Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 161-166).
Première partie


CHAPITRE XVIII.

LA SORTIE.


— Eh bien !

— C’est un succès.

— Un grand succès.

— Ce diable de Gercourt a du bonheur.

— C’est un beau début.

— Bah ! ce n’est pas lui qui a fait cela.

— C’est l’idée qui m’est venue à mesure que le succès se décidait.

— Si cela n’avait que médiocrement réussi, on aurait pu croire à la rigueur Gercourt auteur de cette comédie.

— Si elle était tombée on n’aurait pas eu le moindre doute.

— C’est un succès, à la bonne heure ; mais le jeu des acteurs est tout dans ces espèces de pièces-là.

— C’est très vrai ; tout à l’heure je passais à côté d’un journaliste : il disait que c’était spirituel, mais que ce n’était pas charpenté.

— Voilà justement le mot que je cherchais ; ça n’est pas ce que l’on appelle charpenté.

— Que diable ! quand on veut se mêler d’écrire pour le théâtre, il faut au moins savoir charpenter.

— La charpente, c’est toute une pièce.

— Mais il y a des gens qui croient avoir la science infuse.

— Moi, je sais que je trouvais Gercourt très bon garçon, très aimable avant qu’il n’eût sa manie d’écrire… Maintenant il a un air mystérieux, occupé…

— C’est du dernier ridicule.

— Voilà Morville. Malgré sa mélancolie, il a l’air aussi satisfait que s’il était l’auteur lui-même.

— Il n’y a pourtant pas de quoi.

— Eh bien, messieurs, je vous l’avais bien dit : le dénouement, quel effet ! Ça n’est pas un succès, c’est un vrai triomphe…

— Ça prouve surtout en faveur de notre amitié, nous étions tous là, nous remplissions la salle… Ça s’est passé en famille.

— Il faudra voir cela devant un vrai public.

— Franchement, c’est malgré votre amitié que Gercourt a réussi.

— Oh ! vous voilà toujours avec vos paradoxes, vous, Morville… Dès que quelqu’un est votre ami, il aurait tué père et mère qu’il serait excusable à vos yeux.

— À plus forte raison, mon cher, lorsque cet ami a commis une charmante comédie ; au moins reconnaissez quelques circonstances atténuantes à son crime. D’abord, il ne croyait pas que le succès qu’il ambitionnait pût vous être si désagréable ; il n’y a pas eu, quant à cela, préméditation, je vous le jure.

— Vous plaisantez, Morville.

— Mais c’est la vérité…

— Tenez, si vous étiez l’ami de cette femme qui porte cette drôle de casquette polonaise, vous seriez capable de soutenir que cette coiffure est de bon goût.

— De quelle femme voulez-vous donc parler ? où est-elle ?

— Là-bas, au pied de la statue de Voltaire, à côté de madame de Brévannes, qui a l’air toute honteuse du compagnonnage.

— Est-ce que M. de Brévannes est à Paris ?

— Sans doute, mon cher Morville, mais de quel air vous demandez cela ?

— Et depuis longtemps ?

— Je ne le crois pas ; je l’ai vu pour la première fois, depuis son retour, au bal de l’Opéra. — Ah çà, qu’avez-vous donc, Morville ? Vous semblez tout préoccupé de Brévannes, est-ce que vous seriez amoureux de sa femme ? Elle en vaut la peine.

— Son seul défaut est d’avoir des amies qui portent de pareils toquets.

— Vous qui prenez tant de pari aux succès de Gercourt, mon cher Morville, vous oubliez le plus beau… Sa comédie a fait un tel effet sur le prince de Hansfeld, qu’elle l’a rendu plus imbécile que jamais. On l’a transporté dans sa voiture presque sans connaissance. Pour sa première sortie, dit-on, il a eu du bonheur.

— Comme c’est agréable pour madame de Hansfeld !

— Oh ! de celle-là nous pouvons dire tout le mal possible, Morville la déteste, et son prétexte de sentir le cigare, qu’il a donné pour n’aller pas répondre à sa tante et à cette belle princesse, était une défaite… Êtes-vous original assez, Morville ?

— Et vous dites qu’il n’y a pas longtemps que M. de Brévannes est à Paris ?

— Allons, vous en êtes encore à M. de Brévannes ? Je vous y laisse. Bonsoir, Morville… Voici ma voiture.

— Décidément, Morville est timbré.

— Voilà pourtant ce que c’est que de nous, lorsque nous sommes abrutis par la passion.

— Lady Melfort a fait là un bel ouvrage.

— Pauvre garçon !… Ah ! voici Gercourt là-bas ; il a l’air de se sauver… d’échapper à son triomphe. Quelle fatuité !

— Il faut l’appeler : — Gercourt !… Gercourt !…

— Il va être ravi.

— Bravo ! mon cher ami.

— C’est un beau succès.

— Un grand succès.

— Vous ne pouvez vous imaginer combien nous en sommes heureux.

— Ah ! mes amis.

— Nous le disions tout à l’heure : d’un homme dont c’est le métier… c’eût été déjà très bien ; mais d’un homme du monde, c’est double mérite.

— Eh bien ! vrai, ce que vous me dites là, ces témoignages de bonne amitié me sont plus précieux que le succès en lui-même.

— Mais c’est tout simple, on a un succès autant pour ses amis que pour soi.

— Mais à quoi pense donc Morville ? Est-ce qu’il n’est pas content de ma pièce ?

— Vous savez, mon cher, combien il est difficile pour tout le monde…. Il a l’air de ne pas vous voir.

— Et moi, je me sauve, car on me regarde et je ne suis nullement curieux de faire le lion, adieu….

— Adieu, mon cher, et encore bravo.

— C’est-à-dire qu’il est charmé d’avoir fait son effet.

— Quelle ridicule et insupportable vanité !