Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 133-138).
Première partie


CHAPITRE XV.

LOGE DE PREMIÈRE, No 29.


Madame la marquise de Luceval n’avait pas en effet de sobieska.

Elle était mise avec autant de goût que de simplicité. La seule innovation qu’elle se fût permise consistait dans un très haut peigne d’écaille à l’espagnole qui rattachait à ses beaux cheveux bruns un demi-voile de blonde noire (la marquise était en deuil).

Cette coiffure, que portent toutes les femmes andalouses, était charmant et donnait un nouvel attrait à la piquante physionomie de madame de Luceval. Elle était accompagnée de son frère et de sa belle-sœur, M. et madame de Beaulieu.

— Alfred… regardez, j’ai gagné mon pari — s’écria gaiement la marquise en s’adressant à son frère. — Madame Girard porte mon sobieska… Ma chère Alix, votre lorgnette, je vous en supplie ! — ajouta-t-elle en s’adressant à sa belle-sœur.

— Quel pari avez-vous donc fait avec Alfred ? — demanda madame de Beaulieu, — et qu’est-ce que madame Girard ?

— Alix, je vous en prie, ne riez pas trop, et regardez juste en face de nous aux premières… une femme en robe montante, de couleur nacarat…

Naturellement madame de Beaulieu était très rieuse ; la figure contractée, courroucée de madame Girard, qui fronçait les sourcils sous sa casquette à plumes, lui donnait une physionomie si burlesque, que la belle-sœur de madame de Luceval eut grand’peine à se contenir.

— Cette Girard doit sans doute, en sortant d’ici, représenter la Pologne dans un bal patriotique, fantastique et allégorique… — dit madame de Beaulieu.

— Mais, ma chère Émilie, — reprit madame de Beaulieu en contraignant son envie de rire, — quel rapport a donc votre pari avec cet adorable toquet ?

— Rien de plus simple, — dit madame de Luceval ; — je ne pouvais avoir une coiffure sans me voir à l’instant imitée, ou plutôt parodiée par cette madame Girard. Cela m’impatientait tellement que j’ai parié avec Alfred que j’imaginerais la coiffure la plus ridicule du monde, que mademoiselle Barenne la montrerait en secret à madame Girard, comme m’étant destinée, et que madame Girard la supplierait de lui en faire une toute semblable… J’ai inventé le sobieska. Mademoiselle Barenne s’est mise à l’œuvre. Vous voyez madame Girard ornée du sobieska ; j’ai gagné mon pari, et mon cher frère me doit une garniture de fleurs naturelles.

— Le tour est parfait ; et comme la pièce ne commence pas encore, — dit M. de Beaulieu, — je vais aller répandre cette malice pour doubler l’effet du sobieska de madame Girard.

— Mais savez-vous, — reprit madame de Luceval, — qu’il y a une charmante personne dans la loge de cette ridicule Girard ? Alfred, tâchez donc de savoir qui elle est.

— En effet, — dit madame de Beaulieu en regardant attentivement Berthe, — elle est on ne peut plus jolie… et mise si simplement… Voilà qui contraste avec le sobieska ; … je ne puis concevoir qu’on n’aime pas la simplicité, et par conséquent le bon goût. C’est si commode, et il faut toujours se donner tant de peine pour se rendre ridicule…

— Est-ce que vous dites cela à propos de M. de Gercourt et de sa comédie, ma chère Alix ?

— Méchante !… un de vos amis, un de vos anciens adorateurs.

— Il lui était si facile de ne pas faire cette comédie.

— Mais attendez au moins… pour la juger…

— Pas du tout, je serais influencée. Maintenant mon jugement est bien plus indépendant…

— Folle que vous êtes !… et vous avez encouragé M. de Gercourt dans cette tentative…

— Il est si bon d’avoir à consoler ses amis dans leur infortune !

— Vous êtes un peu comme ces gens qui, au risque de vous noyer, vous jettent à l’eau pour avoir le plaisir de vous sauver…

— Votre comparaison n’est pas juste, ma chère Alix ; car je ne pourrais pas sauver la comédie de ce pauvre M. de Gercourt.

— Émilie, Émilie, prenez garde, — dit en souriant madame de Beaulieu. — M. de Gercourt vous a longtemps admirée… Vous feriez croire qu’il y a chez vous du dépit et…

— Mais, sans doute, je lui en veux de ce qu’il a renoncé trop tôt à l’espoir de me plaire. Ses soins m’amusaient ; voyez comme je suis franche.

— Oh ! l’infernale coquette ! elle ne pardonne pas même qu’on renonce à elle… Il faut que sa victime reste là pour souffrir.

— Hélas ! M. de Gercourt va bien se venger ce soir… Je n’ai demandé ma voiture qu’à onze heures.

Ce charitable entretien fut troublé par M. de Beaulieu et par M. de Fierval.

— Ma chère Émilie, — dit M. de Beaulieu à sa sœur, — je vous amène un renseignement vivant sur la charmante femme qui est à côté du sobieska.

— Vous connaissez cette jolie personne, monsieur de Fierval ? — demanda madame de Luceval.

— Je ne la connais pas, madame, mais je connais son mari… C’est M. de Brévannes.

— Brévannes ? N’est-ce pas le fils d’un ancien homme d’affaires ?

— À peu près… Le père était environ comme fournisseur… agioteur.

— Et cette jeune femme ?

— Une pauvre fille sans fortune. Elle donnait des leçons de piano pour vivre…

— Il est impossible d’avoir l’air plus distingué, — reprit madame de Luceval.

— Elle est mise à ravir… C’est donc un mariage d’amour ?…

— Certainement… mais Brévannes est très infidèle, dit-on.

— Comment ! ce gros homme à lunettes ?

— Non, ma chère ; ceci doit être au moins le Sobieski de la Sobieska, — dit M. de Beaulieu à sa sœur.

— M. de Brévannes — reprit Fierval — est cet homme très brun à figure expressive ; la casquette de madame Girard vous le cache… tenez….

— Dieu ! quelle mauvaise physionomie !… Il a l’air méchant.

— Mais non, je vous assure ; Brévannes est ce qu’on appelle un très bon garçon ; seulement il a un caractère de fer… et ce qu’il veut, il le veut….

Au bruit de quelques chaises que l’on dérangea dans la loge voisine, madame de Luceval avança un peu la tête et reconnut madame de Lormoy, tante de M. de Morville.

— Ah ! madame, quel heureux voisinage ? — dit madame de Luceval — êtes-vous seule dans votre loge ? j’irai vous faire une visite…

— J’attends madame de Hansfeld, et par extraordinaire son mari l’accompagne — dit madame de Lormoy.

— Vraiment ?… quel malheur ! d’ici je ne pourrai pas voir ce mystérieux personnage… Tâchez qu’il reste jusqu’à la sortie…

— S’il vous avait aperçue, ma chère Émilie, je n’aurais pas à le lui demander… mais malheureusement…

Madame de Lormoy, entendant du bruit, s’interrompit, retourna la tête, et dit à madame de Luceval :

— Le voici.

C’était en effet le prince et la princesse de Hansfeld qui entraient dans la loge.