En vérité, Charles, je suis bien reconnaissante de ce que vous voulez faire pour moi… je m’en étonne même.

— Pauvre chère amie, sans y songer, vous m’adressez là un grand reproche.

— Oh ! pardon, je ne voulais pas…

— Mais ce reproche, je l’accepte, car je le mérite… Oui, depuis notre retour je vous ai assez négligée pour que la moindre prévenance de ma part vous étonne… Mais, patience, j’ai ma revanche à prendre… Ce n’est pas tout ; on me croit un Othello ; on croit que c’est par jalousie que je cache mon trésor à tous les yeux ; je veux répondre à ces malveillants en conduisant mon trésor beaucoup dans le monde cet hiver, et prouver ainsi que vous m’inspirez autant d’orgueil que de confiance.

— Je ne puis répondre à des offres si gracieuses qu’en les acceptant, quoiqu’à regret et seulement pour vous obéir… car je préférerais beaucoup la solitude ; et, si vous me le permettiez, Charles, je vivrais comme par le passé…

— Non, non, je vous l’ai dit ; je serai aussi opiniâtre que vous…

— Eh bien ! soit, je ferai ce que vous désirez ; seulement soyez assez bon pour me promettre de ne pas me forcer de m’amuser trop — dit Berthe en souriant tristement. — J’irai dans le monde puisque vous le désirez vivement… mais pas trop souvent, n’est-ce pas ?

— Soyez tranquille ; lorsque vous y serez allée quelquefois, ce sera moi qui, j’en suis sûr, serai obligé de modérer vos désirs d’y retourner.

— Oh ! ne craignez pas cela, Charles.

— Vous verrez, vous verrez.

— Je me trouve si gênée chez les personnes que je ne connais pas ; il me semble voir partout des regards malveillants.

— Vous êtes beaucoup trop jolie pour ne pas exciter l’envie et la malveillance des femmes ; mais l’admiration des hommes vous vengera. Sans compter que parmi les personnes auxquelles je veux vous présenter, il en est de si hautement placées, de si exclusives même, que votre admission chez elles fera bien des jaloux.

— Que voulez-vous dire, Charles ?

— Vous allez le savoir, ma chère amie, et je me fais une joie de vous l’apprendre. Je suis ravi de vous voir entrer si bien dans mes vues ; je m’attendais, je vous l’avoue, à avoir plus de résistance à vaincre…

— Si j’ai cédé si vite… c’est par crainte de vous déplaire. Dites un mot, et vous verrez avec quelle facilité je renoncerai à des plaisirs sans doute bien enviés.

— Certes, je ne dirai pas ce mot, ma chère amie ; loin de là, j’en dirai un qui, au contraire, vous empêcherait de renoncer à ces vaines joies du monde dont vous semblez faire si bon marché.

— Comment ! ce mot…

— Vous souvenez-vous, de cette première représentation aux Français ?

— Oui, sans doute.

— Je veux dire, vous souvenez-vous des choses qui ont le plus attiré l’attention du public, non pas sur la scène, mais dans la salle ?

— L’étrange coiffure de madame Girard, d’abord.

— Le sobieska, sans doute ? Mais ensuite…

Berthe était si loin de s’attendre à ce qu’allait lui dire son mari, qu’elle chercha un moment dans sa pensée et répondit :

— Je ne sais… Madame la marquise de Luceval ?

— Vous approchez à la fois et de la vérité et de la loge de la personne dont je veux parler.

— Comment cela ?

— Dans la loge voisine de celle de madame de Luceval, n’y avait-il pas une belle princesse étrangère dont tout le monde parlait avec admiration ?

— Une princesse étrangère ! — répéta machinalement Berthe, dont le cœur se serra par un pressentiment indéfinissable.

— Oui, madame la princesse de Hansfeld.

— La princesse ! comment ! c’est à elle…

— Que je vous présenterai après-demain, je l’espère.

— Oh ! jamais… jamais ! — s’écria involontairement Berthe.

Profiter de cette offre, qui lui donnait les moyens de revoir le prince, lui semblait une odieuse perfidie.

M. de Brévannes, quoique étonné de l’exclamation de sa femme, crut d’abord qu’elle refusait par timidité, et reprit :

— Allons, vous êtes une enfant. Bien que très grande dame, la princesse de Hansfeld est la personne la plus simple du monde ; vous lui plairez beaucoup, j’en suis sûr.

— Mon ami, je vous en conjure, ne me conduisez pas chez la princesse ; laissez-moi dans la retraite où j’ai vécu jusqu’ici.

— Ma chère amie, je vous en conjure à mon tour — dit M. de Brévannes en se contenant — n’ayez pas de caprices de mauvais goût. Tout à l’heure vous étiez décidée à ce que je désirais, et voici que maintenant vous revenez sur vos promesses ! Soyez donc raisonnable.

— Mais c’est impossible… Non, non, Charles… je vous en supplie en grâce… n’exigez pas cela de moi…

— Ah çà, sérieusement, vous êtes folle ! Vous refusez avec obstination ce que tant d’autres demanderaient comme une faveur inespérée ?

