Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 124-133).


CHAPITRE XIV.

PREMIÈRES LOGES No 7.


Berthe de Brévannes occupait une des places de cette loge ; son mari était derrière elle ; les deux autres places étaient vacantes.

Berthe, coiffée en cheveux, portait une robe de crêpe noir ; sa belle chevelure blonde, son teint pur et transparent, son cou et ses épaules d’ivoire brillaient d’un doux éclat ; ses traits étaient empreints de mélancolie, car, trois jours auparavant, son mari avait eu avec Pierre Raimond le pénible entretien que nous avons raconté ; elle aurait désiré rester chez elle ; mais, craignant d’irriter M. de Brévannes, elle avait consenti à l’accompagner.

Ce dernier, par un de ces contrastes fort naturels à l’homme, était profondément blessé de la froideur de sa femme, et il s’obstinait à en triompher, moins par repentir du passé, que pour obéir à l’opiniâtreté naturelle de son caractère. Mais en vain il tâchait de lui faire oublier les torts dont il devait rougir ; elle avait été trop cruellement ulcérée pour se guérir si vite.

M. de Brévannes avait loué une loge pour cette curieuse représentation, dans le but d’être agréable à sa femme.

La toile n’était pas encore levée, peu à peu la salle se garnissait. Berthe allait fort rarement dans le monde ; malgré sa tristesse, elle regardait avec une curiosité d’enfant les personnes qui arrivaient dans les loges, puis retombait dans de pénibles préoccupations.

M. de Brévannes, impatienté du silence de sa femme, lui dit en contraignant sa mauvaise humeur :

— Berthe, qu’as-tu donc ?

— Je n’ai rien, Charles…

— Vous n’avez rien, vous n’avez rien, et vous êtes triste à périr. En admettant que j’aie eu des torts… vous me les faites cruellement sentir…

— Je voudrais pouvoir les oublier… peut-être un jour…

— La perspective est agréable.

— Ce n’est pas ma faute, mais ne parlons plus de cela. Vous savez que les motifs de tristesse ne me manquent pas.

— Est-ce pour votre père que vous dites cela ?… Avouez au moins qu’il a été bien violent envers moi…

— Il m’aime tant… qu’il s’est encore exagéré vos torts… Il n’a que moi au monde… Aussi, Charles, je ne puis croire que vous me refusiez désormais la permission d’aller le voir comme de coutume.

— Ma petite Berthe, vous êtes trop jolie pour que je ne mette pas des conditions à cette promesse.

— Mon ami, soyez généreux tout à fait

— Ce que vous dites là est flatteur, dit brusquement M. de Brévannes ; puis il reprit doucement : Allons, voyons, vous faites de moi tout ce que vous voulez ; j’y consens.

— Vrai… vrai… je pourrai retourner chez mon père, dit Berthe en se retournant vers lui les yeux brillants, la physionomie presque radieuse.

M. de Brévannes, placé dans le fond de la loge, se mit en riant la main sur les yeux et dit :

— Je ne veux pas te voir pour pouvoir tenir ma promesse.

— Oh ! merci ! merci, Charles ! me voilà heureuse pour toute la soirée.

— C’est-à-dire jolie… et tant mieux, car mon amour-propre de mari n’aura pas à craindre pour toi le voisinage de madame Girard.

— Je n’ai pas la prétention de lutter avec elle. Mais comme elle arrive tard… Êtes-vous sûr qu’elle aura reçu le coupon que vous lui avez envoyé il y a deux jours ?

— Sans doute, on l’a remis à Girard lui-même ; mais en sa qualité de merveilleuse… surnuméraire, madame Girard ne peut arriver qu’après tout le monde… pour produire son effet.

— Charles, vous êtes méchant.

— Parce que madame Girard est ridicule, parce qu’elle gâte une jolie figure par les plus sottes prétentions du monde… Elle n’a qu’une pensée, celle d’imiter, ou plutôt de parodier en tout la mise de madame de Luceval, parce que celle-ci est la femme la plus à la mode de Paris.

— En effet, vous m’avez déjà parlé de ce travers de madame Girard. Je voudrais bien voir madame de Luceval… la marquise de Luceval, je crois ? on la dit charmante.

