Paulin (Tome 2p. 9-18).
Deuxième partie


CHAPITRE II.

PENSÉES DÉTACHÉES.


Iris avait écrit les passages suivants d’une main en apparence émue et mal affermie, comme si les idées se fussent pressées confuses et désordonnées, dans la tête de la princesse :

« Je viens de le revoir à la Comédie-Française. Toutes mes douleurs, tous mes regrets se sont réveillés à son aspect.

« Il me poursuivra donc partout… Jamais je n’ai éprouvé une commotion plus violente ; être obligée de tout cacher aux regards pénétrants du monde, aux regards indifférents de mon mari… Est-ce la haine, l’indignation, la colère qui m’ont ainsi bouleversée ?

« Oui… n’est-ce pas de la haine, de l’indignation, de la colère que je dois ressentir contre celui qui a tué le fiancé à qui j’étais promise et que j’aimais depuis mon enfance ? Ne dois-je pas exécrer celui qui m’a déshonorée par une calomnie infâme ?… Oh ! oui… je le hais… je le hais, et pourtant !… »

Ici se trouvaient quelques mots absolument indéchiffrables ; ils terminaient ce premier passage, et fournirent à M. de Brévannes le texte d’une foule de conjectures.

Ces mots et pourtant ! lui semblaient surtout une réticence d’un heureux augure… il continua.

« J’étais tellement épouvantée de ma pensée de tout à l’heure, que je n’ai osé continuer… ni confier au papier… Hélas ! mon seul confident… ce qui causait mon effroi…

« Je devrais dire ma honte… Quel abîme que notre âme !… quels contrastes !… Oh ! non, non ; je hais cet homme… Il y a dans la persistance avec laquelle il a poursuivi son dessein quelque chose d’infernal ; … et si ce que je ressens à son égard diffère de la haine, c’est qu’un vague effroi se joint à cette haine. Oui, c’est cela sans doute… Et puis il s’y joint encore une sorte de regret de voir une volonté si ferme, une opiniâtreté si grande employées à mal faire, à nuire, à calomnier !

« En se vouant à de nobles desseins quels admirables résultats n’eût-il pas obtenus !…

« Oui, je suis épouvantée quand je songe à l’habileté avec laquelle il est parvenu à s’introduire autrefois chez nous, à se rendre indispensable à nos intérêts ; avec quelle dissimulation impénétrable il m’avait caché son amour… dont il ne m’a parlé qu’une seule fois ; avec quelle indignation je l’ai accueilli…

« Ne devais-je pas croire, quoiqu’il m’ait dit le contraire, que les soins qu’il rendait à ma tante étaient sérieux ? M’étais-je trompée ? Voulais-je me tromper à cet égard ?

« L’abominable calomnie dont j’ai été victime ne m’a pas même instruite de la vérité. Pauvre tante ! que de chagrins elle m’a causés, sans le savoir !…

« Il n’a manqué à cet homme que de placer mieux son amour, son dévouement passionné… Sans doute, il eût vaillamment aimé une femme libre de son cœur… Mais pourquoi m’a-t-il aimée, moi ? N’étais-je pas fiancée à Raphaël ? Ne m’avait-il pas souvent entendu parler de notre prochain mariage ?… Et après un premier et dernier aveu… il a recouru à la plus infâme calomnie pour déshonorer celle à qui une fois, une seule fois, il avait parlé d’amour…

« Il me semble que je suis soulagée en épanchant ainsi les pensées qui me sont si douloureuses… Oui, cela m’aide à lire dans mon cœur….

« Hélas ! j’étais déjà si malheureuse ! avais-je besoin de ce surcroît de chagrins ?… Oh ! soyez maudit vous qui m’avez presque forcée à un mariage sans amour… en tuant mon fiancé… que j’aimais tendrement…

« Oui ; je l’aimais d’un attachement d’enfance qui s’était changé avec les années en un sentiment plus vif que l’amitié, mais plus calme que l’amour…

« Quelle est ma vie maintenant ? Horrible… horrible… avec toutes les apparences du bonheur… si la richesse est le bonheur… À jamais enchaînée à un homme qui bien souvent, hélas ! me fait regretter le sort de Raphaël.

« Pauvre Raphaël ! mourir si jeune !… Hélas ! en provoquant M. de Brévannes, il cédait à un élan de juste et courageux désespoir… Et pourtant son meurtrier a, de son côté, non sans raison, invoqué le droit de légitime défense….

« Il n’importe, Raphaël au moins ne souffre plus ; moi je souffre chaque jour ; chaque instant de ma vie est un supplice… Que faire ?