— Je le sais, je le sais… Aussi croyez que si je refuse, c’est que j’ai des raisons pour cela.

— Des raisons ? des raisons ?… Et lesquelles, s’il vous plaît ?

— Mon Dieu ! aucune de particulière ; mais je désire ne pas aller dans le monde.

M. de Brévannes, stupéfait de cette résistance, en cherchait vainement la cause ; il pressentait que le goût de la retraite ne dictait pas seul ce refus ; un moment il crut sa femme jalouse de la princesse. Aussi reprit-il avec une certaine complaisance :

— Voyons, soyez franche, ne me cachez rien. N’y aurait-il pas un peu de jalousie sous jeu ?

— De la jalousie ?…

— Oui… ne seriez-vous pas assez folle pour vous imaginer que je m’occupe de la princesse ?

— Non, non, je ne crois pas cela… je vous l’assure.

— Mais qu’est-ce donc alors ? — s’écria M. de Brévannes avec une impatience longtemps contenue.

— Charles, soyez bon, soyez généreux…

— Je me lasse de l’être, madame ; et puisque vous ne tenez aucun compte de mes prières, vous exécuterez mes ordres, et après-demain vous m’accompagnerez chez madame de Hansfeld, m’entendez-vous !

— Charles, un mot, de grâce… C’est pour m’être agréable, n’est-ce pas, que vous voulez me conduire chez la princesse ?

— Sans doute ; eh bien ?

— Eh bien ! puisque c’était pour moi que vous aviez formé ce projet… je vous en supplie, renoncez-y…

— Vous m’obéirez.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! mais allez-y seul ! Peu vous importe que, moi, je…

— Cela m’importe tellement que vous irez, est-ce clair ?

— Il me coûte de vous refuser ; mais comme vous ne pourrez me contraindre à cela…

— Eh bien ?

— Je n’irai pas.

— Vous n’irez pas ?

— Non.

— Voilà un bien stupide entêtement… Et vous croyez me faire la loi ?

— J’agis comme je le dois.

— En refusant d’aller chez madame de Hansfeld ?

— Oui, Charles.

— Je suis peu disposé à deviner des charades ; aussi je terminerai notre entretien par deux mots : si vous persistez dans votre refus, de votre vie vous ne reverrez votre père… car dans huit jours vous partirez pour la Lorraine, d’où vous ne reviendrez pas… J’ai le droit de vous assigner le lieu de votre résidence… Vous le savez, ma volonté est inébranlable ; ainsi réfléchissez.

Berthe baissa la tête sans répondre.

Son mari pouvait en effet l’envoyer en Lorraine, la séparer de son père, dont elle était alors l’unique ressource, puisque, par un juste sentiment de fierté, Pierre Raimond refusait la pension que lui avait faite M. de Brévannes.

Ce n’était pas tout ; en obéissant à son mari, Berthe devait cacher au graveur à quelle condition elle continuait de le voir, car celui-ci eût cent mille fois préféré laisser sa fille partir pour la Lorraine que de l’engager à obéir aux ordres de son mari, puisque ces ordres la rapprochaient d’Arnold.

Un moment elle voulut avouer à M. de Brévannes le motif de la résistance qu’elle lui opposait ; mais songeant à la jalousie féroce de son mari, à la colère qu’il ressentirait contre le graveur, dont il l’éloignerait peut-être encore, elle rejeta cette idée.

Il n’y avait, malheureusement pour Berthe, aucun moyen-terme entre ces différentes alternatives. Son premier mouvement avait été de résister opiniâtrement aux désirs de son mari, parce que les larmes qu’elle versait au souvenir d’Arnold l’éclairaient sur le danger de cet amour jusqu’alors si calme ; mais elle devait se courber devant une fatale nécessité.

Elle répondit à son mari avec accablement :

— Vous l’exigez… monsieur… je vous obéirai…

— C’est, en vérité, bien heureux, madame…

— Seulement… rappelez-vous toujours… que j’ai de toutes mes forces résisté à vos ordres… que je vous ai conjuré, supplié de me laisser vivre dans la retraite… et que c’est vous… vous qui avez voulu m’en tirer, pour me jeter au milieu du tourbillon du monde… — dit Berthe en s’animant ; — du monde… où je n’aurai ni appui ni conseil, où je serai exposée à tous les dangers qui assiègent une jeune femme absolument isolée…

— Isolée !… mais moi, madame…

— Écoutez-moi, monsieur : j’ai vingt-deux ans à peine… vous m’avez accablée de chagrins… je ne vous aime plus… Je suis sans doute résolue de ne jamais oublier mes devoirs… mais quoique sûre de moi… je préférerais ne pas affronter certains périls.

Berthe, cette fois, croyait avoir frappé juste en éveillant vaguement la jalousie forcenée de M. de Brévannes : elle espérait ainsi le faire réfléchir aux inconvénients de jeter au milieu des séductions du monde une jeune femme sans amour et sans confiance pour son mari.