— Charmante, très originale, risquant des toilettes qui ne vont qu’à elle, et que cette petite sotte de madame Girard copie avec acharnement, sous le prétexte qu’elle lui ressemble.

— Est-ce qu’en effet ?…

— Oui — reprit M. de Brévannes — comme une oie ressemble à un cygne…

À ce moment la porte de la loge s’ouvrit, et madame Girard entra suivie de M. Girard, manufacturier enrichi, portant l’éventail, le flacon de sa femme ; de plus, il avait, en manière de plastron, entre son habit et sa redingote, une petite chancelière en maroquin doublée d’hermine, madame Girard ayant toujours très froid aux pieds, disait-elle, ce qui n’était pas vrai ; mais elle avait vu un des valets géants et poudrés de la marquise de Luceval la suivre en portant une pareille chancelière, et, à défaut d’un valet de pied géant et poudré, le pauvre M. Girard se chargeait de la fourrure.

Madame Girard était une petite femme brune, rougeaude, assez bien faite, qui eût été jolie sans d’insupportables affectations. La pauvre Berthe ne put cacher sa surprise en voyant la singulière coiffure de madame Girard.

Voici en quoi consistait cette chose, bien faite pour exciter l’étonnement.

Qu’on se figure une espèce de casquette polonaise en velours noir et à petite visière, ornée d’un bouquet de plumes blanches attachées sur le côté par un gros chou de satin ponceau, le tout crânement posé un peu de travers sur la tête de madame Girard, dont les cheveux bruns étaient crêpés en grosses touffes.

Avec cette chose madame Girard portait une robe montante de velours nacarat à corsage juste comme un habit de cheval et ornée de brandebourgs de soie assortis à la couleur.

Cet habillement n’avait rigoureusement rien de ridicule ; mais complété par la casquette à plumes, il devenait si extraordinairement étrange, qu’il fit, pour ainsi dire, événement dans la salle… et toutes les lorgnettes commencèrent à se diriger sur madame Girard, qui ne se possédait pas d’aise, tandis que Berthe rougissait de confusion.

M. de Brévannes se mordit les lèvres de dépit en se voyant, lui et sa femme, pour ainsi dire affichés par l’inconcevable casquette de madame Girard ; il ne put s’empêcher de dire tout bas au Girard :

— Quelle diable de coiffure a donc choisie votre femme, elle qui se met toujours si bien ?

Le pauvre mari donna un coup de coude à M. de Brévannes d’un air effaré, en lui disant tout bas :

— Chut !…

Pendant ce temps-là, madame Girard, se penchant hors de sa loge, regardait de tous côtés avec une expression d’impatience.

— Alphonsine — lui dit tendrement M. Girard — est-ce que tu cherches quelqu’un ?

— Sans doute — reprit Alphonsine d’un petit air agaçant, malicieux et triomphant — je cherche la marquise de Luceval, elle va être joliment furieuse…

— Pourquoi donc cela, madame ?… — demanda Berthe, qui ne savait quelle contenance garder.

— Il s’agit d’un excellent tour — reprit madame Girard — que j’ai joué à la marquise ; vous savez combien elle tient à avoir la primeur des modes, et à ce qu’on ne porte rien qu’après elle. Je vais, il y a deux jours, chez Barenne, notre marchande de modes à la marquise et à moi, et je lui demande, comme toujours, si la marquise n’avait rien commandé pour ce soir, tout Paris devant être aux Français. Après des difficultés sans nombre je lui arrache le grand secret. La marquise de Luceval s’était commandé une coiffure ravissante, originale, mais qui ne pouvait aller qu’à elle… — Aller qu’à elle ! — dit madame Girard en piaffant fièrement sous sa casquette. — Enfin, à force de promesses et de câlineries, j’obtiens de cette chère Barenne de me montrer cette délicieuse coiffure et de m’en faire une pareille à celle de la marquise, et… la voici… Cela s’appelle un sobieska. Vous jugez du dépit de madame de Luceval, qui, croyant avoir l’étrenne de cette coiffure, me la verra porter ainsi qu’elle.

