Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 148-161).
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Première partie


CHAPITRE XVII.

ENTR’ACTES. LOGE No 7.


Cette loge était, nous l’avons dit, occupée par M. de Brévannes et par sa femme.

Dans la princesse de Hansfeld, il venait de reconnaître Paula Monti…

Heureusement l’attention de Berthe était occupée, car la profonde altération des traits de son mari ne lui aurait pas échappé. Malgré la trempe énergique de son caractère, M. de Brévannes se sentit défaillir. Il eut besoin de s’appuyer aux parois de la loge pour se soutenir ; il sentit se réveiller avec une nouvelle violence la folle passion que lui avait inspirée Paula.

Il revoyait cette femme plus belle que jamais, admirée par tous les hommes, enviée par toutes les femmes, dans la position sociale la plus éminente ; et cette femme pouvait lui demander un terrible compte du sang qu’il avait répandu, du moyen infâme qu’il avait employé pour donner une apparence à ses lâches calomnies.

Dans la crainte des poursuites qui devaient lui être intentées après son duel avec Raphaël (duel où celui-ci succomba), M. de Brévannes avait précipitamment quitté Florence. Depuis lors, il avait cherché à s’étourdir, par des amours coupables, sur son indigne conduite et sur sa passion indomptable, qui, malgré lui, couvait toujours au fond de son cœur.

Son aigreur, sa brusquerie, sa dureté envers Berthe, n’avaient pas d’autre cause que le ressentiment de ce passé qu’il ne pouvait chasser de sa mémoire.

Que devint-il lorsqu’il se retrouva face à face avec madame de Hansfeld et qu’il se vit reconnu par elle ! car les regards de la princesse, d’abord attirés par le sobieska de madame Girard, s’arrêtèrent ensuite sur M. de Brévannes au moment même où, reconnaissant en elle Paula Monti, il la contemplait avec stupeur…

Il la vit tressaillir, porter vivement la main à ses yeux, puis redevenir bientôt impassible…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Berthe avait été très intéressée ; allant peu au spectacle, elle y apportait des émotions jeunes et fraîches. Tout entière à l’action de la comédie, fort indifférente à ce qui se passait dans la salle, le commencement du second acte du Séducteur l’absorba complètement.

Le second acte eut un succès peut-être encore plus complet que le premier. Les amis de M. de Gercourt commencèrent à s’impatienter de cet heureux hasard, et l’un des plus dévoués dit :

— Maintenant je suis tranquille ; si cela tombe, malgré le talent qu’il y a dans ces deux actes, ce pauvre Gercourt sera bien innocent de cette chute… Je le dis à présent, sans savoir ce qui arrivera… tant mieux ou tant pis pour lui. Gercourt n’est pas l’auteur de cette pièce ; ça n’est pas son esprit.

Pendant cet entr’acte, nous conduirons le lecteur dans la loge de madame de Hansfeld.

Madame de Lormoy qui l’accompagnait, femme de cinquante ans environ, était une grande dame dans toute l’acception du mot.

Maintenant quelques mots du prince de Hansfeld, que le lecteur a déjà entrevu dans la galerie de l’hôtel Lambert.

M. de Hansfeld, si enfoncé dans sa loge que de la salle on ne pouvait l’apercevoir, était de taille moyenne, frêle, mince, et âgé de vingt-deux ou de vingt-trois ans ; ses traits étaient d’une extrême délicatesse, ses cheveux blonds ; une moustache et une barbe peu fournies, mais fines et soyeuses et d’une nuance cendrée, s’harmonisaient avec la pâleur transparente de son visage. Ses yeux très grands, très doux, étaient d’un bleu si lumineux que, malgré la demi-obscurité de la loge, on distinguait la transparence du regard d’Arnold ; la lumière semblait ne pas s’y réfléchir, mais le traverser, et lui donnait la limpidité bleuâtre d’un saphir.

Son sourire était plein de mansuétude, de finesse et de grâce. Il manquait à ce charmant visage la chaude coloration de la vie et de la santé ; de même que les fleurs qui végètent à l’ombre et loin des rayons salutaires du soleil perdent la vivacité de leur coloris et se nuancent de teintes pâles d’une délicatesse extrême, de même les traits d’Arnold avaient quelque chose d’étiolé et de languissant.

Depuis quelques moments il était profondément préoccupé.

Lorsque madame de Lormoy avait fait remarquer à la princesse la ridicule coiffure de madame Girard, portant machinalement les yeux de ce côté, M. de Hansfeld était resté en contemplation devant Berthe.