« Se résigner.

« Pour sortir de ma douloureuse apathie, il m’a fallu revoir cet homme, qui a causé tous mes chagrins.

« Chose étrange ! je m’étais fait une idée tout autre de ce que je devais, selon moi, ressentir à son aspect… Oui, je l’avoue avec horreur (qui saura jamais cet aveu ?) mon courroux, mon exécration, ne me semblent pas à la hauteur de ses crimes…

« En vain je maudis ma faiblesse… en vain je me dis que cet homme m’a calomniée d’une manière infâme ; en vain je me répète qu’il a tué Raphaël, qu’il est presque l’auteur des maux que j’endure… qu’il peut à cette heure me perdre… Et malgré moi j’ai la lâcheté de penser que c’est l’amour que je lui ai inspiré qui l’a plongé dans cet abîme d’horribles actions… Oserai-je le dire ? je suis quelquefois capable de l’excuser. »

M. de Brévannes sentait son cœur battre avec violence, son orgueil effréné, l’aveuglement de sa passion servaient Iris au-delà de toute espérance.

Rien de plus vulgaire, de plus suranné, mais aussi de plus vrai que cet adage : — On croit ce que l’on désire.

Dans ces pages qu’il supposait écrites par madame de Hansfeld, M. de Brévannes voyait la preuve d’une impression qui tenait à la fois de la haine et de l’amour, de la terreur et de l’admiration.

Admiration à peine avouée, il est vrai, mais qui, selon la vanité de M. de Brévannes, n’était que de l’amour ignoré ou combattu.

Une circonstance assez étrange, habilement exploitée par Iris, contribuait à augmenter l’erreur de M. de Brévannes : il n’avait fait qu’un seul aveu à Paula, et, d’après les fragments que nous venons de citer, il pouvait croire que celle-ci n’avait pas répondu à sa passion par jalousie des soins apparents qu’il rendait à sa tante, enfin, il pouvait aussi croire son abominable calomnie, sinon oubliée, du moins presque excusée par ces mots prétendus de la princesse :

« C’est l’amour que je lui ai inspiré qui l’a plongé dans cet abîme d’horribles actions ; je me sens quelquefois capable de l’excuser. »

Quant à la mort de Raphaël, que Paula aimait d’un sentiment plus vif que l’amitié, plus calme que l’amour, ce meurtre, presque justifié par l’agression de cet infortuné, était, il est vrai, une des causes qui combattaient le plus vivement l’irrésistible penchant de madame de Hansfeld pour M. de Brévannes.

Sans l’autorité du Livre noir, il eût fallu un complet aveuglement pour expliquer ainsi la conduite de madame de Hansfeld ; mais M. de Brévannes, croyant lire un écrit tracé par elle, avait trop d’orgueil et d’amour pour ne pas accepter cette interprétation d’ailleurs si naturelle.

Pourquoi M. de Brévannes se serait-il défié d’Iris ? Pourquoi l’aurait-il crue capable d’une si étrange supercherie ? Quant à la princesse, dans quel but aurait-elle écrit ces pages que personne ne devait lire ?

En supposant que, d’accord avec Iris, elle eût autorisé cette communication afin de persuader à M. de Brévannes que ses torts étaient effacés par l’amour, un tel dessein ne pouvait que le flatter.

On comprendra donc qu’il continua la lecture du livre noir avec un intérêt et un espoir croissants.

« Que me veut donc cet homme ? Il est parvenu à se ménager une entrevue avec Iris ; pauvre enfant, simple et ingénue ; il lui a proposé de se charger d’une lettre pour moi, elle a refusé ? Que peut-il donc me vouloir ?… quelle est donc son audace ? comment supporterait-il mon regard ?

« Cet homme est fou… qu’a-t-il à me dire ? penserait-il à excuser sa conduite ? mais je…

« Hier, je n’ai pu continuer ; j’ai été interrompue par l’arrivée de mon mari.

« Le prince a donc toute sa vie étudié les effets de la douleur pour porter des coups plus assurés. Mais c’est un monstre… mais il a des raffinements de tortures inouïs… Oh ! maintenant, je comprends pourquoi je ne hais pas assez M. de Brévannes… toute ma haine s’est usée contre mon bourreau.

« Et être pour la vie… pour la vie enchaînée à cet homme !… Ne pouvoir briser ces liens odieux… que par la mort….

« Oh ! qu’elle me frappe donc, qu’elle me frappe bientôt… puisqu’il faut que l’un de nous deux meure pour rompre cette horrible union, que ce soit moi… plutôt que mon mari… »

M. de Brévannes frémit à ces paroles, et s’écria en s’adressant à Iris :

— La princesse est donc bien malheureuse ?

