Gallimard (p. 109-115).
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XIV


Au matin, je voyais bien clair : il fallait s’en aller d’ici. Pour quel pays ? Partir pour au-delà du Fleuve ? La Mère ne le supporterait pas : c’était trop loin, et, dans un pays étranger, comment serait-on avec nous ? Rien d’autre à faire que de remonter au village. Ah ! si Claire et l’Homme avaient su ! Mais ils avançaient sur les routes, à chaque matin plus loin de nous, plus proches des Iles, plus proches, aussi, de leur retour.

Nous arrivâmes là-haut un peu avant le soir. Je m’arrêtai chez le Maître d’École. Je pensais qu’il serait moins dur pour nous, qu’il comprendrait, et qu’il parlerait au Curé. Il nous reçut sur le perron. C’était le « cours ». Quelques gamins, au fond de la classe, et un jeune homme : le seul adulte. L’Instituteur se retournait parfois vers eux, pressé d’en finir avec nous : « Que voulez-vous ? Je n’y peux rien. Je n’y suis pour rien. Toutes ces histoires… » Il devint rouge soudain, d’une brève colère inexplicable. Il s’adressait à nous, mais on eût dit que c’était à lui qu’il parlait : « Avoir passé vingt ans à apprendre à lire, avoir mis là-dedans tout son cœur, et puis voir ça !… Un sorcier… et des maladies… et un bûcher peut-être aussi… Avoir tout fait… Dites, qu’est-ce qui vous a pris, là en bas ? » Les enfants s’étaient retournés, le plus petit — si pâle, — était même monté sur son banc ; l’adolescent semblait ne rien entendre : « Répondez donc ! et ne restez pas là comme ça ! Entendez-vous ? » Je ne pouvais rien dire. Et si j’avais pu dire quelque chose, c’eût été pour plaindre le Maître d’École. Le pauvre homme me faisait pitié. Tout lui échappait. Il était misérable et ridicule.

Nous nous en allâmes chez le Curé. La Mère n’avançait plus qu’à petits pas. Les rideaux se soulevaient sur notre passage. Un enfant cria : « Les sorcières ! » La Mère me dit : « Qu’est-ce qu’il raconte ? Est-ce qu’il y a encore des sorcières ? Mon Dieu, mon Dieu, toutes ces idées d’enfants ! » Elle s’essuya le front comme pour chasser une pensée persistante : « Ce cauchemar de la nuit dernière, tu sais, que je t’ai raconté, la ferme en feu, et le Père mort, ça me poursuit, ça me poursuit !… » Elle appela le chien, s’assit sur un tas de cailloux, à la porte du vieux cimetière, et le chien mit sa tête sur ses genoux : « Et toi aussi, tu es bien fatigué ! Quelle drôle d’idée a eue là Geneviève ! Quelle longue promenade ! » J’eus grand’peine à la faire relever.

Le Curé fut presque aimable avec nous : c’était là sa victoire à lui. Il n’était pas méchant, c’était seulement un homme qui n’y voyait pas clair. Et il eut pitié de nous, à cause de la joie qu’il avait. « Où allez-vous passer la nuit ? » Il obtint d’un fermier une grange. Peut-être pourrais-je travailler là. « Mais pas avant dimanche, n’est-ce pas, car il faut que vous répariez. Quand vous serez en paix avec Dieu, alors, ma fille, tout deviendra possible. »

Je réparai. Je m’étais confessée la veille. Il me fallut, à la grand’messe, rester à genoux au fond du chœur. La Mère était au banc des pauvres, toute seule. Et le Curé prêcha sur nous, mais sans colère, avec des paroles de pardon. L’église avait un air de fête. Plusieurs grandes personnes communièrent, et des enfants. Aux vêpres, il y eut procession. Les gens pensaient : « Le Bon Dieu va avoir pitié », mais, le soir même, un tout petit mourut de l’étrange mal, et, dans la quinzaine qui suivit, il y eut encore deux enterrements. Nous entrions dans un nouvel hiver. Je travaillais chez le Fermier de la Croix Rouge celui-là même chez qui nous avions logé la première nuit. Ce n’était pas un mauvais homme, mais il était brutal et mal marié. Sa femme n’était pas bonne pour lui, et pas trop bonne non plus avec les cinq petits. La Mère aidait à la cuisine, ou bien elle reprisait le linge. Il n’y avait plus de conversation possible avec elle. Parfois, elle ne reconnaissait pas. Et pas même moi. Elle ne vivait, semblait-il, qu’aux dimanches, à la grand’messe. Alors elle chantait si bellement que l’on se retournait vers elle. Nous logions dans une petite chambre, près du grenier. Le Fermier ne me payait pas, et je devais me contenter, pour l’habillement, de ce que j’avais pu emporter et de ce que m’offrait la Fermière. Nous ne mangions pas avec les maîtres, mais à part et un peu avant eux. La vie était parfois si difficile que j’avais envie de pleurer. Ma seule joie, c’était que la Ferme fût si bien placée que, de ma chambre, on pouvait voir le Fleuve. Par la lucarne, au lever du soleil, je regardais monter la brume. Un long bateau passait, ou un train de chalands. Et le jour, même, des bruits de sirène venaient de là. Je pensais à Claire et à l’Homme et je pensais aussi un peu à ce quelqu’un qui s’en viendrait, sur qui l’Homme avait plaisanté, à ce quelqu’un qui m’emmènerait aux Iles.