Madame de Brévannes n’était pas d’une beauté étourdissante ; mais son doux et joli visage avait une si touchante expression de mélancolie, qu’Arnold se sentit ému… À ce moment même de l’entr’acte, Berthe, par un retour involontaire sur sa position et sur celle de son père, trop fier pour accepter désormais le moindre secours de M. de Brévannes, et trop pauvre pour s’en passer ; Berthe, disons-nous, n’étant plus distraite par l’intérêt du spectacle, se laissait aller à la tristesse de ses pensées ; la taille un peu courbée, la tête inclinée sur sa poitrine, effeuillant machinalement un bouquet de camélias roses qu’elle tenait à la main, elle semblait plier sous le poids de quelque chagrin.

M. de Hansfeld se sentait attiré vers cette jeune femme par la mystérieuse et puissante sympathie de la souffrance… Il lui était presque reconnaissant d’être, ainsi que lui, étrangère au bruit, au mouvement joyeux de cette salle brillante… Voulant juger si la perfection des traits de Berthe répondait à leur gracieux ensemble, il prit sa lorgnette.

À cet instant, madame de Lormoy se tourna vers lui.

— Eh bien ! prince, comment vous trouvez-vous ?

— Mille grâces, madame ! — répondit le prince en français et sans aucun accent, mais d’une voix faible et douce, — je me trouve très bien.

— La lumière vous fatigue peut-être, mon ami ? — demanda la princesse à son mari.

— Un peu… mais il faut que je m’y habitue… je vais devenir si mondain ! — ajouta-t-il en souriant.

— À la bonne heure, prince, — reprit madame de Lormoy. — Il n’y a rien de tel pour les maladies nerveuses que le mouvement… Je ne vous recommande pas les plus aimables distractions, madame de Hansfeld est auprès de vous.

— C’est elle qui aurait au contraire besoin de se distraire, — dit le prince avec bonté ; mais j’ai une peine extrême à obtenir d’elle qu’elle aille davantage dans le monde.

— Mon Dieu, prince, j’ai mon neveu, M. de Morville, que je poursuis des mêmes reproches… Ma pauvre sœur, sa mère, a été si longtemps malade, et il l’a si affectueusement soignée, qu’il s’est déshabitué du monde. Dieu merci ! elle va mieux maintenant, mais mon neveu n’en persiste pas moins dans sa sauvagerie. Il devient bizarre, capricieux ; et j’ai été obligée de l’excuser auprès de vous, chère princesse, car après m’avoir demandé la grâce de vous être présenté, sa sauvagerie a repris le dessus, et il a prétexté de son éloignement du monde pour renoncer à cette faveur d’abord si désirée.

Madame de Hansfeld resta impassible en entendant ainsi parler de M. de Morville, qu’elle avait depuis longtemps aperçu aux stalles de l’orchestre. Elle répondit en souriant :

— J’ai entendu attribuer à une cause très romanesque la sauvagerie de M. de Morville. On parlait d’une peine de cœur très profonde… d’une fidélité qui n’est plus de ce temps-ci.

— Et on disait vrai… Les tantes doivent toujours avoir l’air d’ignorer ces amoureuses faiblesses ; sans cela, je vanterais la constance héroïque de mon neveu… Ah ! mon Dieu ! mais c’est lui, le voilà aux stalles… — dit tout à coup madame de Lormoy en apercevant M. de Morville.

— Monsieur de Fierval, puisque Léon ne veut pas me voir, ayez donc la bonté d’aller lui dire que je suis ici… Il ne nous échappera pas cette fois.

M. de Fierval, qui était venu faire une visite à madame de Lormoy et à la princesse, quitta aussitôt la loge pour se rendre aux ordres de la tante de M. de Morville.

— Mais vraiment, madame, dit en riant madame de Hansfeld lorsque M. de Fierval fut sorti, je serais désolée de faire tomber M. de Morville dans un véritable piège et de surprendre ainsi une présentation qu’il désire peut-être éviter.

— Ma chère princesse, s’il a ses bizarreries j’ai les miennes, et entre autres celle d’être fière de mon neveu, et son plus beau succès serait de mériter votre bienveillance.

— Je n’ai pas le droit de la refuser à quelqu’un qui vous appartient d’aussi près que M. de Morville ; seulement je regrette que cette bienveillance n’ait pas la valeur que vous voulez bien lui donner.

— Permettez-moi de vous dire que quant à cela vous vous trompez complètement.

— Mais… — ajouta madame de Lormoy — décidément il faut que je vous dénonce M. de Hansfeld. Il me paraît beaucoup trop préoccupé du sobieska de madame Girard, il ne cesse de la lorgner ; à moins que ce ne soit cette jolie madame de Brévannes, que M. de Fierval nous a nommée tout à l’heure.