En effet, M. de Brévannes, stupéfait de ce nouveau langage, regardait Berthe avec une irritation mêlée de surprise.

— Qu’est-ce à dire, madame ? — s’écria-t-il. — Voulez-vous me faire entendre que vous pourriez avoir l’indignité d’oublier ce que j’ai fait pour vous ?… Oh ! prenez garde, madame, prenez garde… ne jouez pas avec ces idées-là, elles sont terribles… Songez bien que l’amour-propre est mille fois plus irritable et plus ardent à la vengeance que l’amour… Si jamais vous aviez seulement la pensée de me tromper… Mais, tenez — dit-il en blêmissant de rage à cette seule idée — ne soulevons pas une telle question… elle est sanglante…

— Et c’est parce qu’elle peut devenir un jour sanglante, monsieur, que je la soulève, moi, et qu’en honnête femme je vous supplie de me laisser dans ma retraite, de ne pas volontairement m’exposer à des périls que je n’aurais peut-être pas la force de surmonter. Je vous dois beaucoup, sans doute ; mais, croyez-moi, ne m’obligez pas à compter aussi les larmes que j’ai versées ; je pourrais me croire quitte…

— Quelle audace !…

— J’aime mieux être audacieuse avant d’avoir fait le mal qu’hypocrite après une faute. Encore une fois, pour votre repos et pour le mien, monsieur, laissez-moi vivre obscure et ignorée… À ce prix je puis vous promettre de ne jamais faillir… sinon…

— Sinon ?…

— Vous m’aurez jetée presque désarmée au milieu des périls du monde… Je connais mes devoirs, j’essaierai de lutter… mais je vous le dis… il peut se rencontrer des circonstances où la force me manque.

Le bon sens, la franchise de ces paroles, faisaient bouillonner la jalousie de M. de Brévannes ; il connaissait trop ses torts envers Berthe pour ne pas prévoir qu’elle lutterait seulement et absolument par devoir ; et le devoir sans affection est souvent impuissant contre les entraînements de la passion.

L’enfer de cet homme commençait. Placé entre sa jalousie et son amour, il hésitait entre le désir de nouer des relations suivies avec madame de Hansfeld, grâce à la présentation de Berthe, et la crainte de voir sa femme entourée d’adorateurs.

La pensée d’être jaloux du prince, qu’il ne connaissait que par le récit de ses bizarreries, ne lui vint pas un moment à l’esprit ; mais à défaut du prince il se créa les fantômes les plus effrayants, c’est-à-dire les plus charmants. Déjà il se voyait moqué, montré au doigt ; lui qui avait fait un mariage d’amour, mariage ridicule s’il en est, pensait-il, lui qui avait sacrifié sa vanité, son ambition, sa cupidité, à une pauvre fille obscure, ne serait-il donc pas à l’abri du mauvais sort ? Serait-il donc aux yeux du monde toujours dupe, avant et après son mariage ? À ces pensées, M. de Brévannes tressaillait de fureur.

Tantôt il voyait dans la franchise de Berthe une garantie pour l’avenir, tantôt au contraire il y voyait une sorte de cynique défi, tant enfin il s’effrayait de ce langage d’une honnête femme qui, dédaignée de son mari qu’elle n’aime plus, ne s’abuse pas sur la fragilité humaine, et préfère fuir le danger que de l’affronter.

Pourtant ne pas présenter Berthe à la princesse, c’était renoncer à l’avenir qu’il entrevoyait si brillant.

Ce sacrifice lui fut impossible ; comme ceux qui, renonçant à se faire aimer, espèrent se faire craindre, il essaya d’intimider Berthe, et lui dit brutalement :

— Lorsqu’on a l’effronterie de professer ouvertement de tels principes, madame, on n’a pas besoin d’aller dans le monde pour tromper son mari.

— Assez, monsieur… assez — dit fièrement Berthe ; — puisque vous me comprenez ainsi, je n’ai rien à ajouter… Je vous accompagnerai quand vous le voudrez chez madame la princesse de Hansfeld.

— Et prenez bien garde à ce que vous ferez… au moins… Rappelez-vous bien ceci… je vous le répète à dessein… l’amour peut être indulgent, généreux… l’orgueil, jamais… Ainsi je serais pour vous impitoyable… si vous aviez le malheur de vous mal conduire, je vous briserais, je vous écraserais sans pitié, entendez-vous ? — ajouta-t-il, les lèvres contractées par la colère en saisissant rudement le bras de Berthe.

Celle-ci, très calme, se dégagea doucement et lui répondit :

— Avec toute autre que moi, monsieur, vous auriez peut-être tort de joindre l’attrait du danger… à l’attrait que peut offrir l’amour… Croyez-moi, lorsque le devoir est impuissant, la terreur est vaine…

En disant ces mots, Berthe rentra chez elle et laissa M. de Brévannes dans une irritation et dans une anxiété profondes.