— Bien malheureuse !… — répondit sourdement Iris.

— Son mari est donc sans pitié pour elle ?

— Sans pitié…

M. de Brévannes continua de lire :

« Oui, oui, la mort… Je ne mérite pas de vivre… j’ai été infidèle à la mémoire de Raphaël… je ne mérite aucune commisération ; si mon mari est un monstre de cruauté, que suis-je donc moi, qui ne puis détacher ma pensée de l’homme qui a causé tous mes maux en tuant mon fiancé !…

« Oh ! j’ai honte de moi-même… Il faut que j’écrive ces horribles choses… que je les voie, là… matériellement… sous mes yeux… pour que je les croie possibles…

« Arriver, mon Dieu ! à ce dernier degré d’abaissement !

« Est-ce ma faute, aussi ? La douleur déprave tant… Oui… elle déprave, elle rend criminelle… car quelquefois, brisée par le désespoir, je m’écrie : — Puisqu’il était dans la destinée de M. de Brévannes d’être meurtrier… pourquoi le sort, au lieu de livrer Raphaël à ses coups, ne lui a-t-il pas livré mon bourreau ? »

Ces pages s’arrêtaient là.

Iris avait voulu sans doute laisser M. de Brévannes réfléchir mûrement sur ce vœu homicide.

Il s’écria vivement en fermant le livre :

— Iris, vous n’avez rien lu de ce qui est écrit là ?…

La jeune fille parut n’avoir pas entendu ces paroles ; elle regardait fixement M. de Brévannes.

— Iris — reprit-il — vous n’avez rien lu de ces pages ?…

— Rien… rien — dit-elle en sortant de sa rêverie — que m’importe ce livre ?

— Elle ne songe qu’à moi — pensa-t-il — son indiscrétion n’est pas à craindre.

Il referma le livre, le rendit à la jeune fille et lui dit :

— Vous avez, sans le savoir, rendu le plus grand service à votre maîtresse.

— Vous l’aimez ? — lui demanda brusquement Iris, en attachant sur lui un regard perçant.

— Moi ! — dit M. de Brévannes de l’air du monde le plus détaché — singulière preuve d’amour que de cruellement menacer la femme qu’on aime. Non, non, je n’ai pas d’amour pour elle… l’austère amitié peut seule recourir à des moyens si extrêmes…

— Il faut bien vous croire — dit tristement Iris en reprenant le livre.

— Adieu, Iris, à demain — dit M. de Brévannes ; — vous rappellerez bien à madame de Hansfeld l’entrevue qu’elle m’a promise.

Elle n’y manquera pas… Mais j’y songe… au nom du ciel, que rien ne puisse lui faire soupçonner que vous avez lu dans ce livre ; je serais perdue.

— Rassurez-vous, ma chère Iris, j’aurai l’air d’être aussi étranger qu’elle à ses pensées les plus secrètes… Rien ne trahira la connaissance que j’en ai. Promettez-moi seulement de m’apporter encore ce livre… il serait pour moi de la dernière importance de le consulter ensuite de l’entrevue que j’aurai demain avec votre maîtresse… Me le promettez-vous ?

— Encore mal faire… encore abuser de sa confiance… Ah ! maintenant je n’ai plus le droit de me plaindre de son injustice.

— Iris, je vous en supplie…

— Vous me le demandez, n’est-ce pas pour moi plus qu’un ordre.

Dans sa reconnaissance, M. de Brévannes prit la main d’Iris, et, l’attirant près de lui, voulut la baiser au front ; la jeune fille le repoussa violemment et fièrement, à la grande surprise de M. de Brévannes, qui croyait combler les vœux de la jeune fille en se montrant si bon seigneur.

En arrivant sur le quai, Iris jeta à la rivière la bague qu’elle avait reçue pour prix de sa trahison.

Après avoir attentivement lu le Livre noir, M. de Brévannes tomba dans une méditation profonde. Il n’en doutait pas, il était aimé, mais madame de Hansfeld combattait de toutes ses forces ce penchant involontaire.

Son mari la rendait si horriblement malheureuse, qu’elle allait quelquefois jusqu’à désirer sa mort.

Quoique le vœu lui parût toucher à l’exagération, M. de Brévannes regardait toutes ces circonstances comme favorables pour lui, et il attendait avec anxiété le moment du rendez-vous que madame de Hansfeld lui avait donné pour le lendemain au Jardin-des-Plantes.