— Et qui est véritablement charmante — dit la princesse en lorgnant intrépidement dans la loge de Charles de Brévannes.

M. de Hansfeld n’entendit pas, ou feignit de ne pas entendre sa femme, et continua de regarder Berthe.

— Mais — reprit madame de Lormoy — savez-vous, princesse, que j’admire beaucoup ce M. de Brévannes ? D’après ce que nous a dit M. de Fierval, il s’est montré plein de délicatesse et de générosité dans ce mariage… épouser par amour une pauvre fille… cela se voit si rarement de nos jours !… D’après un trait pareil, il me semble qu’on peut préjuger de la valeur d’un homme… Ne le pensez-vous pas ? Avec l’élévation d’idées que je vous connais, vous devez faire grand cas de M. de Brévannes, ou plutôt de son noble désintéressement, de sa belle action, puisqu’il n’a pas le bonheur de vous connaître…

Madame de Brévannes est si jolie — dit la princesse sans trahir aucune émotion — elle paraît si distinguée, que le sacrifice de M. de Brévannes me paraît simplement du bonheur.

— Sous ce rapport, vous avez parfaitement raison ; mais à voir la figure caractérisée, presque dure, de M. de Brévannes, je ne l’aurais jamais cru capable d’un pareil trait de tendre passion… Et vous, princesse ?

— Les physionomies sont quelquefois si trompeuses ! — répondit Paula, dont le calme ne se démentait pas.

À ce moment M. de Fierval rentra dans la loge.

— Comment ! seul ? — dit madame de Lormoy.

— Et Léon ?

— Il me charge, madame, de vous exprimer tous ses regrets ; mais après avoir dîné au club il a fumé un cigare… et…

— Je comprends, il sait mon horreur pour l’abominable odeur du tabac. Puisse au moins la leçon lui profiter en songeant à ce que lui fait perdre cette habitude de corps-de-garde ! Encore une fois, pardon et regret pour lui, chère princesse.

— Nous y perdons tous, madame — reprit Paula.

On le voit, l’excuse que donnait M. de Morville pour ne pas se rendre auprès de sa tante était conséquente à sa résolution d’éviter désormais la rencontre de la princesse.

— Que dit-on de la pièce ? — demanda madame de Lormoy à M. de Fierval.

— On ne s’attendait pas, madame, à un semblable succès, et les amis de Gercourt… en sont… consternés…

— C’est indigne ! Du reste, tant mieux, il faut bien que les envieux portent la peine de leur odieux sentiment. Je voudrais que le succès de M. de Gercourt leur fût plus désagréable encore.

— M. de Gercourt est de vos amis, madame ? — demanda madame de Hansfeld.

— S’il en est ! Certainement, et des meilleurs. Au retour de ses voyages, avant la révolution de juillet, il est entré dans le monde sous mon patronage et sous celui de la duchesse de Bellecourt ; nous étions, je vous assure, très fières de mettre M. de Gercourt dans le monde ; il était charmant, et quoique fort jeune il devint tout de suite fort à la mode. Avec une grande fortune, un beau nom, une jolie figure et des manières parfaites, il n’avait qu’à vouloir plaire pour plaire…, et parce qu’après avoir joui en jeune homme de tous les plaisirs de son âge, il cherche maintenant des jouissances plus élevées, des occupations plus sérieuses, il soulève un déchaînement universel. En vérité, cela fait honte et pitié… mon Dieu ! Pourquoi donc les sots ne sont-ils pas aussi indulgents pour le mérite d’autrui qu’ils le sont pour leur propre nullité ?… On ne leur en demande pas davantage.

— Il est bon d’être de vos amis, madame, — dit Paula en souriant de l’exaltation avec laquelle madame de Lormoy avait dit ces paroles.

— Certes — dit M. de Fierval…, et je regrette d’être de l’avis de madame de Lormoy sur Gercourt, pour n’avoir pas le plaisir d’être converti par elle.

— Oh ! je ne prétends pas convertir, mais dire vertement leur fait aux méchants et aux jaloux… c’est un privilége de vieilles femmes, j’en use, et j’ai raison ; n’est-il pas vrai, prince ? Mais qu’avez-vous ? Mon Dieu, comme vous êtes pâle !…

En effet, M. de Hansfeld avait sa tête appuyée sur une des parois de la loge, et semblait au moment de se trouver mal…

— Princesse, votre flacon ! — s’écria madame de Lormoy.

Madame de Hansfeld se leva à demi.

