Paulin (Tome 2p. 19-24).
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Deuxième partie


CHAPITRE III.

ARNOLD ET BERTHE.


Madame de Brévannes avait plusieurs fois rencontré chez Pierre Raimond M. de Hansfeld sous le nom d’Arnold Schneider ; il avait sauvé la vie du vieux graveur, rien de plus naturel que ses visites à ce dernier.

Berthe ayant résolu de recommencer d’enseigner le piano pour subvenir aux besoins de son père, venait chez lui trois fois par semaine et y restait jusqu’à trois heures pour donner, en sa présence, ses leçons de musique.

On n’a pas oublié que Berthe avait fait sur M. de Hansfeld une impression profonde la première fois qu’il l’avait aperçue à la Comédie-Française. Lorsqu’il la rencontra ensuite chez Pierre Raimond, qu’il venait d’arracher à une mort presque certaine, vivement frappé de la circonstance qui le rapprochait ainsi de Berthe, Arnold y vit une sorte de fatalité qui augmenta encore son amour.

Le charme des manières de M. de Hansfeld, la grâce de son esprit, ses prévenances respectueuses, presque filiales, pour Pierre Raimond, changèrent bientôt en une affection sincère la reconnaissance que le vieillard avait d’abord vouée à son sauveur.

Arnold était simple et bon, il parlait avec un goût et un savoir infini des grands peintres, objet de l’admiration passionnée du graveur qui avait employé une partie de sa vie à reproduire sur le cuivre les plus belles œuvres de Raphaël, du Vinci et du Titien ; il avait montré à Arnold ces travaux de sa jeunesse et de son âge mûr ; Arnold les avait appréciés en connaisseur et en habile artiste.

Ses louanges ne décelaient pas le complaisant ou le flatteur ; modérées, justes, éclairées, elles en étaient plus précieuses à Pierre Raimond, qui avait la conscience de son art ; comme les artistes sérieux et modestes, il connaissait mieux que personne le fort et le faible de ses ouvrages. Ce n’était pas tout : Arnold semblait par ses opinions politiques appartenir à ce parti exalté de la jeune Allemagne, qui offre beaucoup d’analogie avec certaines nuances de l’école républicaine.

Grâce à ses nombreux points de contact, la récente intimité de Pierre Raimond et d’Arnold se resserrait chaque jour davantage. Ce dernier était de bonne foi, il ressentait véritablement de l’attrait pour ce rude et austère vieillard, qui conservait dans toute leur ardeur les admirations et les idées de sa jeunesse.

M. de Hansfeld était d’une excessive timidité ; les obligations de son rang lui pesaient tellement que, pour leur échapper, il avait affecté les plus grandes excentricités. Ses goûts, ses penchants se portaient à une vie simple, obscure, paisiblement occupée d’arts et de théories sociales. Aussi, même en l’absence de Berthe, il trouvait dans les deux pauvres chambres de Pierre Raimond plus de plaisir, de bonheur, de contentement qu’il n’en avait trouvé jusqu’alors dans tous ses palais.

S’il avait seulement voulu dissimuler ses assiduités auprès de Berthe sous de trompeuses prévenances envers le graveur, celui-ci avait trop l’instinct du vrai pour ne pas s’en être aperçu, et trop de rigide fierté pour ne pas fermer sa porte à Arnold.

Pierre Raimond n’ignorait pas que son jeune ami trouvait Berthe charmante, et qu’il admirait autant son talent d’artiste que la candeur de son caractère, que la grâce de son esprit.

Dans son orgueil paternel, loin de s’alarmer, Pierre Raimond se réjouissait de cette admiration. N’avait-il pas une confiance aveugle dans les principes de Berthe ? Ne devait-il pas la vie à Arnold ? Comment supposer que ce jeune homme au cœur noble, aux idées généreuses, abuserait indignement des relations que la reconnaissance avait établies entre lui et l’homme qu’il avait sauvé.