— Vous me permettrez, madame, d’être d’un avis contraire — dit Berthe en souriant à demi. — Je crois qu’elle sera très contente de ne pas être la seule coiffée ainsi.

— Je vous assure, ma chère, qu’elle sera furieuse — riposta madame Girard.

— Je pense comme toi, bonne amie — dit M. Girard.

— Monsieur Girard… je vous prie de ne pas me tutoyer — dit Alphonsine avec dignité. — Vous avez l’air d’un portier.

— Je voulais dire, Alphonsine, que vous aurez peut-être à vous reprocher d’avoir fait perdre à votre marchande de modes la pratique de madame la marquise de Luceval. Car, permettez-moi de vous le dire, bonne amie, il y a abus de confiance ; n’est-ce pas, Brévannes, il y a abus de confiance ?…

— Timoléon — dit madame Girard à son mari sans lui répondre autrement — il n’y a plus que trois loges vides aux premières. Allez demander si l’une d’elles n’est pas louée à la marquise de Luceval…

Timoléon se leva comme s’il avait été mû par un ressort et partit précipitamment.

— Connaissez-vous M. de Gercourt, l’auteur de la pièce ? On dit qu’il est charmant — dit madame Girard.

— Je l’ai souvent rencontré ; il est fort aimable.

— Mais pourquoi se mêle-t-il d’écrire ?

— Quand ce ne serait, madame — répondit M. de Brévannes — que pour avoir le plaisir de vous voir assister à la première représentation de son ouvrage avec un si délicieux sobi… sobé…

— Sobieska… — dit vivement madame Girard.

À ce moment la porte de la loge s’ouvrit, et M. Girard reparut.

— Eh bien ? — lui demanda sa femme.

— Alphonsine, vous ne vous êtes pas trompée… il y a une de ces loges louée à madame la marquise de Luceval.

— Bravo ! dit Alphonsine.

— Ce n’est pas tout : vous qui êtes curieuse de nouvelles, je vais vous en donner une fameuse.

— Comment ?

— Pendant que je questionnais l’ouvreuse, il est arrivé un chasseur galonné sur toutes les coutures, demandant où était la loge louée à madame la princesse de Hansfeld… C’était justement la loge voisine de celle de madame de Luceval… là, juste en face de nous.

— Quel bonheur ! je ne l’ai jamais rencontrée, la princesse ; on la dit si belle !… — dit madame Girard.

— Ma foi, je suis tout aussi ravi que vous, madame — reprit M. de Brévannes — de voir enfin cette mystérieuse beauté. L’autre jour, au bal de l’Opéra, on ne parlait que d’elle, des étrangetés de son invisible mari.

— Il ne sera du moins pas invisible ce soir — dit M. Girard.

— Pourquoi cela ? — demanda sa femme.

— Par une raison toute simple, bonne amie, c’est que le chasseur est venu demander si l’on ne pourrait pas avoir un fauteuil pour S. E., qui est, dit-on, fort souffrante, et qui sort pour la première fois depuis une longue maladie.

— Quelle idée ! venir au spectacle ! — dit madame Girard.

— Fantaisie de malade, sans doute — reprit Brévannes.

— L’ouvreuse a répondu au chasseur qu’il fallait demander cela au contrôleur — reprit M. Girard. — Là-dessus le chasseur est descendu, et je suis bien vite revenu vous apporter, bonne amie, mon petit butin de nouvelles.

— Enfin, c’est heureux — dit Brévannes — nous allons donc voir ce couple singulier, étrange, fantastique.

— Quelle est donc cette princesse, mon ami ? — demanda Berthe à M. de Brévannes.

— Une très belle et admirable personne, dit-on, à la mode cet hiver, et auprès de qui tous nos élégants ont perdu leurs galanteries… Quant au prince, on se perd dans les suppositions les plus extraordinaires et la plus contradictoires ; mais…

— Ah ! mon Dieu ! — s’écria madame Girard en interrompant M. de Brévannes — voilà la marquise de Luceval dans sa loge… elle n’a pas son sobieska !

Nous conduirons le lecteur dans la loge de la marquise de Luceval, où il apprendra peut-être pourquoi elle n’a pas son sobieska.