L’Idiot s’en venait nous voir parfois. Le plus souvent c’était le dimanche, après les vêpres. J’avais fini par le comprendre un peu, et la curieuse façon dont il disait les choses, passant de l’une à l’autre, comme si aucune ne fût vraiment sérieuse, me parut bientôt presque sage. Le Fossoyeur aussi venait parfois pour un bonjour. Quand il était assis, il regardait singulièrement ses mains, et les sentait, et il parlait des Morts comme si, pour lui, ils avaient toujours été morts. « Le Vieux des Rives était si lourd qu’il fallut le porter à quatre ; et pas bien commode à descendre, comme vous pensez ! Il résistait. Enfin, il s’est tenu tranquille, et à présent il ne nous donne ; aucun ennui. Mais tous les Morts ne sont pas sages. Il y en a qui ne sont pas bien là où ils sont. Et qui s’agitent. Et la terre s’effondre sur eux, et, un beau jour elle se fend et elle s’ouvre, et, par les trous, on voit jusqu’au cercueil. »

Le Fossoyeur habitait à l’entrée du cimetière. Il connaissait les Feux de la Nuit, les Feux dansants. Il les avait vus bien des fois.

« Alors la nuit a une odeur à part… Je ne saurais pas vous dire au juste… Et, le matin d’après, on est sûr qu’il fait beau. » Il parlait encore des Chats-Huants, de ce Hibou, aussi, qui venait à la fenêtre cogner du bec, vers les minuit, chaque fois qu’il se mourait quelqu’un.

« Tout ça c’est vrai, et personne ne s’en préoccupe ! On dirait qu’ils ont tous peur. Savez-vous à qui j’en parlais ? C’était à l’homme qui habitait les Hauts, Celui des Hauts, comme on disait. Lui, il écoutait sérieusement. Il tenait compte de ce qu’on lui disait. Je lui avais conseillé sa tombe : je sais les coins où on est bien tranquille. Et c’est là qu’on l’a enterré. » Le Fossoyeur regardait encore ses mains, et les sentait, et s’en allait vers le cimetière, où il vivait avec sa sœur.

La vieille Zulma encore était bonne pour nous. C’était elle qui venait laver. C’était une grande femme sèche, qui ne pouvait parler sans crier, et qui était toute pleine d’histoires. Elle ne savait ni lire, ni écrire, mais elle voyait clair en toutes choses, et s’en glorifiait naïvement : « Ah ! (et son « ah ! », qui n’en finissait pas, vous entrait profond dans l’oreille) ah ! c’est qu’on ne lui en remontre pas, à la Zulma ! » Elle buvait un peu. Elle avait eu de grandes misères. Elle comprenait notre misère à nous et parlait librement de l’Homme. « Il était bon. C’est pas à moi qu’on fera accroire que des enfants sont morts à cause de lui. Si les messieurs étaient meilleurs, les grands messieurs, le Bon Dieu nous serait plus tendre ! Monsieur le Curé lui-même, s’il était un peu plus donnant, moins coléreux, moins content de lui… La Zulma ne dit pas grand’chose, mais elle voit ce qu’elle voit ! »

Mais la plus belle visite, c’était celle des enfants, quand l’un d’eux, ou deux à la fois, osaient venir.

La plupart avaient connu l’Homme. Et parce que l’Homme était parti, il leur semblait plus grand encore. Certains l’aimaient, et le disaient. Et d’autres, qui croyaient le Maître d’École et le Curé, pensaient pourtant à lui comme à quelqu’un qui sort de l’ordinaire, et presque avec admiration.

« Reviendra-t-il ? » Il me fallait être prudente. Il me le fallait d’autant plus qu’avec les froids, la Maladie avait repris, et que les morts, de petits et de grands, devenaient chaque semaine plus nombreuses.