Aux yeux de Pierre Raimond, cela eût été plus infâme encore que de déshonorer la fille de son bienfaiteur.

Enfin, Arnold avait dit appartenir au peuple, et, dans l’exagération de ses idées absolues, Pierre Raimond lui accordait une confiance qu’il n’eût jamais accordée au prince de Hansfeld.

Berthe, d’abord attirée vers Arnold par la reconnaissance, avait peu à peu subi l’influence de cet être bon et charmant. Il assistait souvent, en présence du vieux graveur, aux leçons de musique de Berthe ; il était lui-même excellent musicien, et quelquefois Berthe l’écoutait avec autant d’intérêt que de plaisir parler savamment d’un art qu’elle adorait, raconter la vie des grands compositeurs d’Allemagne, et lui exposer, pour ainsi dire, la poétique de leurs œuvres et en faire ressortir les innombrables beautés.

Que de douces heures ainsi passées entre Berthe, Arnold et Pierre Raimond ! Celui-ci ne savait pas la musique ; mais son jeune ami lui traduisait, lui expliquait pour ainsi dire la pensée musicale des grands maîtres, l’analysant phrase par phrase, et faisant pour l’œuvre de Mozart, de Beethoven, de Gluck, ce qu’Hoffmann a si merveilleusement fait pour Don Juan.

Berthe, profondément touchée des soins d’Arnold pour Pierre Raimond, leur attribuait à eux seuls la vive sympathie qui, chaque jour, la rapprochait davantage du prince. Celui-ci était d’autant plus dangereux qu’il était plus sincère et plus naturel ; rien dans son langage, dans ses manières, ne pouvait avertir madame de Brévannes du péril qu’elle courait.

La conduite d’Arnold était un aveu continuel, il n’avait pas besoin de dire un mot d’amour ; si par hasard il se trouvait seul avec Berthe, son regard, son accent étaient les mêmes qu’en présence du graveur. Celui-ci rentrait-il, Arnold pouvait toujours finir la phrase qu’il avait commencée.

Comment madame de Brévannes se serait-elle défiée de ces relations si pures et si paisibles ? Jamais Arnold ne lui avait dit : Je vous aime ; jamais elle n’avait un moment songé qu’elle pût l’aimer, et déjà ils étaient tous deux sous le charme irrésistible de l’amour.

Nous le répétons, par un singulier hasard, ces trois personnes, sincères dans leurs affections, sans défiance et sans arrière-pensée, s’aimaient : Arnold aimait tendrement le vieillard et sa fille, ceux-ci lui rendaient vivement cette affection ; tous trois enfin se trouvaient si heureux, que par une sorte d’instinct conservatif du bonheur, ils n’avaient jamais songé à analyser leur félicité, ils en jouissaient sans regarder en-deçà ou au-delà.

La seule chose qui aurait pu peut-être éclairer Berthe sur le sentiment auquel son cœur s’ouvrait de jour en jour, était l’espèce d’indifférence avec laquelle elle supportait les duretés de son mari ; elle s’étonnait même vaguement de ressentir alors si peu des blessures naguère si douloureuses…

Lorsque son père, profondément irrité contre M. de Brévannes, lui avait sérieusement, presque sévèrement demandé compte des procédés de M. de Brévannes, elle n’avait pas menti en répondant que depuis quelque temps elle ne s’en tourmentait plus.

Le vieillard avait eu d’autant plus de foi aux paroles de Berthe, que peu à peu elle redevenait calme, souriante, et que sa physionomie, autrefois si triste, révélait alors la plus douce quiétude.

Peut-être blâmera-t-on l’aveugle confiance de Pierre Raimond ; cette confiance aveugle était une des nécessités de son caractère.

Ces antécédents posés, nous conduirons le lecteur dans le modeste réduit de Pierre Raimond, le lendemain du jour où M. de Hansfeld avait signifié à sa femme qu’elle devait quitter Paris dans trois jours.