Son mari la repoussa avec terreur, en disant d’une voix effrayée :

— Non…, non, pas ce flacon…

Et le prince perdit connaissance.

Malgré son impassibilité habituelle, madame de Hansfeld n’avait pu s’empêcher de tressaillir et de froncer ses noirs sourcils au mouvement d’effroi du prince, lorsqu’elle lui avait offert son flacon ; mais ni madame de Lormoy, ni M. de Fierval, occupés auprès du prince, ne remarquèrent l’émotion de la princesse.

L’accident survenu au prince avait eu lieu pendant un entr’acte. Beaucoup de personnes virent transporter M. de Hansfeld à sa voiture ; parmi ces curieux était M. Girard, que sa femme avait envoyé savoir comment son sobieska était accueilli du public.

M. Girard n’avait osé faire aucune question à ce sujet, se promettant bien de dire à sa femme que son audacieuse casquette avait excité l’admiration générale. Il revint donc en hâte auprès de sa femme pour lui raconter l’évanouissement du prince. À peine eut-il entr’ouvert la porte et dit à madame Girard : — Bonne amie… — que celle-ci, sans lui laisser le temps de parler davantage, s’écria :

— Courez vite vous informer de ce qui vient d’arriver au prince de Hansfeld ; on vient de l’emporter, à ce qu’on dit, à la galerie, là, devant nous.

— Mais, bonne amie…

— Allez vite, allez.

— Mais, bonne amie, je viens…

— Mais allez donc, Timoléon.

— Écoutez de grâce, je…

— Mon Dieu que vous êtes impatientant ! Courez donc vite.

— Je viens justement pour…

— Il ne s’agit pas de cela, mais du prince… Encore une fois, allez donc vite.

— Mais, bonne amie, je viens vous raconter ce que vous désirez savoir ! — s’écria M. Girard avec une extrême volubilité.

C’est différent ; entrez et fermez la porte de la loge… Il fallait dire cela tout de suite.

— Bonne amie, vous ne m’en avez pas laissé le temps, et je…

— Au fait, au fait.

— Est-ce que le prince a complètement perdu connaissance ? — demanda Berthe avec intérêt.

— La princesse est sans doute partie avec lui ? — dit M. de Brévannes.

— Est-ce qu’on lui a donné là les premiers secours ? — repartit madame Girard-Timoléon. — Mais répondez donc, vous restez là comme un tertre, sans mot dire.

— Je ne puis répondre à tant de questions à la fois… D’après ce que j’ai pu recueillir dans la foule, selon les uns, le prince sortait d’une longue maladie, la chaleur de la salle l’a gravement incommodé ; selon d’autres, c’était un accès de folie qui lui avait pris lorsqu’on le croyait pourtant complètement guéri ; selon ceux-là, enfin, c’était une émotion violente et inattendue qui a causé sa défaillance.

— Pauvre prince, si jeune et si souffrant — dit naïvement Berthe à M. de Brévannes ; — jusqu’à ses douleurs, tout est donc un mystère ?…

— Ah ! ma chère madame de Brévannes, comme cela est intéressant, n’est-ce pas ? — s’écria madame Girard avec exaltation. — Quel dommage que nous n’ayons pas pu le voir ! car il était tellement caché dans le fond de la loge que nous ne pouvions distinguer ses traits.

— J’avoue — dit Berthe — que j’aurais été curieuse de voir sa figure…

M. de Brévannes avait froncé le sourcil en examinant avec intention la physionomie de Berthe, lorsque celle-ci avait manifesté son intérêt pour M. de Hansfeld… Il attendit avec une certaine inquiétude la réponse de madame Girard qui avait ajouté sentimentalement :

— En admettant que le prince fût jeune et beau, intéressant comme il l’est, on ne choisirait pas autrement son idéal si l’on était jeune fille et maîtresse de son cœur ; n’est-ce pas, madame de Brévannes ?

— Pourtant, bonne amie, il me semble que je n’ai pas contrarié votre inclination, et que…

— Ah çà ! j’espère bien, Timoléon, que vous n’avez jamais eu la prétention d’être un être idéal, fantastique ?

— Je n’ai pas la prétention d’être fantastique, bonne amie, mais…

— Silence ! on lève la toile….

M. Girard se tut.

Berthe et madame Girard prêtèrent une nouvelle attention au dernier acte de la comédie, et M. de Brévannes, dont les traits s’assombrissaient de plus en plus, jeta plusieurs fois sur Berthe de singuliers regards ; son absurde jalousie s’alarmait de l’intérêt que Berthe venait de témoigner en entendant parler des souffrances du prince dont elle n’avait même pas vu les traits.